Dérèglement réglé politique

L’autonomie du carnaval, démontrée plus haut, demeure effectivement une autonomie vis-à-vis du social mais ne l’est donc pas sur un plan culturel. Ainsi une autonomie vidée de son contenu ou de sa légitimité culturelle n’aurait aucun pouvoir parce que le carnaval dépend entièrement du matériau culturel qu’il partage avec la réalité établie. Même si le carnaval est subversion, il demeure celui d’un matériau culturel donné et précisément réglé.

Il est nécessaire en effet que la fiction carnavalesque garde une correspondance avec la réalité car c’est elle qui sert de matériau afin de re-présenter ce monde fictif, surréel et c’est à partir de cette réalité quotidienne que le carnaval transforme les déterminations sociales établies.

Cette limitation culturelle de l’autonomie festive est la condition nécessaire non seulement à son existence mais aussi à son potentiel politique. Cette contradiction dialectique d’autonomie limitative du carnaval transforme le contenu de la réalité de l’expérience subjective en mise à distance du réel, conduisant à l’émergence d’une perception alternative du réel. Les formes esthétiques et rituelles ne peuvent en effet s’opposer au contenu culturel de la réalité. Un contenu festif, dépouillé entièrement de la réalité établie, devient un élément abstrait, donc qui ne fait partie d’aucune réalité, même fictive.

À partir de là subsistent nécessairement, dans le contenu carnavalesque, des fragments de la réalité sociale non transformée ; ce qui permet de donner un sens et une communication à cette contre réalité, et ce même si le sens est résolument et volontairement contraire.

Dans le carnaval, c’est alors la forme esthétique qui devient réelle et non l’inverse. La forme esthétique, l’expressionnisme carnavalesque, permet de se détacher et de représenter la réalité sociale. Cette dernière forme consent aussi à une célébration de la surréalité et donc montre ce qui n’est pas montrable socialement et politiquement, c’est-à-dire l’invisible social et politique.

Toutefois, l’expressionnisme carnavalesque reste seulement une re-présentation de la réalité.

Le carnaval n’obéit donc pas au principe de réalité mais plutôt à sa négation. C’est bien en s’opposant à la réalité que le carnaval acquiert son autonomie et sa caractéristique fondamentale. L’apparence d’une autre réalité, celle, propre au carnaval, qui construit son propre monde, d’une réalité dépouillée de la réalité quotidienne, perd ainsi sa prétention politique à une légitimation sociale et crée de ce fait deux réalités antagonistes : la réalité subjective, celle de l’expérience carnavalesque et la réalité objective, celle de la quotidienneté et de l’ordre établi.

L’autre réalité reste ainsi à l’extérieur de celle qui est établie.

Dans l’univers du carnaval, le changement de règles n’est pas, comme on l’a vu, une rupture de l’ancien ordre des choses, il n’est pas non plus une révolution en train de s’accomplir. L’espace politique proprement carnavalesque, qui demeure un univers flou, instable et imprévisible, momentané mais cyclique, dessine une sorte de champ clos qui engendre inéluctablement le retour de l’ordre ancien et sa stabilité.

C’est le sens et le paradoxe du meurtre symbolique du roi carnaval : figure d’une unification politique tout au long du rituel, mais symbole d’un ennemi commun en fin de cycle ; celui de représenter et d’accumuler en sa seule personne fictive tous les dysfonctionnements de la société et de son ordre politique. La mise en scène carnavalesque démontre toute cette ambivalence politique : le faire exister pour mieux l’anéantir, le dérégler pour mieux affirmer son potentiel de régulation.Ce phénomène singulièrement carnavalesque développe un processus politique particulièrement ambivalent qui n’existe qu’abstraitement et dont les valeurs intrinsèques sont autodestructrices. Les fondements du carnaval sont en effet tels qu’ils nient, cycliquement, son existence même. Sa fonction est ainsi de légitimer un système politique dont les valeurs lui sont radicalement antagoniques. En d’autres termes, les qualités politiques d’un carnaval ne sont objectives que si elles conservent leurs valeurs politiques proprement autonomes vis-à-vis de la réalité établie, c’est-à-dire les valeurs carnavalesques. L’impératif catégorique du carnaval repose donc sur l’extériorisation de sa réalisation et dont le degré de réalisation reste un idéal. Sa réalité ne demeure ainsi qu’abstraite et n’est alors pas vouée à la réalisation concrète. Le carnaval ne sera effectivement plus un carnaval lorsqu’il imposera sa propre réalité à celle du quotidien, et son ordre imaginaire à l’ordre établi.

Pourtant, le carnaval ouvre une dimension accessible à une autre expérience en temps réel, une dimension accessible par tous où chacun peut se libérer des déterminations de la réalité quotidienne. Le carnaval est donc la possibilité d’une découverte subjective d’un véritable principe d’autonomie qui nie ou refuse celui de l’ordre établi. Il rend ainsi perceptible, visible et sensible ce qui ne peut l’être.