Promotion carnavalesque

« La Fédération des Festivals et Carnaval de Guyane se félicite d’apporter sa pierre à notre culture carnavalesque et la dimension qu’elle mérite. Nous pensons le dire haut et fort : notre carnaval est unique au monde. Le carnaval guyanais doit être une fierté pour tous. C’est un produit d’appel qui contribuera à la promotion de notre Région et à la valorisation de son image de marque 553 . » « Autant de questions qui se posent à l’heure où notre carnaval s’affiche à l’extérieur et s’approprie une place non négligeable parmi les différents carnavals du monde 554 . » « Les coutumes et les traditions ont fait du carnaval guyanais un véritable produit d’appel touristique. La prise en compte de cet événement devient importante pour l’économie et, malgré les difficultés de communication, de médiation et d’information, la Fédération des Offices de Tourisme et Syndicat d’Initiatives de Guyane coordonne cette période aidée de l’ensemble des réceptifs de la Guyane 555 . »

Le ton est clairement donné par Philippe Alcide dit Clauzel, le Président de la Fédération des Festivals et Carnaval de Guyane et le responsable de publication du Touloulou magazine : le carnaval contribue à développer une politique culturelle et touristique à la Guyane.

Une publicité du Comité du Tourisme de la Guyane affiche comme slogan choc : « Découvrez le plus pimenté des carnavals du monde » ; ou encore celle-ci, publiée dans le Touloulou magazine n°5 de 1999, signée et titrée du président de la Région Guyane lui-même : « Le carnaval : un atout pour la Guyane ». Cet encart débute ainsi : « Depuis des générations, le peuple de Guyane se rassemble, chaque année, autour de ce grand événement culturel identitaire qu’est notre carnaval. Et voilà que nos universités, nos rues, se peuplent de personnages issus de notre histoire, sortis tout droit de nos racines les plus profondes et des entrailles de notre terre de Guyane ». Puis, plus loin dans le texte : « Le carnaval est certes l’expression de notre culture et correspond à ce besoin d’expression et d’épanouissement de notre peuple. Mais il est aussi, ne l’oublions pas, une des valeurs sûres du tourisme aux couleurs de la Guyane que la Région a toujours soutenue. (…) Selon les statistiques de l’Organisation Mondiale, le tourisme est le premier employeur au niveau international. Si une telle manne dont nombre de pays bénéficient déjà, et notamment nos voisines des Caraïbes, « se déverse » sur la Guyane, alors sans doute aurons-nous trouvé une solution à notre sous-développement économique, et en tout casà la crise sociale que nous traversons 556 . »

La Fédération des offices de tourisme et syndicat d’initiatives de Guyane propose même un « pack carnaval » aux différents touristes, avec prise en charge dès l’arrivée à l’aéroport, visites des lieux et paysages du département et la participation aux différentes manifestations carnavalesques et initiations aux universités du samedi soir, dont les costumes sont fournis.

Des posters, des T-shirts du carnaval, des vidéos et des enregistrements sonores, sont régulièrement vendus tout au long de l’année tant aux touristes qu’à la population locale.

À l’inverse, le carnaval guyanais s’exporte, et notamment à La Réunion, où des tentatives de bals touloulous appelés « soirées touloulous guyanaises » voient le jour dans les dancings réunionnais depuis 2003.

En période traditionnelle de carnaval, c’est-à-dire en février, une association, Toulouloupéï expérimente les bals parés-masqués sur l’île réunionnaise.

« En Guyane, le carnaval est une institution. C’est le cinquième du monde en terme de fréquentation et il dure environ deux mois, de l’Épiphanie au mercredi des cendres. Tous les samedis pendant cette période, des milliers de personnes dont les fameux touloulous, se retrouvent pour danser le djouk piké, sorte de zouk mâtiné de mazurka » explique Martine d’Abbadie, la présidente de Toulouloupeï. « Nous ne sommes pas si ambitieux et nous nous contenterons d’une seule soirée, mais dans les règles qui font tout le charme de ce carnaval. Si vous êtes prêts à tenter l’aventure, dans le respect de ces règles, vous pouvez vous inscrire auprès des offices de tourisme de Saint-Denis, Saint-Gilles, Saint-Pierre et Saint-André 557 . »

Le carnaval de La Réunion se prendrait-il à rêver du statut notoire de son homologue guyanais ?

