1. HERMANN VON WISSMANN ET LA RECONNAISSANCE DU COURS DU KASAÏ

La reconnaissance du Kasaï, de sa source en Angola jusqu’à son embouchure à Kwamouth, ne date que de 1885. Il est vrai que deux voyageurs européens, David Livingstone et Cameron, nous parlent déjà du bassin de cette grande rivière bien avant cette date. Le premier, en février-mars 1854, venant du Cap, après avoir traversé le bassin du Zambèze, franchit les sources du Kasaï et arrive à Saint-Paul de Loanda. Il note avoir traversé les sources de la rivière « Kasye » appelé aussi « Kasaï » ou « Loke » 1 . Le second visite, en 1875, les districts méridionaux du bassin où le Sankuru et la Lulwa prennent naissance 2 .

Il faut, toutefois, noter que dix ans avant la visite de Cameron, la rivière Kasaï est mentionnée dans un décret du 9 septembre 1865 de la Sacrée Congrégation de la Propagande. Cette rivière est indiquée comme frontière orientale de l’immense préfecture du Bas-Congo (ou Landana) confiée aux Pères français de la Congrégation du Saint-Esprit 3 .

En 1877, Stanley, effectuant sa première descente du fleuve Congo, passe devant le confluent du Kasaï (la Kwa).

À ce moment, les Européens ne connaissent de cette rivière que son issue dans le fleuve ( Kwamouth, c’est-à-dire la bouche de la Kwa) et n’ont, de ses principales sources, que quelques informations parcellaires.

Une carte dressée cette année-là par Stanley montre la méconnaissance qu’on a de l’hydrographie du vaste bassin du Kasaï. Le croquis présente une rivière nommée « Sankuru », dont Cameron a vaguement entendu parler, qui s’écoule vers le nord pour aller déboucher dans le fleuve Congo, en face d’Upoto. La Lulwa se déverse dans le fleuve sous l’équateur, par le confluent de l’Ikemba et la rivière Kwamouth n’est alimentée que par un seul affluent, le Kwango 4 .

En 1882, à bord de l’En Avant, Stanley parvient au confluent de la Mfimi (ou rivière noire) et du Kasaï (Mbihe ou rivière blanche) à Mushie. Il poursuit son itinéraire sur la première rivière et atteint le Lac Léopold II (actuellement lac Maï- Ndombe) 5 .

En juillet 1884, le missionnaire Baptiste George Grenfell accompagné de Th. Comber et de Fr. Winton, arrivent à Mushie à bord du steamer le « Peace ». Ils poursuivent leur voyage en suivant la rivière blanche jusqu’à l’embouchure du Kwango, confondant celui-ci avec le Kasaï (qu’ils appelaient Mbihe) et le Kasaï avec la Mfimi 1 .

En amont, pendant ce temps, les voyageurs allemands apportent de plus en plus d’informations sur le bassin méridional du Kasaï.

Dans cette région, en effet, la Deutsche Afrikanische Gesellschaft (la Société Africaine Allemande) de Berlin opérait déjà à l’époque de la Conférence Géographique de Bruxelles (septembre 1876). En 1875-1876, les docteurs Pogge et Homeyer pénètrent dans le Lunda jusqu’à la résidence du Mwaant a Yav, près de la rivière Lulwa ; ils sont bientôt suivis par le Lieutenant Lux et le Dr. Buttner 2 .

En 1880, le major von Mechov parcourt le Kwango moyen 3 .

En 1881-1882 le Dr Pogge et le lieutenant Hermann von Wissmann, partent pour une nouvelle expédition de la Société allemande. À Kimbundo, ils entendent de la bouche du commerçant local portugais, Saturnino de Souza Machado, un récit merveilleux sur un peuple établi au nord des Lunda. Ce peuple a désigné son pays par le nom de Lubuku (c’est-à-dire pays de l’amitié), et attend l’arrivée des Européens. Suite à cette nouvelle, les deux voyageurs se rendent à Lubuku au lieu d’aller chez Mwaant a Yav. À la fin d’octobre 1881, ils sont reçus sur les bords de la rivière Lulwa par le chef Kalamba Mukenge. Celui-ci accompagne Pogge et Wissmann jusqu’à Nyangwe, d’où ce dernier part à Zanzibar tandis que son compatriote retourne avec Kalamba au pays des Lulwa. Pogge s’y construit une habitation, connu sous le nom de Station-Pogge de la société Africaine Allemande, qui à ce moment était obligé de le laisser tomber par suite des problèmes financiers. Malade et découragé, il quitte début novembre 1883 le pays des Lulwa à destination de Loanda où il meurt en mars 1884. En Allemagne, Wissmann essaie, sans succès, d’appeler l’attention des milieux financiers sur l’intérêt de la mise en valeur de Lubuku, pays qu’il vante être « fertile et populeux » 4 .

