INTRODUCTION GÉNÉRALE

0. 1. Problématique et intérêt du sujet

Sous le titre de « La croix et la chèvre : les missionnaires de Scheut et les Jésuites chez les Ding orientaux de la République Démocratique du Congo (1885-1933) » nous nous proposons de retracer l'histoire de la rencontre du catholicisme avec la société des Ding orientaux, de son « acclimatation » sous les latitudes tropicales hors de ses frontières ethniques et culturelles traditionnelles. Nous voulons aussi examiner les incidences de l'action menée par les Scheutistes et les Jésuites belges en déterminant les contraintes historiques qui, d'une façon singulière, ont orienté leur œuvre et influé sur les types de réponses que l'indigène a fournis au défi lancé par la religion « venue d'ailleurs ».

Notre longue pratique pastorale, auprès des chrétiens de base, loin des « appareils théologiques » et des « carcans juridiques », nous a convaincu que la compréhension des itinéraires tumultueux des Églises particulières de l'Afrique postcoloniale passe par une connaissance rationnelle de leur passé et par une analyse lucide des traditions séculaires des populations auxquelles l'énoncé chrétien a été destiné. Il nous a semblé que le catholicisme, vécu hier et encore aujourd'hui, par bon nombre de nos compatriotes, est le résultat d'un savant dosage de plusieurs facteurs, d'une sorte de « marchandage » entre plusieurs propositions. Ces facteurs et ces propositions sont de plusieurs ordres.

D'abord le contexte historique dans lequel se sont implantées les missions catholiques, celui d'une compétition entre les puissances européennes en vue des conquêtes coloniales, elles-mêmes motivées par des intérêts économiques. La cartographie des juridictions missionnaires s'est fondée sur cette réalité.

Les instituts missionnaires, bien que suivant officiellement le même objectif, celui de l'évangélisation, défini par la Propagande, n'avaient pourtant pas les mêmes charismes et n'adoptaient pas les mêmes stratégies sur le terrain. Ces différences réelles ou supposées entre les congrégations missionnaires affectaient non seulement leur distribution spatiale mais aussi leur manière d'agir et d'organiser les territoires qui leur étaient confiés.

Les missionnaires étaient aussi conditionnés par l'idéologie coloniale ambiante, par des préjugés anthropologiques et des conceptions théologiques à la mode. Ces éléments seront aussi déterminants dans l'«attitude » de chaque missionnaire en particulier et dans le rapport qu'il entretiendra aussi bien avec l'indigène qu'avec les autres Européens , colonisateurs ou commerçants. L'évangélisation missionnaire s'est enfin déroulée dans un contexte de concurrence entre missionnaires de différentes confessions chrétiennes. En ce qui concerne le Congo Belge, cette concurrence est vive entre protestants majoritairement d'origine anglo-saxonne et les catholiques wallons et flamands. La carte de l'implantation des postes de Mission sera modelée suivant cet élément et les stratégies d'apostolat se régleront sur cette variable.

L'histoire coloniale n'a pas été un "Long fleuve tranquille", elle a connu plusieurs soubresauts provoqués soit par des événements survenus dans la colonie, soit par les querelles en métropole, soit par la géopolitique internationale. Chacune de ces crises aura des répercussions sur la conduite des missionnaires et sur la réaction des autochtones.

Ensuite, l'environnent physique et démographique a affecté d'une façon plus ou moins variable l'action missionnaire. Les établissements missionnaires ont été décidés en fonction de la proximité des voies de communications, des ressources alimentaires, de la possibilité de rentabilisation du terroir et de la densité démographique. Ces milieux favorables aux missions l'ont souvent été aussi pour l'État et le commerce. Ainsi, dans l'imaginaire de l'indigène, les agents de l'entreprise coloniale et ceux de l'entreprise missionnaire ont-ils parfois été confondus.

Enfin les traditions religieuses, sociales, politiques et économiques des autochtones, souvent occultées par les missionnaires, seront pourtant à la base de la résistance au christianisme ou de son appropriation par l'indigène. L'autochtone n'a pu accepter ou rejeter l'énoncé chrétien qu'en fonction de ses propres repères culturels et de son histoire.

