Espace et temps

Alors que la fête carnavalesque est éphémère et s’organise autour d’un commencement et d’une fin fixée à l’avance, c’est pourtant avec le carnaval que peut prendre forme une pluralité culturelle et que peuvent prendre sens les rapports entre communautés et entre groupes ordinairement distincts. De plus, cet acte politique qui a pour condition l’expérience subjective de la pluralité, l’ouverture d’un autre monde possible est aussi une ouverture au monde.

Pour se réaliser, l’acte politique carnavalesque exige un théâtre, une scène publique ouverte à tous, au plus grand nombre, sur laquelle se déploient les différents groupes puisque ce qu’il fait voir : ce qu’il montre c’est la visibilité, l’apparence, l’existence même de ces différents groupes.

Du fait qu’il se déploie cycliquement en pleine visibilité et qu’il est public, cet espace d’apparence offre à chacun des groupes une scène où paraître régulièrement.

Sur cette scène, qui requiert nécessairement un public, le sens de l’action est de maintenir visible son principe même, c’est-à-dire celui de rendre visible et, de fait, pluriel, l’ensemble des composantes culturelles de la ville.

L’action, qui doit être visible et vue du plus grand nombre pour se réaliser, donne au principe de pluralité une réalité concrète. Elle lui donne consistance, expérience vécue et naissance, tout comme un lieu propre dans l’espace public.

Notons, comme le précise Hannah Arendt, qu’un espace public qui donne à voir actions et paroles libres est un domaine politique 545 .

Le carnavalne saurait donc s’effectuer à huis clos, ou en comité restreint, car dans ce cas la fête perdrait son sens politique au profit d’une pratique ordinaire, banale et réglée par le quotidien. On comprend ainsi que les carnavals ne se déploient qu’en centre ville, dans les rues et artères les plus fréquentées, et en dehors des vacances scolaires - pour celui de Chalon - et que le temps clément est d’une importance non négligeable et pas seulement pour les finances des instances organisatrices - Chalon et Saint-Gilles.

C’est en vertu de ce paradoxe que le carnaval peut laisser voir ou présenter les différents groupes et c’est à partir de cette présentation que débute, que s’invente un monde imaginaire, parce que ce qu’il présente est précisément ce qu’il invente dans l’instant.

Pour se réaliser, l’acte carnavalesque installe également une temporalité propre au monde carnavalesque : celle de la contemporanéité.

Dans le carnaval, l’avenir est en effet présent. La finalité de l’action politique carnavalesque se situe précisément dans l’action même, dans l’instant carnavalesque même. La fin précède alors, en ce sens, l’action, puisque le carnaval, on l’a vu en vertu du processus de dérèglement réglé, ne peut rien construire en dehors de son cadre proprement festif et ne peut donc pas édifier une finalité dont le but est susceptible de connaître un terme. Le projet carnavalesque réunionnais est alors, face à ces propos, illusoire en dehors de tout cadre festif.

L’action carnavalesque est ainsi une actualité qui existe dans l’acte même, c’est-à-dire dans un perpétuel recommencement, d’où son caractère cyclique.

Le carnaval inscrit alors les protagonistes dans une durée indéfinie, car son accomplissement n’est en définitive réactivé que dans l’acte et puisque la communauté plurielle qu’elle induit n’est réalisée que dans le monde carnavalesque.

L’être ensemble et le vivre ensemble singuliers de l’instant carnavalesque ne sont donc reconduits que dans l’acte cyclique qui l’accomplit.

L’agir politique carnavalesque invente ainsi un espace pluriel et un temps de l’actualité mêlant présent et futur, qui tous deux maintiennent la communauté plurielle dans son commencement et sa fin reconductible, dans une temporalité inaugurale, ouverte et non téléologique.

L’être et le vivre ensemble naissent ainsi de l’agir ensemble carnavalesque.

Notes
545.

Ibidem.