Chapitre III :
Politique culturelle

Si le carnaval obéit à sa logique interne, propre à ses rituels et à ses esthétiques, à ses règles culturelles et sociales de comportement, il n’en apparaît pas moins comme résultant d’influences externes.

De même si le carnaval s’adresse au départ à ses propres habitants, il n’en demeure pas moins que des spectateurs « étrangers » contribuent à la bonne marche des festivités, ne serait-ce que financièrement.

On a vu également, en premier chapitre de cette partie, que pour conserver intactes l’identité ainsi que les pratiques perçues comme singulières des différents carnavals, les instances carnavalesques avaient recours à des processus complexes incluant les notions de temps, de mémoire, de tradition et d’identité, mais cherchaient aussi à exalter leur unité, les symboles matériels et leurs traits distinctifs afin d’affirmer une identité locale, d’exprimer leur particularisme et de se situer vis-à-vis de ce qui leur est étranger.

On a vu également qu’il en était de même pour les groupes, acteurs des défilés carnavalesques vis-à-vis de leur visibilité.

Mais à l’inverse, les instances organisatrices font aussi appel à l’extérieur, aux « étrangers », aux touristes donc, pour assurer la pérennité et exprimer la singularité culturelle de leurs pratiques festives.

Les politiques culturelles locales, qui prennent appui sur le phénomène festif carnavalesque, sont ainsi obligées d’utiliser ce double système de rapport orienté à la fois vers l’intérieur et vers l’extérieur.

L’instance carnavalesque, dont l’autorité culturelle est connue et reconnue, peut à elle seule mobiliser les éléments de sa culture locale. Ainsi, d’une part, le capital de mise en scène des éléments culturels dont dispose l’instance dépend à la fois des objets symboliques culturels qu’il peut mobiliser, des conditions et de sa position dans la structure politico culturelle de la localité et de la reconnaissance dont il se sert.

D’autre part, du fait que cette mobilisation dépende de l’aptitude de l’instance qui la produit à la faire reconnaître – et à faire reconnaître son processus de production culturelle – l’instance est ainsi autorisée symboliquement à intervenir dans la production de culture locale puisqu’elle devient, a posteriori, une instance objectivement mandatée pour assurer en premier lieu production et reproduction et, en second lieu, construction et reconstruction des éléments qui caractérisent la culture locale.

Cependant, durant le carnaval, les individus réexaminent socialement leur quotidienneté et en tirent ou dessinent les composantes idéales. Les participants s’expriment et réinventent ainsi les déterminations de leurs rapports sociaux. Le côtoiement à la fois volontaire et inévitable avec d’autres groupes sociaux peut, comme on l’a vu, s’ouvrir sur un échange qui ne soit pas issu que de l’ordre de la quotidienneté. La mise en scène de cet idéal demeure néanmoins culturelle et réglée par les instances.

Dans chacun des carnavals, ce principe proprement carnavalesque de « liens sociaux alternatifs»,ou pour reprendre une terminologie bourdieusienne, de « l’entre-soi », fait figure de proue dans les communications officielles locales. Chacune des villes s’enorgueillit effectivement des liens entre groupes et individus qui sont montrés chaque année au public. Quoi de plus complaisant ou de plus triomphant pour un homme politique local que d’afficher publiquement le résultat vivant de sa – réelle ou non – politique sociale, de sa politique d’intégration chaque année lors des défilés ou des bals carnavalesques ? Alors même que les participants affichent précisément l’inverse, c’est-à-dire que les relations exhibées dans le cadre de la fête sont précisément autres que celles qui prévalent dans le quotidien.