Ne trouvant pas de bailleur de fonds en Allemagne, il accepte volontiers la proposition de Léopold II d’aller résoudre aux frais de celui-ci, mais sous le drapeau allemand, la question de la jonction du bassin du Kasaï à celui du Congo. C’est donc l’origine de la première expédition européenne qui atteindra le pays des Ding orientaux le 19 juin 1885.

Wissmann organise son expédition indépendamment de ce qui se passait sur le Congo au départ de Vivi, c’est-à-dire la création des stations. Il dispose d’un important matériel allemand et peut compter sur quatre officiers prussiens : le docteur Ludwig Wolf, les lieutenants Von François et Hans Müller et le charpentier Buschlag.

L’expédition, à laquelle s’est joint le mécanicien Schneider, quitte l’Europe à la fin de 1883 pour Saint Paul de Loanda et gagne l’intérieur de l’Angola par Malange. Elle arrive chez Kalamba Mukenge en novembre 1884. Wissmann est reçu avec autant d’enthousiasme que trois années auparavant 1 .

Après la restauration de la maison de Pogge pour usage éventuel par la Société Africaine Allemande, Wissmann fonde dix kilomètres plus au nord, sur la rive gauche de la Lulwa, le poste de Luluabourg pour le compte de son expédition. Tandis qu’une partie de l’expédition est occupée aux travaux d’édification, Wissmann envoie Von Françoiset Wolf, pousser une reconnaissance, le premier vers l’est, le second vers le nord.

À leur retour, les deux hommes trouvent la station édifiée et toute une flottille de pirogues construite sous la direction du charpentier Buschlag. L’expédition était donc prête à poursuivre sa mission, c’est-à-dire rejoindre le fleuve Congo en descendant le Kasaï 2 .

Wissmann décide de confier la garde de la station de Luluabourg à Buschlag qui est à la tête de 25 soldats et 30 ouvriers. On lui laisse aussi une quantité de marchandises d’échange.

Le 28 mai 1885, l’expédition quitte la station de Luluabourg et commence alors la navigation à Ciehwe sur la Lulwa. La flottille se compose du canot en acier le Paul Pogge , de dix grandes pirogues construites par Buschlag et de dix petites pirogues indigènes. Ces vingt et une embarcations transportent une caravane de plus de 200 personnes : quatre Blancs (Wissmann, Müller, Wolf et Von François), 48 Noirs de l’Angola, engagés à Malange, et 150 Baluba, dont 30 femmes et enfants 3 .

Après la descente de la Lulwa pendant trois jours, la flottille arrive à des rapides. La traversée de cet obstacle coûte la vie à deux natifs, la perte d’une pirogue, de dix fusils et d’une certaine quantité de marchandises 1 .

Carte 4 : Le Kassaï et ses affluents : carte dressée par Wissmann
Carte 4 : Le Kassaï et ses affluents : carte dressée par Wissmann

(source : MG, 1885)

Le 2 juin, l’expédition passe, à gauche, devant le confluent de la rivière Luebo. Le 5, les embarcations entrent dans les eaux du Kasaï.

D’après le rapport de Wissmann repris par Wauters, le « fleuve, qui, à Kikassa, à environ trente lieues en amont, ne mesure encore que 300 mètres de largeur, prend, aussitôt après avoir reçu la Louloua, un aspect grandiose. Son cours est parsemé d’îles pittoresques, ses rives présentent une continuité de forêts vierges d’une végétation exubérante » 2 . Il ajoute que les indigènes donnent au Kasaï le nom de « Saïré » et il explique : « Ainsi se vérifie à peu près l’information fournie, il y a plus de trente ans, par Livingstone, d’après les rapports des indigènes, et selon laquelle le Kassaï uni au Koango formerait le Zaïré » 3 .

