2. WISSMANN CHEZ LES DING ORIENTAUX

2. 1. Première visite

Comme nous l’avons indiqué plus haut, lors de sa descente historique du Kasaï, l’expédition de Wissmannest de passage au pays de Ding orientaux le 19 et le 20 juin 1885. Elle atteint sa destination (Kwamouth), le 9 juillet de cette même année.

Les premières dépêches qui arrivent en Belgique sont encore imprécises. Le Mouvement Géographique, sous le titre « Le problème du Kassai » 1 , évoque la méconnaissance de ce grand cours d’eau et espère une solution avec l’expédition Wissmann.

L’article suivant, « Le problème du Kassai. Solution de la question par le lieutenant Wissmann  » 2 , apporte quelques informations sur le confluent du Kasaï et de la Mfimi ainsi que sur celui du Kasaï et du Kwango.

Le texte le plus intéressant est l’article de Wauters, daté de Bruxelles, le 3 octobre 1885 et publié le 4 octobre sous le titre « De Loulouabourg à Kwamouth. La descente du Kassaï par le lieutenant Wissmann » 3 . L’auteur signale d’entrée les jeux à ses lecteurs qu’il est « à même de compléter par des détails la nouvelle de la découverte du cours inférieur du Kassaï et de la descente de cette rivière par l’expédition du lieutenant Wissmann » 4 .

L’exposé lui-même est divisé en 9 sous-titres dont deux seulement font, dans leur formulation, mention explicite des populations rencontrées. Il s’agit des sous titres 5 et 6, formulés successivement : « Chez les Badinga et les Bangodi. Accueil empressé des populations. » et « chez les anthropophages. – Combats » 5 .

À la lecture du sous-titre 5, on remarque que Wauters met en évidence la visite de l’expédition chez les Ding (Badinga) et les Ngwi (Bangodi). Il reprend simplement la relation de Wissmann lui-même qui insiste sur l’accueil enthousiaste que ces populations lui font. Est-ce parce qu’il y avait des « Badinga » parmi les membres de son expédition que l’explorateur allemand s’intéresse spécialement à leur « pays » ? Il semble bien, en scrutant attentivement le récit fait par Wissmann lui-même dans le Bulletin de la Société Royale Belge de Géographie, que l’arrivée chez les « Badinga » était attendue par l’équipage ou, peut-être, vantée par les « Badinga » du groupe. Wissmann écrit avec insistance : « Le 19 juin, nous nous trouvons donc dans le pays des Badinga » 1 .

Wauters comme Wissmann insiste aussi sur l’enthousiasme de Ding orientaux à recevoir les « Blancs » pour « commercer » 2 avec eux. Ce fait justifierait-il l’importance que ces deux auteurs accordent à ces populations ? Lorsqu’on sait que l’un des principaux buts, non souvent avoué, de l’expédition de Wissmann a été d’ouvrir le vaste bassin du Kasaï au commerce et à la colonisation, on comprend dès lors que l’attention de l’explorateur se soit fixée sur les peuples qui se livrent au commerce d’ivoire, produit très recherché à l’époque.

Examinons de façon plus détaillée le témoignage de Wissmann lors de son premier contact avec les Ding orientaux. Cette relation est consignée dans deux documents : dans un article intitulé « Exploration du Kasaï » et dans le livre collectif qui a pour titre « Innem Afrikas » 3

L’article « Exploration du Kasaï » développe, pour l’essentiel, le compte-rendu proposé par Wauters dans « De Loulouabourg à Kwamouth ». Le contact avec les Ding orientaux y est annoncé comme s’étant opéré sans aucun accroc : « Le 19 juin, nous nous trouvons donc dans le pays des Ba.Dinga. Pour justifier notre arrivée aux yeux des indigènes, nous fûmes forcés d’acheter de l’ivoire au prix de 4 yards d’étoffe commune ou 200 cauris le kilogramme. Le pays est fort peuplé. Pendant toute la journée, nous fûmes entourés de pirogues portant les indigènes, qui nous regardaient avec étonnement. Ils étaient sans armes et manifestaient le désir de faire des échanges » 4 .

