4-2 – Agir ensemble

Ce vivre ensemble proprement carnavalesque est alors aussi un agir ensemble.

L’action, l’agir ensemble, l’institution praxique d’un monde commun, qui se dévoile spontanément dans l’instant carnavalesque et entre les groupes, se déploie explicitement contre la rationalité et les règles du quotidien de sorte que les liens humains qui sont tissés s’instituent comme un exemple empirique et extrinsèque à présenter précisément au quotidien.

Le moment carnavalesque est en effet un moment où les communautés culturelles s’offrent une vitrine dans le domaine public. Le carnaval est une manifestation annuelle où effectivement la communauté portugaise de Chalon, celles, brésiliennes ou chinoises de Guyane, les quartiers populaires de Cayenne, les communautés indiennes, malgaches et chinoises de La Réunion se dévoilent, s’exposent et s’exhibent dans l’espace public ; celui-là même qui, dans la quotidienneté, est réservé aux groupes culturels dominants, réduisant, de ce fait, toute liberté publique et rendant inutiles les expressions de points de vue culturels singuliers.

Exister est en effet apparaître aux regards, se rendre visible et donc inversement, apparaître aux regards, être vu publiquement. Précisons toutefois d’une part que cet acte d’existence n’est effectif qu’avec le concours des spectateurs qui sont ceux qui offrent aux groupes qui défilent la possibilité d’être vus, d’exister. Un carnaval sans spectateurs n’aurait alors, en ce sens, aucune prétention politique à la création d’un espace de pluralité culturelle, d’un monde commun. Le regard des spectateurs, processus politique actif, est la condition essentielle d’un monde commun que le carnaval instruit.

Cet agir ensemble proprement carnavalesque, d’autre part, est une action qui met en relation les acteurs entre eux mais aussi avec les spectateurs. C’est-à-dire que le moment carnavalesque déploie un espace commun incluant aussi bien les acteurs que les spectateurs, en d’autres termes, la communauté locale toute entière.

Chacun des groupes peut ainsi sortir d’une insignifiante et indifférenciée multiplicité et prendre sa place dans le domaine public en s’offrant une re-connaissance de sa propre existence dans le tissu culturel pluriel des villes modernes ainsi qu’une objectivation d’une appartenance à un monde commun.

C’est la dimension carnavalesque essentielle de l’être ensemble qui agit sur la confection de la pluralité, d’une communauté publique.

Mais loin d’unifier la pluralité dans la réalité de la quotidienneté, le carnaval révèle d’abord, avant même d’instituer un espace de visibilité, la singularité des groupes. Les banderoles patronymiques qu’expose systématiquement chacun des groupes carnavalesques de Cayenne en tête de défilé, en illustrent le propos tout comme les mises en scènes folklorisantes des groupes non créoles réunionnais et guyanais.

La pluralité se trouve ainsi maintenue dans le moment même de la fête qui érige en scène d’action l’espace public.

Dans le cadre strict de la fête, l’action carnavalesque est donc triple : elle est liante dans un espace commun, révélatrice des singularités et instituante d’un espace public de visibilité notoire. Le carnaval ne saurait exister en effet en dehors d’un espace public de l’apparence. Il doit être apparent et visible pour que son action produise et développe un effet politique.

Toutefois, l’ordre carnavalesque du paraître n’est pas une transfiguration ni un reflet de la réalité quotidienne, il est une réalité, comme on l’a vu, imaginée.

Le carnaval offre, dans ce sens, les moyens ou plutôt l’acte d’exister aux différents groupes, mais cet acte d’exister est une manifestation de liberté, de spontanéité, d’extra quotidienneté : « Le carnaval c’est le seul moment dans l’année ou on peut être libre, faire ce qu’on veut. Ça dure pas longtemps mais on en profite ! (…) On côtoie tout le monde, les Brésiliens, les Chinois, ceux de Zéphir 541 ou de Thémire 542 , les Antillais, les « Georgetowniens 543  » on est tous ensemble dans la rue, c’est pas comme le reste de l’année », nous confia un membre du groupe Scorpion.

Sur la scène publique carnavalesque apparaissent donc toutes les dimensions de la société venant s’articuler ainsi aux autres dimensions de la société comme des dimensions constitutives d’un monde commun. Que les groupes distincts paraissent sur une scène publique signifie en effet qu’ils existent et, corrélativement, que la société plurielle aussi.

Se montrer notifie notoirement exhiber ses caractéristiques propres et tend alors à faire apparaître ce qui n’est pas ordinairement. On pourrait ainsi penser que les groupes qui exhibent leurs propriétés culturelles singulières dans le carnaval souffrent d’un déficit de visibilité dans la vie quotidienne, telles les monstrations « folkloriques » ou « folklorisés » - groupes brésiliens, chinois, malgaches, portugais, etc. - et que ceux, qui au contraire, puisent leur inspiration dans l’histoire locale, c’est-à-dire dans celle du groupe socioculturel majoritaire ou dominant - Créoles ou Blancs - ont un intérêt à rendre d’autant plus visibles celles des autres groupes.

En faisant étalage sur la scène publique d’une apparence culturelle qui paraît authentique, les groupes ne cherchent pas à se montrer tels que les autres groupes souhaiteraient qu’ils soient mais plutôt à convaincre les autres qu’ils sont tels qu’ils apparaissent dans les défilés carnavalesques. Inversement, les groupes majoritaires ou dominants attendent des autres groupes qu’ils paraissent dans les défilés carnavalesques tels qu’ils paraissent dans l’imaginaire de la réalité quotidienne.

