Conclusion générale

De par la complexité de l’objet que nous nous sommes efforcés d’éclairer, nous avons essayé, de mettre en place un cadre général d’analyse et de problématiser quelques points particuliers de ce phénomène carnavalesque pluriel ; d’où une nécessité d’opérer des choix qui ont priviligié l’étude de certains éléments par rapport à d’autres restés peut-être en retrait. D’où également ces arbitraires possibles, mais qui restent néanmoins commandés en amont par des contraintes théoriques et des exigences constitutives au terrain.

Cette approche politique du carnaval n’exclut pas en effet les prises de positions théoriques. Bien au contraire, elle est l’occasion de définir les contours d’une anthropologie politique autour de l’un des objets ou terrains qui paraissait a priori parmi les moins propices à son édification.

En ce sens nous avons repris les préoccupations découvertes et définies au cours de nos recherches effectuées sur les carnavals de Chalon-sur-Saône en Bourgogne, de Saint-Gilles à La Réunion, de Cayenne en Guyane française et dans une moindre mesure de Dunkerque dans le Nord-Pas-de-Calais.

Ce travail considère donc les carnavals non pas seulement sous l’aspect des principes qui régissent leurs organisations et leurs déroulements, mais aussi en fonction des pratiques subjectives et, de fait, du vécu et des enjeux qu’ils induisent chacun d’eux.

Nous avons donc proposé ici, une première synthèse, un premier essai de réflexion générale portant sur la question politique – étrangère au demeurant à celle de la fête – révélée par le phénomène carnavalesque.

Même si nous sommes loin d’avoir épuisé la richesse de ces matériaux, l’examen des rituels des différents carnavals nous a seulement permis de comprendre quelques caractéristiques essentielles de ce phénomène festif. Les connaissances systémiques sur la fête carnavalesque ne sont pas systématiques, et notre point de vue théorique a a fortiori sélectionné, parmi les faits et les concepts, ceux qui ont davantage d’importance pour notre problématique.

Au-delà d’une contribution à l’ethnologie des carnavals, nous nous sommes proposés ici de faire une incursion dans l’anthropologie politique mais jusqu’à un certain point seulement ; subséquemment nous apercevons la manière dont on pourrait poursuivre hypothétiquement l’analyse, qui cernerait alors davantage la compréhension d’un tel sujet, omniprésent encore aujourd’hui dans le monde catholique.

Les expériences réalisées sur le terrain français nous indiquent une marche à suivre pour traiter plus amplement le sujet.

Néanmoins, il a été nécessaire d’analyser des concepts qui ne font pas partie précisément de l’anthropologie culturelle ou sociale. Il convient de supposer que l’apport d’autres sciences, comme nous l’avons esquissé dans ce travail, ne pourrait que faire évoluer la science anthropologique.

En allant plus avant dans cette étude, il est évident que le carnaval dépasse le phénomène purement ludique et exutoire qu’il semblait a priori le représenter. Il est en effet bien davantage puisqu’il épouse au plus près la dialectique de l’ordre et du désordre et entend même comme normal le désordre dont la théâtralité des comportements obéit à une stricte codification symbolique.

Il s’inscrit comme une réponse face aux aléas de la vie quotidienne, et sort de tout dogmatisme dominant. Il érige l’anormalité et l’extranéité comme mode de vie périodique et la transgression et ses cortèges de déviance, tant sociale que sexuelle, comme pratiques standardisées.

Si effectivement comme le laisse entendre le dicton : « Au carnaval tout le monde est jeune même les vieillards. Au carnaval tout le monde est beau, même les laids ! », la première dimension imaginaire – sociale et politique – du carnaval est d’abolir les différences, elle n’en n’est évidement pas la seule.

Ces manifestations grotesques, démesurées et surréalistes font aussi ressurgir les héros locaux, les démons et les divinités, tant symboliques que figurés, de la mémoire culturelle et sociale à travers des rites singuliers et spécifiques à chaque localité. Elles renversent également les hiérarchies sociales, se posent en intermédiaire entre ordre et désordre, entre contrainte et révolte, et nous l’avons exposé plus précisément dans l’historiographie, opposent le rire à la servitude.