Mais le carnaval n’est pas une mobilisation stratégique et officielle qui viserait à inciter les pouvoirs publics à changer d’orientation politique. Si la stratégie carnavalesque avait cette vocation orientée, cela supposerait une lecture globale et globalisante des rapports sociaux, mais aussi des rapports économiques et politiques ; ce qui n’est manifestement pas présenté dans les mises en scènes observées. Le carnaval n’est donc pas non plus à considérer comme un « lobby » culturel. L’activité politique carnavalesque ne s’adresse pas directement aux pouvoirs publics ni aux partis politiques afin d’infléchir une quelconque position idéologique ou politique. Elle n’organise pas non plus de conférences, de colloques, de forums de discussions, de distributions d’informations, de convocations de journalistes, elle n’est pas représentée sous une bannière politique lors des manifestions en faveur de telle ou telle défense sociale ou économique. Même si le carnaval prône, et notamment celui de Chalon, l’interpellation directe des politiques ou des représentants de divers pouvoirs, le jeu carnavalesque n’est pas une pratique politique courante. Il est rangé dans un autre registre que celui des mouvements sociaux mis au devant de la scène médiatique, mais il ne demeure pas moins un producteur de sens politique. Le carnaval est plutôt en effet une manifestation « involontairement » politique qui s’établit dans les interstices du champ politique, à l’ombre des règles proprement politiques, en marge même des consciences politiques des participants. Il s’exprime ainsi sous d’autres formes, avec d’autres outils qui ne sont pas reconnus comme des outils politiques utilisés dans un espace proprement politique.

Le discours carnavalesque donne ainsi l’occasion de montrer que sa cohérence fondamentale n’est pas seulement liée à un programme ou à un discours officiel de politique sociale, mais qu’il est attaché à une entité commune. Plus encore, il participe à la recomposition – idéale mais vécue – du contemporain et aux redéfinitions de sociabilités à la fois conflictuelles et consensuelles. À la Réunion, par exemple, les instances carnavalesques affichent clairement leur désir d’entité qui s’exprime par ses propres particularités communautaires et remplace de ce seul fait un discours prononcé à une tribune politique. Nous pourrions penser que les « revendications » carnavalesques s’orientent davantage vers des valeurs sociales, sociologiques, voire anthropologiques plutôt qu’économiques et n’auraient alors pas d’écho politique.

C’est aussi pour ces raisons politiques que le carnaval n’est pas une force précisément reconnue comme étant une force politique.

Le choix des éléments et la détermination des objectifs – et des intérêts – qu’une instance organisatrice mobilise et entretient dans son carnaval, s’effectuent selon deux dimensions nécessairement combinées : en fonction de l’état culturel de son environnement et à partir d’une représentation du désirable qui se manifeste dans les idéaux collectifs. Ces idéaux sont mandatés objectivement par les autorités culturelles et s’organisent systématiquement en une vision spécifique et particulière de la culture locale, apparaissant sur la scène comme une donnée irréductible.

Un va-et-vient culturel s’instaure donc entre les éléments fondamentaux du carnaval et la culture locale ; les uns, dans cette logique, peuvent influer sur les autres dans un système dialectique.

Si la culture locale, à l’évidence, interfère sur les éléments constitutifs du carnaval, le carnaval peut ainsi renouveler et transformer certains éléments de la culture locale, dans le sens où l’un et l’autre se légitiment mutuellement.

Cet effet de légitimation réciproque – exercé sur un territoire culturel délimité dans le temps et l’espace – objectivée par la représentation publique de divers éléments culturels est ainsi prédisposée à assumer symboliquement une fonction politique qu’elle ne peut remplir que si elle assure une valeur culturelle susceptible d’être mobilisée par la localité, en justifiant tout ce qui définit socialement et culturellement cette localité.

En d’autres termes, la légitimation des pratiques culturelles du carnaval ne peut s’exercer que dans la mesure où l’instance qui en objective les éléments est reconnue socialement par la médiation culturelle de l’identité collective et locale. Si, à l’inverse, cette instance ne dispose pas suffisamment de reconnaissance culturelle, les valeurs de sa mise en scène ne pourraient en aucune façon influer sur la culture elle-même.