Conclusion

Le moment carnavalesque est alors un moment qui suspend toute logique sociale pour s’interroger elle-même, et s’offrir la parenthèse nécessaire à une réinterrogation sur la question politique de son vivre ensemble social, et des enjeux de son vivre ensemble commun.

Le carnaval est alors davantage une mise en question d’ordre politique.

La question de la fin de l’action politique carnavalesque devient alors celle du sens de l’action. Le sens de l’action réside donc dans son principe et non dans sa fin. « La manifestation des principes, écrit Hannah Arendt, ne se produit que par l’action ; mais non plus longtemps 549 . »

Le principe, cyclique, devient ainsi manifeste dans l’accomplissement de l’acte carnavalesque dans la mesure où il n’est lié à aucun groupe carnavalesque en particulier ni à aucune personne en particulier. C’est d’ailleurs parce qu’il est cyclique qu’il ne peut appartenir à aucun groupe ni à aucune personne désignée, et c’est encore parce qu’il est cyclique que le principe carnavalesque peut faire sens et visibilité à la ville toute entière. 

La condition politique du carnaval est en somme la constitution, éphémère mais cyclique, d’un espace public allant à l’encontre d’une logique moderne au sein de laquelle ni le travail ni les conditions d’existence modernes 550 ne sont, par eux-mêmes, en mesure de bâtir politiquement un espace public.

Les activités humaines et modernes qui valorisent individuellement, dans la société quotidienne actuelle, le « temps laborieux », n’ont pas effectivement la capacité à instaurer un monde commun. Par ses prédispositions de l’agir ensemble, et par son pouvoir de genèse, de pouvoir commencer, le carnaval semble en avoir « potentiellement » les capacités politiques. Mais on a vu comment et pourquoi ces potentialités sont cadrées et dissoutes automatiquement en fin de scénario carnavalesque.

Le sens de l’action politique carnavalesque ne se dessine effectivement que par son insertion dans le tissu des relations qui lie entre elles les singularités multiples.

La dimension politique du carnaval se situe donc dans l’agir ensemble et non seulement dans l’être ensemble puisque l’agir est le mode de l’être.

C’est l’activité des groupes dans l’espace public, sur la scène carnavalesque, qui les rend visible et qui dessine ainsi leur être ensemble.

Le carnaval permet donc aux groupes non de définir ce qu’ils sont, mais plutôt ce qu’ils montrent d’eux, c’est-à-dire ce qu’ils font. Il faut donc voir le carnaval comme une activité humaine, identificatoire et politique plutôt qu’une activité identitaire.

En cela le carnaval fait apparaître du politique en créant une condition politique de l’homme et en ne visant pas une révolution totalitaire pan-ludique dans la mesure où l’action politique carnavalesque serait dissociée de toute rationalité de la réalité et donc une pure construction imaginaire esthétisante, qui viserait à combler le défaut d’espace public et commun de la vie moderne.Il est l’action commune et pragmatique qui permet de passer et de convertir l’idée au modèle politique.

L’univers turbulent et chaotique, critique et esthétique du carnaval se confronte ainsi à un monde fortement structuré et hiérarchisé et remet de ce fait en cause la standardisation du modèle social et politique en place.

L’effervescence sociale et culturelle, durant une brève période, met en œuvre en effet un autre processus politique qui met le vouloir être et le faire ensemble au centre des préoccupations.

La prise objective de pouvoir par le peuple dans l’épreuve de l’expérience carnavalesque synthétise un mouvement d’émancipation humaine et sociale pour constituer ce que Philippe Braud appelle, en reprenant le titre supposé 551 d’un fameux tableau de Jérôme Bosch, Le Jardin des délices démocratique 552 . Cet enchantement démocratique apaise les agressivités latentes, régule les frustrations, offre des issues aux attentes aussi bien des individus, des groupes que des communautés ethniques.

Le système démocratique occidental a borné et technicisé l’espace politique en le séparant progressivement du domaine populaire, mais les rituels, les pratiques culturelles et symboliques, l’expérience d’un autre social, les émotions proprement carnavalesques ont pour fonction d’unir tout un peuple en créant un système d’unité sociale communautaire et démocratique, dont chacun prendrait une part active de son existence et de son action collective sur la scène publique.

Ce qui confère au système carnavalesque une valeur véritablement politique et en devient même une voie éminente parce qu’il propose au peuple sa réelle participation directe, et non seulement représentative comme le sont la plupart des démocraties étatiques occidentales.

La politique du carnaval est une politique du spectacle et du spectaculaire et propose en effet en les montrant, en les mettant en scène, et en les faisant vivre de manière active, d’autres projets de société touchant à la vie immédiate et aux déterminations particulières des protagonistes des carnavals.

Le moment carnavalesque est donc un moment qui fait que le tout social existe avant les parties et n’est plus alors un simple composé de parties. Il constitue en effet un mode d’union humain issu du vouloir essentiel fondé sur un mode sensible et imaginaire et non plus sur celui issu de la volonté rationnelle et raisonnable. Par conséquent, il est un vouloir être et un faire ensemble : il n’est plus un on mais un nous.

Le moment carnavalesque pourrait alors se prévaloir de réconcilier communauté et société, ou mieux de réconcilier communautarisme et démocratie, c’est-à-dire de fournir un espace véritablement démocratique – et citoyen – à toutes les communautés présentes et visibles dans l’univers carnavalesque.

Par conséquent, le carnaval n’est pas un désordre politique, il est bien au contraire une remise en ordre politique.

Pour conclure, employons une métaphore empruntée au spectacle théâtral de marionnettes pour articuler cette objectivation de la dimension politique aux rituels carnavalesques : à l’inverse de la fiction proprement théâtrale du spectacle de marionnettes, qui s’achève lorsque commencent les applaudissements du public et surtout avec l’apparition finale de la troupe de marionnettistes qui détruisent l’illusion entretenue pendant le spectacle, le carnaval quant à lui a donné l’exemple, en la vivant réellement, d’une autre vie, une vie pan ludique et assurément démocratique.

Notes
549.

Ibidem, p. 198.

550.

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, Agora, 1983.

551.

Il n’est pas certain à ce jour que ce titre soit celui donné par le peintre lui-même.

552.

Philippe Braud, Le Jardin des délices démocratique, Paris, Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1991.