Le carnaval apparaît également comme un modèle de vie instable et porteur d’une satire organisée et ritualisée mais qui contribue davantage au maintien du système en place, tant social et culturel que politique, qu’à sa modification. L’instabilité relative, le dérèglement et la contestation contrôlée – et réglée – du carnaval seraient ainsi les manifestations invariantes d’un processus politique propres à la fête carnavalesque.

L’autre versant invariant de ce moment cyclique à part dans le déroulement rationnel du quotidien est la présence et l’exécution ritualisée systématiques du roi carnaval, métaphore personnifiée localement, qui symbolise et mène les processions carnavalesques. C’est un meneur fou d’un cortège de fous monté sur le « char naval » de l’autorité absente. Il n’est toutefois qu’un porte-parole de prétentions illégitimes et irraisonnées, et non le représentant d’un royaume qui vit au mépris des lois et du droit.

Il n’est en définitive que le roi par intérim d’une procession d’un interrègne.

La fureur carnavalesque est alors posée en cycle périodique et non en permanence linéaire. Ce désordre dionysiaque autorise alors cycliquement non seulement de noyer la peur et les angoisses du peuple dans l’ivresse, le rire et la moquerie mais permet aussi régulièrement aux autorités politiques en place de renforcer leur légitimité en anéantissant, de manière spectaculaire, la figure du désordre social et, in fine de poser l’idée que de l’ordre est essentielle à la société.

Nous avons vu en effet à travers ces pages que la figure symbolique du roi carnaval a pour fonction l’inverse de celle qui incombe « normalement » aux autorités politiques légitimes, c’est-à-dire celles, entre autres, de défendre la société contre ses propres déficiences, de la maintenir en tant que société, et, in extenso, d’aménager des processus de défense et de maintien de ses principes fondamentaux qui font d’elle une société.

Auréolé des lauriers du vainqueur, le pouvoir politique en place apparaît donc, à l’issu de cette lutte carnavalesque, comme une nécessité sociale par référence à l’ordre qu’il maintient et contrôle.

L’équilibre et l’ordre sociétal – politique et social – s’objective de cet antagonisme politique et se sauve ainsi d’une entropie.

Par l’intermédiaire de la notion de pouvoir dans l’univers carnavalesque, la société est appréhendée sous une forme politique et sociale idéalisée, comme garante d’une unité collective. Mais elle devient aussi la matérialisation d’une transcendance politique s’imposant à tous les acteurs et spectateurs du carnaval.

L’ambiguïté de cette notion reste pour le moins manifeste dans le sens où elle apparaît comme une nécessité inhérente et transcendante à toute vie en société, et ce d’autant qu’elle recèle en elle une part de désordre, de subversion et de ludisme.

Cependant, les cités carnavalesques que nous avons observées sont, comme de nombreuses autres villes, parcellisées en différents groupes ou communautés, qui eux ont besoin, pour exister publiquement, de se symboliser, de se différencier et d’accentuer leurs critères d’appartenance.

La fête carnavalesque est un vecteur essentiel de ce besoin humain dans la mesure où elle propose cycliquement une scène publique à chacun des groupes ; elle leur permet, à travers une mise en scène de leur propre culture, d’enraciner leur vie sociale et culturelle dans un espace commun mais aussi dans un temps délimité.

Les groupes s’expriment ainsi publiquement et se rendent volontairement et librement visibles par le biais de la fête carnavalesque qui ne constitue alors pas le décor d’un repliement identitaire, mais plutôt qui inscrit le déploiement identificatoire d’un rapport aux autres dans un monde commun.

En tant qu’œuvre esthétique et imaginaire politique, le carnaval est en effet une fête plurielle plutôt qu’une fête identitaire se déployant à partir d’un agir ensemble hétérogène dans lequel chacune des composantes est alors visible. Le carnaval est donc cette fête plurielle et identificatoire qui rend visible les identités plutôt qu’une seule et unitaire.

