Pouvoir de l’action carnavalesque

Hannah Arendt appelle cette vertu de l’action de concert un « pouvoir » qui peut s’élever contre une domination ou en reprenant l’expression de Pierre Clastres, « le pouvoir contre la domination » 546 dans le sens où le pouvoir est ce qui résiste à la domination des hommes les uns sur les autres.

« Le pouvoir, annonce Hannah Arendt, correspond à l’aptitude humaine à agir, non pas à agir en soi, mais à agir de concert 547 . » Il faut donc comprendre le véritable pouvoir comme appartenant à un groupe et donc une formule qui ne peut être la propriété d’un seul. Et Hannah Arendt de poursuivre, « Il [le pouvoir] appartient à un groupe et persiste aussi longtemps que le groupe se tient rassemblé 548 . »

L’exécution publique du roi carnaval, en dissolvant la communauté éphémère de ses sujets, rappelle ce propos.

Le pouvoir qualifie donc une communauté et non un individu. Le roi carnaval, dont il n’est que l’expression métaphorique imaginée, agit ainsi strictement au nom de ses sujets, c’est-à-dire une pluralité d’individus rassemblée dans un même espace public. Ce sont ses sujets en définitive qui détiennent un pouvoir, celui politique de se rassembler cycliquement et créer un monde commun imaginaire et vécu.

Le pouvoir carnavalesque qu’incarne le roi, outre l’autorité dont jouissent les instances carnavalesques, est donc ce tissu de relations humaines rassemblées dans une pluralité visible et dont la constitution collective d’un être ensemble en est une action.

Le carnaval ouvre alors cet espace commun de visibilité, d’apparence, lorsque les groupes et les individus se rassemblent dans un vivre ensemble.

L’instant vécu et l’imaginaire carnavalesque permettent ainsi autant aux acteurs qu’aux spectateurs de s’affranchir de leur existence quotidienne et privée, des déterminations qui définissent leur société, pour se rassembler et expérimenter un vivre ensemble communautaire, indépendant des entreprises individuelles ou quotidiennes.

La spontanéité et la liberté, qui nous ont été maintes fois dépeintes comme des leitmotivs sincères dans chacun des carnavals observés, deviennent la seule vue d’un vivre ensemble, la seule vue d’instituer, le temps du carnaval, un espace public, condition d’existence d’un monde pluriel et commun.

Néanmoins, cet espace de liberté et de spontanéité – et donc cet être ensemble qui n’existe que dans l’espace de liberté carnavalesque – disparaît dès que les individus cessent de vivre ensemble, dès que le roi carnaval est exécuté.

On pourrait alors y entrevoir l’illusion politique et la confusion temporelle de l’instance organisatrice du carnaval de Saint-Gilles, qui simplement à partir d’un rassemblement stéréotypé et cyclique de toutes les communautés de l’île dans une espace public, envisage de créer, au-delà de l’instant carnavalesque, dans la rationalité du quotidien donc, une communauté véritablement plurielle.

Le pouvoir du rassemblement se dissipe dès que le vivre ensemble carnavalesque retombe. L’action carnavalesque ne peut poursuivre d’autre fin qu’elle-même puisque sa fin ne réside que dans l’action elle-même, cadrée dans le temps et l’espace. Seul un principe d’ouverture du possible apparaît avec l’action et se termine en même temps qu’elle.

Cet agir et cet être ensemble, dont dépend le vivre ensemble, ne s’éprouvent donc que dans, et uniquement dans, l’instant carnavalesque, et l’action politique, née dans le monde commun carnavalesque, est réduite alors à l’impotence.

Notes
546.

Pierre Clastres, La société contre l’Etat, Paris, Minuit, 1974, p. 12.

547.

Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Essai de politique contemporaine, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 153.

548.

Ibidem.