En réalité, il n’y a ici qu’un malentendu de plus. Comme nous le verrons dans un autre chapitre, il s’agit simplement d’une transcription erronée du mot « nzel », « nzal »ou « nzar » qui, pour les autochtones signifie simplement « fleuve », « grand cours d’eau » 4 .

Wissmann énumère les « indigènes » que l’expédition rencontre dans ces parages. La rive droite est occupée par les « Bakouba » (Kuba) et la rive gauche par les « Bachilélé » (Lele). Il note aussi que ces « indigènes » échangent leurs produits, notamment l’ivoire et le caoutchouc, contre des cauris, des perles ou du cuivre 1 .

L’expédition arrive le 16 juin au confluent du Sankuru qui se jette dans le Kasaï par deux bras mesurant 250 et 300 mètres de largeur. Elle constate qu’au-delà du confluent du Sankuru, le Kasaï, au lieu de se diriger vers le nord, continue sa course vers le nord-ouest. Sa largeur augmente toujours et atteint, par places, jusqu’à 3.000 mètres. Le pays est extrêmement peuplé 2 .

Le 19 juin 1885, Wissmann et ses compagnons arrivent « chez le Badinga » 3 (Ding orientaux). Ils sont reçus par l’un de leurs principaux chefs, Itaka, et l’accueil est des plus empressés. Les sujets de ce chef sont sympathiques, très pacifiques et désireux de trafiquer.

Le 17, l’expédition reconnaît la Loange qui à son confluent porte le nom de « Temba » 4 .

La flottille de Wissmann arrive chez les « Bangodi » ( Bangulu, Bangoli, c’est-à-dire les Ngwi). Méfiants au début, ces gens finissent par recevoir l’expédition avec joie. Leur chef, Gina-Damata, arbore sur son village le drapeau de l’A.I.A 5 .

Le 24 juin, Wissmann et ses hommes campent dans le territoire des « Bakoutou » (Bankutu, Nkutu), réputés belliqueux et « anthropophages ». Attaquée, le 25, l’expédition riposte d’une façon vigoureuse. Bien que la population d’ici soit dense, le commerce semble peu développé. Le seul produit qu’on rencontre, c’est le cuivre 1 .

Le 1er juillet, chez les « Badima », les voyageurs trouvent pour la première fois un fusil et quelques lambeaux d’étoffe 2 . Le 2 juillet, l’expédition arrive à l’embouchure du Kwango.

À partir d’ici les « indigènes étaient armés de fusils » et connaissaient déjà les « hommes blancs ». Le 4 juillet, la flottille de Wissmann reconnaît la Mfimi, émissaire du Lac Léopold II, avec ses eaux noirâtres. En aval du confluent de la Mfimi, le Kasaï est désigné par les autochtones sous le nom de Kwa.

Le 9 juillet, après une navigation de quarante-trois jours, l’expédition de Von Wissmann débouche sur le fleuve Congo. Elle est reçue par les agents de la station de Kwamouth. Sept jours après, elle arrive à Léopoldville 3 .

Carte 5 : Moyen Kassaï et ses affluents 1898-1901.
Carte 5 : Moyen Kassaï et ses affluents 1898-1901.

( Source : MG, 1901)

De Léopoldville, Wissmann va se reposer à Madère pour reprendre ses forces laissant au Dr Wolf le soin de rapatrier les « Baluba » chez eux. Cette opération est effectuée grâce au « Stanley », le nouveau steamer de l’État 4 . De retour au Congo, Wissmann remonte le Kassaï accompagné de Grenfell à bord du « Peace » jusqu’à Luebo. Son passage chez les Ding orientaux se situe le 5 et le 6 avril 1886. Avec Wolf, Wissmann s’adonne encore pendant quelques mois à la reconnaissance des rivières Kasaï et Sankuru. Il s’occupe aussi de l’organisation politique du Kasaï, pour remettre ensuite le poste de Luluabourg aux officiers belges Adolphe de Macar et Paul Lemarinel. À la fin de 1886 Wissmann quitte Luluabourg pour Nyangwe, d’où il se rend pour la deuxième fois vers la côte orientale de l’Afrique, mais cette fois-ci par les lacs Tanganyika et Nyassa, la rivière Shire et le fleuve Zambèze. Il devient après commissaire impérial en Afrique Orientale Allemande 5 .