Le carnaval, par le biais de ces rituels esthétiques et de la spontanéité qu’il déploie, est en ce sens une création collective imaginaire dotée d’une signification culturelle, sociale et politique opérante pour les différents groupes en présence, dont ni la réalité quotidienne, ni la rationalité sociale, ne peuvent rendre compte.

Le carnaval transcende ainsi le monde rationnel multiculturel d’une localité en une culture commune, et double de ce fait la quotidienneté objective en un univers imaginaire subjectif par le déploiement d’une action proprement politique.

L’imaginaire et son énergie créatrice dans l’univers carnavalesque permet ainsi de donner une publicité ainsi qu’une présence politique aux groupes socioculturels en mettant en scène et en vivant réellement une autre vie ontologique, tout en créant sur la scène publique des idéaux à la fois locaux et intemporels.

Outre le fait qu’ils s’offrent un espace de visibilité et d’enracinement spatial et temporel par l’imaginaire esthétique, les protagonistes des carnavals font alors naître activement et librement un vouloir commun, une communauté de valeurs, de passé et d’avenir, distincts des conceptions rationnelles qui ont lieu dans la vie courante.

L’imaginaire carnavalesque et ses pensées non rationnelles comblent ainsi des vides laissés vacants par la réalité ordinaire et offrent de ce fait le sentiment de toucher à la liberté, à la spontanéité, impalpables dans un monde de règles et de lois strictes, et d’ouvrir la sphère des possibles, bornée alors de rationalités immanentes dans la vie quotidienne.

Nous avons montré tout au long de ce travail, à l’appui de l’univers rituel et esthétique que constitue le monde carnavalesque, que la politique et le politique ne se vivent pas uniquement au moyen de représentations objectives et d’actions parfaitement rationnelles, voire raisonnées ou raisonnables, de vérités vérifiables ou encore d’argumentations validées, mais qu’au contraire l’imaginaire, l’irrationnel, l’irraisonné collectifs peuvent aussi constituer en substance une part non négligeable du vivre et de l’être ensemble.

De même, il n’est par conséquent pas nécessaire, voire vain, que les gouvernants produisent des modèles rationnels de leur pouvoir et de leur autorité ou encore de leurs actions puisque ceux-ci sont subordonnés aux systèmes de représentations des gouvernés composés précisément d’éléments non rationnels.

L’imaginaire n’est donc pas un constituant dérisoire ou résiduel du politique ni un reliquat de l’entreprise unitaire du vivre ensemble. Il ne constitue pas plus un virus toxique pervertissant le corps politique ou une source de contagion morale produisant son funeste effet de manière indirecte dans la société des gouvernants et des gouvernés. En revanche, il autorise d’une part l’intervention collective et indirecte de la masse populaire dans la sphère du politique et il stimule et encourage, d’autre part, par la démonstration et l’expérience subjective et a fortiori vécue, le projet politique véritablement démocratique.

La politique dans l’univers carnavalesque se décèle dans l’action même – c’est-à-dire cadrée dans le temps et l’espace précis du carnaval – et c’est dans cette action circonscrite que se fabrique un être ensemble et un vivre ensemble. Parce que le moment carnavalesque met directement les hommes et les groupes en rapport les uns avec les autres, il fonde une activité par laquelle se tisse le lien politique comme lien proprement humain.

Le domaine politique est en effet cet espace qui se déploie dans l’instant où les hommes sont mis activement en rapport entre eux.

L’expérience politique du carnaval organise, quant à elle, un monde commun, imaginaire mais vécu de manière momentanée. L’expérience éphémère et cyclique du carnaval est celle, en effet, de la transformation d’un quotidien et de la fabrication d’un autre monde.

