0. 2. Choix méthodologique

D'aucun nous demanderait pourquoi avoir choisi d'étudier les Ding orientaux parmi la douzaine de groupes « ethniques » qui peuplent actuellement le diocèse d'Idiofa. Notre choix se fonde sur trois principales raisons.

D'abord ces populations ont été parmi les premières dans la région à entrer en contact avec les Européens et à avoir gardé cette relation pendant longtemps sans discontinuer. En effet les premiers Blancs de l'expédition dirigée par l'allemand Hermann Von Wissmann, descendant la rivière Kasaï, arrive chez les Ding orientaux le 19 juin 1885. À partir de cette date et tout au long de la période coloniale, chaque année, les Européens de toutes les catégories abordent, à Mangaï, Dibaya, Lubwe, Nzonzadi et Pangu, les rivages du territoire des Ding orientaux. Le Kasaï est, à l'époque, le passage obligé pour quiconque voulait atteindre les riches régions minières du Kasaï et du Katanga. Après un premier temps de visite occasionnelle, les Blancs finissent par s'implanter au pays des Ding orientaux pour l'exploiter économiquement et le contrôler administrativement. Cette présence continue des Européens est intéressante sur le plan documentaire parce qu'elle permet d'avoir des sources écrites pouvant servir à établir une chronologie sûre aussi bien de l'histoire de la présence européenne que celle des autochtones.

Ensuite, c'est chez les Ding orientaux que les deux premiers postes de mission catholique de l'actuel diocèse d'Idiofa ont été établis : Pangu en 1908 par les Scheutistes et Ipamu en 1921 par les Jésuites. L'étude de l'implantation, de l'évolution et des actions menées par les missionnaires dans ces postes nous révèle les attitudes différentes adoptées par deux congrégations aux charismes différents devant les questions telles que le choix du site d'implantation, les relations avec le commerce et l'État, les méthodes d'apostolat, les rapport avec les indigènes, etc.

La situation historiographique, en ce qui concerne les sources écrites, reste favorable aux Ding orientaux par rapport à leur voisins de l'intérieur. Dans les archives des Scheutistes à Rome et des Jésuites en Belgique ainsi que dans celles du Ministère Belge des Affaires étrangères et du Musée royal de l'Afrique Centrale à Tervuren, près de Bruxelles, on trouve un nombre important de papiers qui permettent l'élaboration d'une histoire bien documentée des Ding orientaux à partir de 1885.

Enfin, notre situation de natif nous prédispose, malgré les désavantages qu'elle peut comporter, à une connaissance plus ou moins profonde de la culture et de la langue locale. Ces éléments sont déterminants dans la conduite d'une enquête de terrain. Cette étude est donc largement tributaire des données orales et des observations anthropologiques collectées par nous-même auprès des autochtones.

La première partie de l'intitulé de ce travail – La croix et la chèvre - peut apparaître incongrue sinon excentrique, il convient de l'expliquer. L'inspiration nous a été suggérée par le titre d'un ouvrage bien connu du Jésuite Rosny : « Les yeux de ma chèvre. Sur les pas des maîtres de la nuit en pays douala (Cameroun) » 1 . À en croire les témoignages de plusieurs auteurs du 19e et du début du 20e siècle, notamment ceux du Père De Deken que nous évoquerons largement dans ce travail, la chèvre a été, dans toute l'Afrique équatoriale, un étalon dans les transactions de prestige (dot, mariage, prise d'un charme, paiement d'un sorcier, dommages et intérêts dans une affaire grave, etc). Elle reste aussi, jusqu'à ce jour, l'animal sacrificiel par excellence dont le sang est répandu comme oblation aux morts ainsi qu'aux ancêtres. C'est aussi elle que le « prêtre et maître des lieux » sacrifie pour invoquer les génies de la forêt et de l'eau. Elle est présente lors de toutes les solennités marquant les étapes de la vie, de la naissance à la mort. Vue sous cet angle, la chèvre symbolise la tradition ancestrale opposée à la croix, insigne du christianisme.