Phénomènes et événements phares, les carnavals de Guyane sont ici clairement et officiellement investis d’une forte charge touristique, à la manière d’un produit d’appel. Les carnavals de Guyane deviennent alors notoirement la base de toute politique culturelle.

De l’aveu même de quelques membres de la Fédération guyanaise, les très larges retombées médiatiques – et économiques – du carnaval voisin de Rio donnent des envies d’imitations et un modèle en matière de politique culturelle. « Faire parler de notre carnaval, c’est faire parler de la Guyane ! » enregistrions nous, de manière informelle, au bureau de l’instance carnavalesque guyanaise.

La capacité d’attraction des carnavals est certes indéniable pour une ville, mais nous avons pu constater que cette capacité, dans les discours recueillis, se trouvait, de manière très indirecte, en concurrence avec d’autres villes. La singularité des différents carnavals est alors mise en avant tout dans l’ensemble des communications promotionnelles.

Comme dans chaque localité carnavalesque visitée, en matière de politique culturelle, une singularité prétendue ou donnée comme unique est mise en figure de proue pour distinguer le carnaval de celui des autres, voisins ou non.

Nous nous sommes alors mis à compter et à ordonner de manière thématique des textes recueillis directement par nos propres entretiens ou dans la littératures locale 558 - ouvrages d’auteurs locaux, presse locale, sites Internet - pour élaborer un « palmarès » des thèmes qui sont précisément perçus comme uniques ou comme base fondamentale de la « promotion carnavalesque »

Nous avons alors pu constater, toutes littératures confondues, que le carnaval de Chalon communiquait en priorité sur la présence et la taille des chars allégoriques - en lien ou en concurrence directe avec le carnaval de Nice, le plus « célèbre » des carnavals métropolitains, ensuite sur la figure et les costumes des gôniots, puis sur l’univers légendaire son Roi Cabache, symbole de la Confrérie Gôniotique, en particulier sur son exécution, et enfin sur les différents groupes européens musicaux et carnavalesques invités.

Le caractère récent du carnaval de Saint-Gilles nous permet seulement d’avancer qu’il insisterait  thématiquement en premier lieu sur la magie de la pluriethnicité et ses différents visages, puis sur la rencontre des peuples et des civilisations apportant chacun les couleurs de sa culture.

En Guyane, c’est la durée des festivités qui est choisie en tout premier lieu pour s’extirper de la massede ses concurrents touristiques, devant la figure typique du touloulou et ses bals parés-masqués et à égalité avec la notion de spontanéité. Celle de la cohabitation dans les défilés, entre les costumes considérés comme traditionnels et ceux plus artistiques ou plus modernes, vient ensuite, devant l’idée de pluriethnicité des groupes présents dans les défilés carnavalesques.

En somme plutôt que de simples produits touristiques, les carnavals s’affichent comme de véritables têtes de pont touristiques, de réels produits d’appel touristique.

S’ils attirent d’abords les locaux, à l’extérieur il suscitent aussi la curiosité et deviennent des atouts de séduction des touristes pour leur destination. En somme, ces derniers profitent des carnavals pour visiter la ville et sa région.

Par exemple, de nombreux congrès ou colloques sont organisés à cette époque, surtout en Guyane et à Chalon-sur-Saône.

Nous ne sommes parvenu qu’à nous procurer les chiffres touristiques de la Guyane en période de carnaval : le nombre de touristes entre janvier et mars en Guyane est d’environ 7 000 dont 63% viennent de la métropole, 26% des Antilles et 6% du reste de l’Europe 559 .