Mais en revanche, exhiber ses propriétés dans l’espace public c’est aussi exhiber une apparence inauthentique du groupe puisque celle-ci est folklorisée, c’est-à-dire stéréotypée ou plutôt simulée, en conférant à ce qui, ordinairement, n’apparaît pas, une réalité prétendue plus « vraie ». L’exhibition d’une prétendue authenticité est de ce fait inauthentique, et cette inauthenticité exclue d’autant les groupes d’une unicité culturelle.

L’imaginaire et l’illusion carnavalesque servent aussi ici de critères d’apparence et d’authenticité.

En somme, parce que l’univers du carnaval est précisément extra quotidien, il permet de rendre visibles ce ou ceux qui ne le sont ordinairement pas et invisibles ce ou ceux qui le sont.

Dans la participation active aux défilés carnavalesques, se rendre visible, c’est-à-dire se présenter, est un choix par lequel les groupes décident de l’image d’eux qu’ils offrent à tous, et indiquent également comment ils entendent paraître. Les « groupes de quartiers » de Cayenne, dans les défilés, en se distinguant par leur façon de défiler, de danser, de chanter, de se déguiser, des groupes plus officiels et reconnus souvent de longue date, entendent montrer leur distance vis-à-vis de l’histoire carnavalesque, de l’identité globale et du tissu culturel de la ville, perçu comme « conservateur » : « Nous ce qu’on veut c’est montrer que le carnaval de Cayenne c’est pas que les touloulous ou les choses comme ça, c’est qu’on peut défiler et chanter autre chose que ce que tout le monde chante depuis avant ma naissance » nous confiait au cours d’une conversation informelle un membre d’un petit groupe de quartier. « Le carnaval est une façon pour les jeunes de ce quartier de s’imposer avec beaucoup de fierté ! », déclare la vice présidente du groupe Kalbass, Annick Virtos. « Ce sera difficile d’atteindre le niveau des groupes qui gagnent la grande parade mais ce n’est pas notre but. On privilégie davantage l’aspect spontané, c’est le carnaval en tant que manifestation populaire qui nous intéresse », précise Joël Egalgi, le président du groupe Safari Inini. « On essaye de se distinguer (…) Le carnaval est court, il est difficile d’avoir des sponsors, nos membres sont jeunes avec peu de moyens » insiste le président du groupe Piraye, de la « Cité Médan ».

Le mode d’apparition carnavalesque donne alors au groupe l’objectivité de sa visibilité.

Chacun des groupes assume ainsi l’apparence qu’il offre au regard des autres.

Car le choix de paraître, et de paraître de telle façon et non seulement d’être visible sur la place publique n’est pas simplement une apparence ou une illusion, mais aussi la manifestation d’un désir de s’actualiser.

Ce que montrent alors les carnavals de Chalon, de Saint-Gilles et de Cayenne, est donc bien dans le registre de la pluralité visible et non dans celui – plus proche du carnaval de Dunkerque – monoculturel, de l’unicité.

Or, avance Hannah Arendt 544 , être, signifie d’abord être libre et il n’y aurait de liberté que dans d’action. L’action de visibilité que déploie la fête carnavalesque dans l’espace public constitue donc un acte de liberté. L’agir carnavalesque, en offrant un espace institutionnel pour paraître collectivement, est en ce sens une action politique. L’action carnavalesque est effectivement une activité qui met en rapport direct, de manière vécue et sans intermédiaire, toutes les communautés, et c’est parce qu’elle les met directement en rapport les unes avec les autres que l’action carnavalesque est une action politique, dont l’enjeu est aussi un enjeu politique.

Le but n’est pas, encore une fois, ni téléologique, ni révolutionnaire, ni encore l’application d’une stratégie, d’un savoir ou l’accomplissement d’une motivation : nous n’avons en effet ni entendu, ni lu, ni même constaté, en aucune manière, un désir délibéré de détruire ou de changer les règles rationnelles du quotidien. Ce n’est donc pas une action politique et sociale qui peut se retourner contre les conditions et normes de vie courante puisqu’elle est attachée à l’instant subjectif de la fête. La promesse d’un vivre ensemble est tout entier réalisé dans l’accomplissement même de l’acte.

La fête carnavalesque ne produit donc pas une œuvre politique, elle n’œuvre rien, elle ne produit rien d’autre qu’une communauté publique.

Cette absence d’œuvre politique a pour inverse l’institution d’un espace public et d’un lien humain pouvant donner naissance à un monde commun, pluriel, qui lie les communautés singulières précisément en les distinguant et en les exposant.

Si en effet l’instant carnavalesque est voué inéluctablement à disparaître, la fabrication d’un espace public de visibilité est au contraire réifiant et installe une durée en dessinant le cadre d’un monde possible, qui pourrait devenir commun et pluriel.

Notes
541.

Nom d’un quartier populaire de Cayenne : Cité Zéphir.

542.

Ibidem : Cité Thémire.

543.

Nom donné aux immigrant du Guyana ; Georgetown étant la capitale.

544.

Hannah Arendt, op.cit. pp. 201-217.