L'évocation de la chèvre ne fait nullement allusion au sacrifice de l'agneau, animal docile qu'on conduit sans résistance à l'abattoir. Dans la métaphore biblique les deux animaux s'opposent. La chèvre est l'animal rebelle, celui que le « Fils de l'homme » , lors du Jugement dernier (Mt 25, 32-33), placera à sa gauche. La gauche étant ici le côté du refus, des condamnés et des infidèles. La chèvre aussi, dans notre entendement, représente ce pan de la culture africaine condamnée par les missionnaires, ces rites et ces pratiques taxés de « superstitions ».

Depuis que la croix a été introduite chez les Ding orientaux, elle est devenue le symbole de la mort. Elle est plantée sur toutes les tombes aussi bien chrétiennes que païennes. Lorsqu'on fait un sacrifice sur la tombe d'un mort, la chèvre est souvent égorgée au pied de la croix et son sang aspergé même sur la croix. On ne s'embarrasse pas ici de mélanger le sacrifice chrétien de la croix et le sacrifice païen de la chèvre. Le sacrifice de la chèvre est offert même pour le repos des âmes de chrétiens. Nous nous souvenons du retrait de deuil de notre grand-oncle Benoît décédé en 1992 et enterré à Bandundu-Ville à des centaines de kilomètres de notre village. Cet homme était un chrétien engagé, membre de la Légion de Marie, il assumait des responsabilité au sein de la communauté lecclésiale de sa ville. La fête du lever de son deuil (Matanga) a eu lieu au village et nous étions présent. Avant la messe que nous devions, ce dimanche-là célébrer vers 10 heures de bon matin avant que nous nous réveillions, les membres de la famille s'étaient rendus au cimetière pour sacrifier une chèvre à l'endroit où les reliques (quelques cheveux, quelques morceaux d'ongle, etc.) ramenées de Bandundu avaient été enterrées. Tous ceux qui ont été au cimetière sont des chrétiens pratiquants et parmi eux, un catéchiste. Pendant la messe, ils ont communié.

Benoît, élevé au rang des ancêtres de la famille, n'avait-il pas droit à sa part du repas de la fête ? On a égorgé une chèvre, son sang a été donné aux défunts et le reste de la bête a été préparé. Nous-même et tous les autres convives, en majorité chrétiens, nous nous sommes régalés de la chair de cet animal dont le sang a été offert en sacrifice. Les vivants et les morts ont communié au même rituel.

La croix et la chèvre évoque cette tension permanente vécue par l'Africain depuis sa rencontre avec le christianisme. Faut-il qu'il abandonne toutes ses croyances séculaires, comme l'exigent les missionnaires intransigeants, au profit de l'évangile et de la loi nouvelle de Jésus ?

En réalité le chrétien africain n'éprouve aucune gêne à marier l'évangile à la tradition ancestrale, à sacrifier une chèvre sur une tombe au pied d'une croix. À vrai dire, malgré les injonctions et les anathèmes des Scheutistes, des Jésuites et plus tard des Oblats de Marie Immaculée, comme l'indique bon nombre des rapports de missions, en aucun moment, le « paganisme » ou plutôt « la tradition ancestrale » n'a été submergée par l'énoncé chrétien. Le christianisme vécu au quotidien par les gens du peuple reste toujours une sorte de négociation entre les pratiques « traditionnelles » et les pratiques « chrétiennes ». À lire les statistiques, jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale, chez les Ding orientaux, les chrétiens constituent une minorité numérique mais sociologiquement active. Monseigneur Bossart écrira, à propos de l'ensemble de la mission d'Ipamu : « Si dans l'une ou l'autre tribu les conversions ont été nombreuses, en général on peut dire que la masse est encore païenne; et plusieurs tribus sont à peine entamées. Cela vient de la pénétration encore récente de ces régions et de la grande influence qu'y exercent toujours les sorciers et les vieux païens hostiles aux Européens et à tout ce qui vient d'eux. Il y a même là un danger pour les nouveaux convertis de ne pas se dégager basse de cette influence des anciens ». Il est évident que la conversion des autochtones n'était pas acquise d'avance.

Notes
1.

ROSNY, E. (de),  Les yeux de ma chèvre. Sur les pas des maîtres de la nuit en pays douala (Cameroun) Plon, Paris, 1981. On peut aussi lire du même auteur : Ndimsi. Ceux qui soignent dans la nuit, Clé, Yaoundé, 1974; La nuit, les yeux ouverts, Seuil, Paris, 1996.