Pluralité de l’être ensemble

Le phénomène carnavalesque est une activité politique dans la mesure également où il déploie et fonde un monde, imaginaire certes, mais un monde pluriel et commun construit à partir de la dissolution de la rationalité sociale et de l’institution communautaire d’une relation, subjective et vécue, des multiples singularités.

Puisque l’une des conditions de l’action carnavalesque, du moins qui est ouvertement celle du carnaval de Saint-Gilles, est la pluralité, le moment carnavalesque doit lui-même s’entendre au pluriel.

Cet exemple de la création du carnaval de Saint-Gilles avec en toile de fond la concrétisation d’un idéal communautaire du nom même que porte l’île, en est, en ce sens, probant. Vouloir en effet, à partir d’une segmentarisation ethnique et culturelle pour créer un monde commun, un communautarisme, une « réunion » idéale des composantes singulières, est de fait une activité politique. La Compagnie Pôle Sud de Saint-Gilles souhaite en d’autres termes, conformément à son projet explicite, transformer la multiplicité ordinaire en un corps unique et supprimer l’espace multiple inter culturel en oeuvrant à une incorporation de chacun des groupes à la société réunionnaise globale.

Les termes « ethnicolor » ou « pluriethnicité » lus à maintes reprises dans la littérature carnavalesque spécialisée 536 à Cayenne fournit de même un autre exemple.

Les groupes isolés culturellement dans la vie quotidienne sont en effet privés d’une expérience commune, donc de l’expérience de la pluralité. Cette pluralité ne prend alors sens – et un sens politique – que dans l’épreuve subjective d’une communauté qui assume l’altérité des liens mais ne se confond pas pour autant avec une multiplicité quantitative de groupes épars. La pluralité est en effet, par définition, la condition d’une action s’effectuant de concert et qui ne pourrait être issue des groupes isolés.

Le rôle – et donc le pouvoir – des différentes instances carnavalesques se tient précisément ici : organiser et assurer cycliquement l’espace d’une représentation de la pluralité ou en d’autres termes, à partir de la multiplicité, de créer de la pluralité 537 .

À la différence de la praxis carnavalesque qui, elle, s’inscrit dans l’agir ensemble carnavalesque, les instances organisatrices, en créant l’espace commun d’un être ensemble alternatif et en y assignant une fin prévue avec la mort violente du roi carnaval, sont davantage dans un registre de la « confection » 538 d’un univers, de la fabrication d’un monde commun. Le domaine politique réglé de la praxis, quant à lui, reste a contrario dans le domaine de l’inachèvement ou de la fragilité, et ne prend sens que dans l’action rendue visible. Dans la praxis carnavalesque, être et apparaître sont confondus.

On voit alors comment et pourquoi l’instance carnavalesque réunionnaise s’est emparée des potentialités de cette force éminente.

Elle est plus manifeste lorsqu’à Cayenne, en page 24 du Touloulou magazine n°7, on peut lire : « Vaval célèbre toutes les races et toutes les cultures de la Guyane. Grâce sereine des Créoles, sensualité majestueuse des Brésiliennes, forces énigmatiques des Neg-marrons…de Saint-Laurent à Cayenne (…). Roi fou de liberté, il [le Roi Vaval] révèle à ses sujets un autre lui-même 539  » ; « Il s’agit là pour tous des adeptes, sous l’organisation de la Fédération des Festivals et Carnaval de Guyane et avec la participation des groupes de Cayenne, de Rémire-Monjoly, de Kourou, de Saint-Laurent-du-Maroni, de Saint Georges de l’Oyapock, de Sinnamary 540 »…

Le carnaval offre alors la possibilité à tous les groupes de révéler qui ils sont dans un espace public.

L’identification culturelle d’un groupe carnavalesque se présente comme la condition de l’existence de celui-ci dans l’espace public, mais condition essentielle, puisqu’à défaut, toute entreprise politique serait irréalisable. C’est dans l’action menée avec d’autres sur une même scène publique que les groupes se révèlent aux autres.

Le carnaval offre alors aussi aux différents groupes un processus de subjectivation sociale et politique, c’est-à-dire une manière de se singulariser sur une scène publique et d’acquérir une visibilité publique tout comme une consistance ou une réelle substance sociale et politique.

Dans cette perspective, la fête carnavalesque se propose alors d’aller à l’encontre même des régimes politiques coloniaux et esclavagistes qu’ont connu dans leur histoire similaire La Réunion et la Guyane. Ce sont des systèmes politiques qui se bornaient à éliminer un espace véritablement public, sous couvert du fantasme communautaire d’une identité nationale, raciale et culturelle.

La scène carnavalesque s’affiche donc virtuellement comme l’institution de la réunion des singularités ou plutôt comme une institution construisant une singularité plurielle au détriment d’un monde marqué de singularités segmentées. Il désatomise en somme les groupes ou communautés au profit d’une pluralité, d’un être ensemble.

Révélation d’une singularité, liaison d’une pluralité mais aussi constitution d’un espace public de visibilité de cette singularité, le carnaval est également la vitrine identitaire, l’être ensemble d’une localité. C’est par lui qu’une ville offre son image au public, à ses habitants mais aussi aux étrangers et touristes de passages. Il constitue en quelque sorte davantage un produit d’appel touristique plutôt qu’un produit touristique.

Le monde carnavalesque se développe ainsi à l’encontre du quotidien, marqué par la disparité, et procède à l’établissement d’une communauté au travers de l’institution d’un lien social ou plutôt au travers d’une action politique puisqu’il unit entre elles les singularités distinctes que le carnaval révèle au monde du quotidien. C’est donc dans l’action culturelle que se dissout la rationalité de la société courante au profit d’un lien de communauté.

Le carnaval révèle et institue donc, de manière politique, une communauté. La notion de social n’est plus alors fondée sur un simple composé ou agglomérat d’éléments distincts mais existe plutôt dans l’univers carnavalesque en primauté de ces différents composantes.

Sa manière de révéler objectivement cette communauté est une action politique puisqu’il montre et démontre, en agissant concrètement, les moyens et l’exemple par lesquels peuvent se rassembler une communauté en étant elle-même, face aux autres, par son histoire et ses valeurs, et puisqu’il rend compte de la manière dont s’institue un espace de cohabitation entre ceux, que dans le quotidien, rien ne lie.

Notes
536.

Touloulou magazine, La revue officielle du carnaval de Guyane, n° 3, 1997, n°5, 1999, n°6, 2000, n°7, 2001, n°8, 2002.

537.

Nous entendons le terme de « multiplicité » comme le caractère des groupes isolés et la « pluralité » comme celui des groupes rassemblés, liés par l’instauration d’un univers commun et par conséquent comme un terme déjà politique.

538.

Proche de la notion de « poiésis » d’Hannah Arendt.

539.

Touloulou magazine, n°7, 2001, pp. 24-25.

540.

Ibidem, p. 25.