Perspectives

À la question initiale de savoir qu’est-ce que le vivre ensemble proprement carnavalesque, ou plutôt de savoir qu’est-ce qui lie plus fortement les hommes entre eux dans le moment carnavalesque que l’univers du quotidien, ou en d’autres termes qu’est-ce qui fait que le carnaval est un moment cyclique humain, social, culturel, et politique précisément à part dans la rationalité linéaire du quotidien, la réponse cerne en substance l’idée que la fête carnavalesque fonde et dessine un imaginaire démocratique pour l’ensemble des protagonistes de la fête, tant acteurs que spectateurs.

Le carnaval apparaît ainsi comme un imaginaire démocratique où chacun des groupes ou composantes humaines de la cité peut librement se rendre visible, agir ensemble et in extenso participer, à sa manière et par le biais culturel, au débat politique. Chacun rend ainsi visible et sensible sa propre existence culturelle et politique dans le moment cyclique carnavalesque, mais est-ce que le carnaval fonde un imaginaire démocratique qui traverse le moment cadré de la fête et subsiste dans la rationalité du quotidien, ou est-ce que l’imaginaire démocratique, construit et induit par la fête carnavalesque, se dissout au moment même du rituel final du scénario festif, avec l’exécution du roi carnaval ?

Qu’en est-il en effet hors de ce moment singulier humain, social, culturel et politique ?

Comment les groupes se rendent-ils visibles, et comment participent-ils ainsi au débat véritablement démocratique dans l’espace rationnel de la quotidienneté ?

Existe-t-il d’autres instants « carnavalesques » en dehors de la fête cyclique et temporaire proprement carnavalesque ?

Existe-t-il d’autres moments où les groupes, minorités politiques et/ou culturelles, peuvent se rendrent visibles et exprimer leur existence culturelle et politique ?

Qu’en est-il des cités métropolitaines dont le carnaval ne figure pas au calendrier festif ?

Et dans les espaces multiculturels plus marqués, comme les DOM français où l’idée politique de démocratie « à la française » demeure prégnante, comment s’expriment les groupes culturels en dehors de l’instant carnavalesque ? Qu’en est-il des DOM qui ne proposent pas de carnaval à leur groupes minoritaires ? Quels sont leurs moyens d’expression culturelles et politiques et quel est leur espace de liberté culturelle et politique ?

Comment s’expriment les minorités culturelles dans ces départements français d’outre-mer et comment vivent-elles l’idée de démocratie ? Comment agissent-elles collectivement ?

Quel est leur espace de liberté et de visibilité ?

Comment existent-elles politiquement en l’absence de « publicité » culturelle et quelles sont leurs conditions d’existence politique ?

En somme, comment s’exprime la démocratie, ou son idée, ou encore son imaginaire dans la rationalité du quotidien, et plus précisément pour ceux qui n’ont pas ou peu accès – par leur position minoritaire : ethnique, linguistique, économique, culturelle, sociale et politique – au débat véritablement démocratique ?

Qu’est-ce que la citoyenneté pour ces minorités et comment s’exprime-t-elle ?

Le carnaval, qui nous a permis de soulever la question anthropologique suivante : « quel est le sens cyclique et singulier d’un vivre ensemble et d’un être ensemble extra quotidien ? », pourrait ainsi nous conduire à nous interroger, de manière ontologique mais dans un même ensemble, sur les questions et notions de minorités culturelles et/ou politiques, de démocratie et par extension de citoyenneté.

La première expérience politique attestée de la démocratie fut le privilège de quarante milles Athéniens. Or, nous savons aujourd’hui que la démocratie grecque n’était jamais qu’une oligarchie, et excluait les femmes, les étrangers, les pauvres et les esclaves.

Une société n’est en effet véritablement démocratique qu’à la condition d’une active participation de l’ensemble des citoyens.

Mais qu’en est-il des groupes qui, pour de multiples raisons, et notamment culturelles, demeurent précisément passifs ou absents face à la vie de leur cité ?

Ou, d’une manière plus générale, ces interrogations conduisent à se poser les questions suivantes : l’imaginaire politique, vécu de manière subjective, peut-il poser les jalons d’un pragmatisme politique ? L’irrationalité festive et cyclique a-t-elle un crédit sur la rationalité linéaire ? L’extra quotidienneté est-t-elle une inspiration opérante sur la quotidienneté ?

Ce qui est exposé ici dans ce travail devra être donc poursuivi au moins dans deux directions : l’une dans l’univers carnavalesque et festif, l’autre dans la rationalité du quotidien.

D’une part nous proposons une investigation approfondie et élargie de l’imaginaire démocratique à partir d’autres cas carnavalesques externes ou non au domaine français, et aussi à partir d’autres instants culturels construisant de manière subjective, pour les protagonistes, une expérience réellement vécue de la démocratie, du moins de l’existence ou de la visibilité politique collective. D’autre part, il semble opportun de poursuivre l’exploration politique du vivre, de l’être ensemble et de l’agir ensemble des groupes en situation avérée de minorité politique – ce qui implique, ou induit, un statut de minorité culturelle et sociale – en dehors de tout phénomène festif.