Au-delà des apologétiques simplistes débités par une littérature missionnaire édifiante et des incantations accusatrices proférées par les anticolonialistes extrémistes, il y a lieu d’observer que, sur le terrain concret, les effets produits par la rencontre du christianisme avec les cultures indigènes sont complexes et ils ne peuvent pas être appréciés ni par les statistiques de conversions, ni par le nombre des œuvres réalisées. Il serait aussi erroné de porter des jugements hâtifs et de dénoncer sans réflexion la connivence entre les missionnaires, l'État colonial et le commerce. Sur le terrain, comme nous le montreront les nombreuses sources utilisées dans cette étude, les choses ne se passaient pas souvent comme le prévoyaient les instructions des instances romaines ou comme le souhaitaient les accords passés avec l'État ou avec les entreprise commerciales. Là où l'on s'est réjouit du nombre toujours grandissant des convertis, on a passé sous silence les nombreux courants d’indocilité, de fronde, de refus voilé, etc. Là où la bonne entente semblait parfaite entre Missionnaires, colonisateurs et commerçants, on a occulté les tensions vives et les oppositions ouvertes qui ont épisodiquement marqué les relations entre Européens dans la colonie.

Quant aux populations locales, nous avons été habitués à les imaginer passives, prêtes à quémander le baptême, à se faire soigner chez les missionnaires et à envoyer leurs enfants à l'école des Blancs ; la réalité, est toute autre. Les indigènes ne sont guère partis se jeter, pieds et mains liés, dans les bras des missionnaires. Ils ont, à leur manière, observé, jugé et inventé des moyens capables de les insérer dans le nouvel ordre venu de l’occident sans compromettre leurs propres traditions qu’ils estimaient indispensables à leur destinée historique. Il s’agissait, en fait, pour des communautés villageoises, claniques ou familiales de négocier leur survie identitaire en opérant des choix stratégiques devant l’imminence d’une « modernité » imposée du dehors, à la fois envahissante, déstabilisante et pourtant inéluctable, et dans un contexte politique et économique fait de contraintes et d’oppression. Pour affronter ce nouveau défi, toutes les recettes étaient bonnes. Les populations autochtones ont cherché avant tout à éviter, tant qu’elles le pouvaient, un choc frontal qui leur aurait été fatal. Aussi ont-elles joué avec l’arme de la ruse et l’art de la simulation pour protéger les territoires culturels et religieux qu’elles jugeaient essentiels à leur survie.

C'est pour comprendre l'histoire réelle, celle vécue sur le terrain par les missionnaires et les indigènes que nous avons décidé d'entreprendre cette étude. Elle se veut avant tout un paradigme, un exemple concret qui condense toutes les propositions énoncées sur la manière dont les missionnaires et les autochtones, en l'occurrence les Ding orientaux, ont « négocié » l'évangélisation et toutes les mutations qui s'en sont suivies. Son intérêt est triple.

D'abord, elle nous permet de nous départir de généralisations, souvent abusives, faites au sujet de l'action missionnaire. Elle nous aide, en évitant les anachronismes, à avoir un jugement plus nuancé sur le passé.

Ensuite, des observateurs de plus en plus nombreux reconnaissent aujourd’hui que le catholicisme africain vit aussi sa transition. Empruntant les mêmes itinéraires que la société globale, il se trouve enchevêtré dans les mêmes arcanes des luttes fractionnelles, pris par les mêmes tempêtes et les mêmes secousses telluriques provoquées par le « partage du gâteau ecclésial » 1 . Il est actuellement aussi confronté à un foisonnement de mouvements religieux de type pentecôtiste ( églises de réveil), à la montée des sectes à caractère ésotérique, aux spiritualités orientales et à la recrudescence des pratiques autrefois qualifiées de « fétichistes et de païennes ». Cette effervescence religieuse provoque des « apostasies » parmi les catholiques et pose la question de l'efficacité de l'évangélisation missionnaire et de la profondeur des conversions en masse opérées dans le passé. Il nous semble que la restauration d'une mémoire enfouie dans les décombres du présent, aujourd'hui tourmenté, peut être un moyen de comprendre.

Enfin, nous avons toujours été étonné par l'audace des missionnaires débarquant chez des peuples dont ils ne connaissaient ni la langue ni les mœurs, et dans des conditions matérielles sans commune mesure avec le confort de leurs pays d'origine. Comment ont-ils vécu ce dépaysement ? Comment ont-ils négocié leur insertion dans leur nouveau milieu et parmi leurs hôtes autochtones ?

Se situant du côté des natifs, de nombreuses questions se posent aussi. Quelles ont été leurs premières réactions en voyant ces gens, d'une race inconnue, débarquer chez eux et leur parler des choses sans rapport avec leurs traditions ? Que pensaient-ils de la conduite, des habitudes, du pays d'origine, de la vie quotidienne, etc. de leurs visiteurs ? C'est aussi pour satisfaire notre curiosité que nous écrivons cette histoire des missionnaires chez les Ding Orientaux.

Notes
1.

Allusion est faite à l’article de J. F. Bayart,  « Les Eglises africaines et la politique du ventre : le partage du gâteau ecclésial »in Politique africaine, n°35, 1989