Notes
1.

LIVINGSTONE, Exploration dans l'intérieur de l'Afrique australe et voyages à travers le continent de Saint-Paul de Loanda à l’embouchure du Zambèze, Paris, 1859, p. 334-367.

2.

WAUTERS, A. J., « La Compagnie du Kasaï » in M.G., 1901, col. 607.

3.

Les frontières de cette préfecture ont été fixées de la manière suivante : au nord, le Cap Sainte-Catherine (en face de São Tomé), au sud, la rivière Kunene (extrémité méridionale de l’Angola) et à l’est, le Kasaï. Lire NDAYWEL, Histoire générale du Congo…, p. 345 ; S.C.P.F., lettre du 19 septembre 1865, S.C.P.F., Congo, vol. 8, f. 284-285 ; STORME, M., « Engagement de la Propagande pour l’organisation territoriale des Missions au Congo », in S.C.P.F. Memoria Rerum, II/1. Freiburg, 1975, p. 260.

4.

WAUTERS, « La compagnie du Kasaï » in M.G., 1901, col. 608.

5.

NDAYWEL, Organisation Sociale et Histoire : Ngwi et Ding du Zaïre, Thèse, Sorbonne, Paris, 1972, t.2., p. 22.

1.

Idem, p. 22.

2.

WAUTERS, op.cit., col. 608.

3.

Ibidem

4.

MARCHAL, L’État libre du Congo : Paradis perdu. L’histoire du Congo 1876-1900, éd. Paula Bellings, Bruxelles, 1996, Vol. I, p. 65-67.

1.

WAUTERS, « De Loulouabourg à Kwamouth. Descente du Kassaï par le Lieutenant Wissmann » in M.G., 1885, p. 81.

2.

WAUTERS, « De Loulouabourg à Kwamouth…", p. 81

3.

WAUTERS, « De Loulouabourg à Kwamouth….» ; Van BULCK, G., « Les Ba. Dzing dans nos sources de littérature ethnographique. Introduction à la monographie des Badzing par le R. P. Mertens (S.J.) » in Congo, II (1934) 3, p. 300.

1.

WAUTERS, « De Loulouabourg… », p. 81.

2.

WAUTERS, « De Loulouabourg… », p.81.

3.

WAUTERS, « De Loulouabourg… », p.81.

4.

Chez les Ding orientaux et les Nzadi, le Kasaï est simplement appelé « Nzel, Nzal ou Nzar ». Wissmann rapporte qu’il avait des « Badinga » parmi les membres de son équipage ( voir Wissmann & alii, Im Innem Afrikas, Leipzig, 1891, p.359.). Il est probable que ce sont ces « Badinga » qui ont indiqué à l’explorateur allemand que le fleuve sur lequel il venait de déboucher avait pour nom « nzal, nzel ou nzar » et l’allemand a transcrit « Saïré » en rapport avec le terme « Zaïré » qu’il avait déjà entendu ailleurs.

1.

WAUTERS, « De Loulouabourg… », p. 81

2.

Ibidem.

3.

Au paragraphe suivant nous développerons plus en détail les descriptions faites sur les Ding par Wissmann.

4.

WAUTERS, « De Loulouabourg… », p. 81. « Temba » est une transcription défectueuse de l’hydronyme ding « Tam ». Ce terme a été traduit en Kikongo par « Katembo ». D’après le récit de Wissmann, le nom de la Loange serait « Tembrië », il y fait remarquer que les Bakuba (Kuba) l’avait indiqué déjà auparavant à Wolf comme « Nschalle-Tembe » entendez, en langue locale, « ndjal, nzel, nzal tem », c’est-à-dire le fleuve Tem (cfr. Wissmann & alii, Im Innem Afrikas, p. 355).

5.

WAUTERS, « De Loulouabourg… », p. 82.

1.

Idem, p.81.

2.

Ibidem

3.

MARCHAL, L’État libre du Congo : Paradis perdu…, vol. I, p. 66.

4.

MARCHAL, L’État libre du Congo : Paradis perdu…, vol. I, p. 66.

5.

B.C.B, T.1, p.973-992, MARCHAL, op.cit., vol. I., p. 67.