Avec l’instauration cyclique des liens par lesquels un espace public se trouve politiquement institué, l’action politique carnavalesque révèle ou rend alors visible publiquement des groupes socioculturels mais aussi, ouvre un monde commun, un monde du ou des possibles, et révèle les singularités de la localité, dans la mesure où elle élabore cette ouverture scénique constitutive d’un espace commun d’apparition. C’est cet espace que le carnaval institue à la fois comme lieu propre d’un vivre et d’un être ensemble.

Le carnaval a donc comme condition et comme horizon un monde commun et pluriel et c’est pour ces raisons humaines que le vivre ensemble carnavalesque constitue un moment à part dans la rationalité quotidienne.

Il ne renie ainsi rien des particularismes ou affirmations identitaires, mais au contraire les articule, les transcende sur un mode identificatoire.

La scène carnavalesque forme ainsi une scène d’apparitions et permet ainsi de révéler aux autres la singularité des groupes mais autorise aussi une subjectivation sociale et politique des groupes dans le sens où ils s’affichent comme les sujets de ce qu’ils font et non de ce qu’ils sont.

L’action politique carnavalesque que nous avons définie comme une puissance de révélation de pluralité, d’institution d’un espace commun et actif de visibilité pour tous les groupes socioculturels présents dans cet instant, se révèle être aussi une puissance politique car c’est dans la mesure où l’imaginaire carnavalesque vise un monde commun qu’il peut être politique, et dans la mesure où il est perçu comme politique que son monde rationnel peut être dit commun.

De fait, si cette action proprement carnavalesque a un sens politique, c’est qu’elle offre cycliquement une visibilité active et une pluralité qui ne sont pas données objectivement dans la vie quotidienne.

Toutefois, pouvoir de rassemblement et d’apparition plurielle, le carnaval n’existe que dans le moment carnavalesque, tout comme l’action politique du carnaval ne réalise sa fin que dans l’actualité même de la fête, et tout comme elle ne se vit que dans un imaginaire collectif éphémère. L’action politique du carnaval intègre dans son dispositif, un processus d’autodestruction que symbolise l’exécution du roi carnaval.

Parce que précisément la vie quotidienne et rationnelle demeure incapable de constituer une scène politique pour la pluralité, elle est transcendée dans l’imaginaire carnavalesque qui institue un espace public dans lequel un monde commun peut naître et s’épanouir.

L’ordre politique du carnaval est alors, paradoxalement, celui d’un espace de liberté vécu et imaginé dans laquelle la pluralité des composantes est apparente, et grâce à laquelle chacune peut contribuer activement à la totalité.

De ce fait, le carnaval offre un espace et un temps de citoyenneté à chacun des protagonistes dans le sens même où ceux-ci participent culturellement à l’élaboration, entre passé et avenir, d’une communauté ; et en l’occurrence ici, à l’identité commune de la ville, dont le carnaval se présente comme une vitrine touristique.

C’est pourquoi le carnaval fonde périodiquement à la fois un être ensemble et un agir ensemble humains singuliers : il est un moment humain non seulement à part dans la rationalité sociale et culturelle mais il est aussi un moment politique à part dans la linéarité quotidienne.

En opposition à cette rationalité linéaire du quotidien, le carnaval, et son principe essentiel, construit un imaginaire « démocratique » qui offre cycliquement, sur une scène publique, un espace de liberté d’expression à chacun des participants au carnaval. Ce qui constitue en outre, un acte politique – dontla fin n’est réalisée que dans le moment même de la fête – de construction idéalisée et éphémère d’un monde commun.

Ainsi donc, dans le sens où le carnaval institue un lien sensible et communautaire – imaginaire et imaginé – de liberté entre les hommes et entre les composantes socioculturelle de la ville, l’ordre politique du carnaval est en effet celui d’un imaginaire démocratique mais son principe singulier constitue une acte réel de citoyenneté.

Le carnaval est le moment régulier, ponctuel et cyclique, du vouloir être et du faire ensemble qui réconcilie communautarisme et démocratie et donc minorité et citoyenneté.