Une véritable économie locale du carnaval profite donc aux secteurs de l’hôtellerie, de la restauration, de l’alimentation, du textile et de l’accessoire - pour les costumes, à l’artisanat, aux entreprises de location de véhicules et à la création d’emplois saisonniers.

Par conséquent, la labilité des significations attachées aux allégories imaginaires politiques carnavalesques superposent des représentations culturelles et permettent, comme on l’a aborder, leur intériorisation ou leur ébranlement dans la vie quotidienne ; c’est pourquoi un carnaval peut être interprété localement de façon « large » et servir ainsi de communication ou de caution dans des contextes divers ou encore servir d’instrumentalisation politique – qu’elle soit culturelle ou non. L’instrumentalisation de la fête carnavalesque se nourrit ainsi de cette superposition de significations, réelles ou imaginaires, politiques ou culturelles, économiques ou touristiques, et procède de ce fait à l’articulation rhétorique de celles-ci avec son inscription institutionnelle dans la politique culturelle de la localité.

Dans ce sens, si effectivement seules les instances organisatrices des carnavals sont officiellement mandatées pour maîtriser et contrôler les pratiques rituelles et culturelles des carnavals, objets centraux des politiques culturelles locales, on pourrait imaginer qu’elles sont aussi légitimement mandaté pour formuler et diffuser une vision de la réalité culturelle – et de fait politique – de la localité.

Dans un sens inverse, on pourrait alors constater, hors instant proprement carnavalesque, une hypertrophie de l’instant culturel carnavalesque, et dans une société consommatrice de biens culturels, voir apparaître un carnaval-marchant au détriment des carnavals sociaux et culturels ; et, par extension distinguer les objets culturels de manière contrôlée et programmée politiquement, dans la mesure où la culture ne serait plus perçue que comme un enjeu idéologique et économique d’un appareil politique.

Accroître davantage une logique privée de l’objet culturel, dans une exigence intéressée et dans une politique de promotion économique, ne pourrait que privilégier une rentabilité non seulement économique mais tout aussi idéologique au détriment d’une démarche collective démocratique et pédagogique ; et à terme risquer de créer une culture « d’élite » avec son inévitable corollaire, l’exclusion des groupes sociaux de la maîtrise des pratiques culturelles, et in fine de leur plurielle participation à l’œuvre culturelle collective à un monde commun.

Face actuellement à cette puissante énergie d’une logique privée de rentabilité, l’hypothèse que la création d’une société plurielle, dans une même localité, soit valable pour tous les groupes culturels – et donc qu’ils participent tous à la création de cette société commune et plurielle – est-elle encore valable dans l’univers rationnel et libéral du quotidien ?

Peut-on alors encore adhérer à l’utopie kantienne qui fait de l’art, de l’esthétique, un ciment social ? Est-il possible de dire dans la rationalité libérale que la création collective, culturelle et esthétique, est un facteur de transformation réelle de la société ou encore de dire que l’imaginaire esthétique et politique, déployé dans l’espace public, représente un exercice collectif et véritablement commun de liberté ?

Notes
553.

Philippe Alcide dit Clauzel, « Editorial, Guyane : destination Carnaval », in Touloulou magazine, n°5, 1999.

554.

Philippe Alcide dit Clauzel, « Editorial, jeunesse et tradition », in Touloulou magazine, n° 8, 2002.

555.

« Si le carnaval m’était conté », in Touloulou Magazine, n° 4, 1997, p. 7.

556.

Antoine Kara, Président de la Région Guyane, « Le carnaval : un atout pour la Guyane », in Touloulou magazine, n°5, 1999, p. 13.

557.

Extrait d’article du quotidien «  Le Journal de l’île de La Réunion », du 14 février 2004.

558.

Qui n’a donc qu’une seule valeur heuristique.

559.

Chiffres INSEE entre 1996 et 1998 concernant une enquête de fréquentation aux frontières.