En réalité la rencontre n’a pas été aussi spontanée et empressée que ne le laisse entrevoir le texte que nous venons de citer.

Quand les Ding du village du chef Itaka ont vu le « canot d’acier » et des hommes Blancs noyés dans une foule des Noirs jonchée sur des nombreuses pirogues, ils devaient naturellement avoir des appréhensions. Des Blancs, un canot d’acier et des centaines de pirogues en même temps : c’était tout de même inhabituel !

C’est dans Innem Afrikas que Wissmann nous décrit l’état d’esprit des Ding orientaux et la réaction qu’ils ont développé à la vue des Blancs : « Dès que nous nous approchâmes de la localité, nous entendîmes des appels de cors, et bientôt, nous vîmes toute la population, les hommes en armes, et les femmes avec leurs ustensiles domestiques s’enfuir avec précipitation » 1 .

Pour faire revenir la confiance, Wissmann fait appel à la médiation des Ding, membres de son équipage : « C´est seulement après que quelques-uns des Badingas qui nous accompagnaient leur eurent fait part de nos intentions pacifiques qu’ils revinrent » 2 .

Parmi les fugitifs qui observent, de loin, ces étranges « hommes blancs » et leurs accompagnateurs noirs, se trouve le chef du village (le fameux Itaka dont parle Wauters). Il revient le premier et renoue le dialogue avec les étrangers. Ce dialogue n’est devenu possible que grâce à la présence de quelques « Badinga » qui accompagnent l’expédition.

Le village qui accueille ces premiers blancs se situe en amont, avant l’embouchure de la Loange que l’expédition n’atteindra qu’un jour plus tard. Dans un passage de Im Innem Afrikas, les auteurs citent le nom d’un village Ding dont ils auraient rencontré le chef, c’est le village « Ngung ». Est-ce le village du chef Itaka ? Nous n’en savons rien.

Une carte des territoires de la Compagnie du Kasaï (CK) dressée en 1901 par Wauters (échelle de 1 : 2.000.000) montre, sur la rive droite de la Loange, en face de Pangu, un village du nom de Ngung 3 . Cela semble indiquer que c’est ici que la flottille de Wissmann a abordé pour la première fois le territoire des Ding orientaux.

Ce village (Ngung) est décrit comme ayant « la forme d´un carré » et comptant « environ 80 huttes, réparties en cinq rangées très proches les unes des autres ». Le mode de construction de la case est le même que chez les Lele, visités auparavant : « forme arrondie, toit de feuilles et petites portes » 1 .

Les auteurs de l’ouvrage précité montrent que les Ding orientaux ont su « se rendre amicaux par leur comportement agréable. Ils n´avaient pas l´attitude insolente de leurs voisins orientaux, mais étaient au contraire plus modestes » 2 et ils ont aussi accepté de répondre aux nombreuses questions de leurs hôtes sur leur mode de vie dans le village.

Chaque village avait donc un chef ; c’est l’unique renseignement sur l’organisation politique des Ding orientaux que nous pouvons tirer de différents rapports des expéditions de Wissmann. Ce chef tenait « une lance de 2,25 mètres de long, qui était joliment travaillée. Comme parure, il avait sur la tête une coiffe tressée avec des fibres de palmier. Il avait un linge rouge autour des hanches » 3 .

Comment le commun des mortels s’habille-t-il et comment soigne-t-il son corps ? Les gens, disent les auteurs de Im Innenn Afrikas, « portaient autour des hanches des morceaux de tissu incolores » 4 . Leur tatouage qui montrait des analogies avec celui des Bakuba, « se limitait la plupart du temps à la région du nombril et consistait en demi-cercles, en carrés et en d´autres dessins faits de lignes droites ou courbes » 5 . Là où le visage était également tatoué, « c´étaient en général des lignes sur le front, allant d´une tempe à l´autre. Le même type de lignes allaient de la mâchoire inférieure au cou ou à la nuque » 6 . Comme les Bakuba, les Ding orientaux « se cassent les deux incisives supérieures, une coutume à laquelle sacrifient aussi les Baschielele » 7 .

La coiffure des Ding orientaux était, toutefois, caractéristique : « Les cheveux étaient chez la plupart roulés en forme de courtes pointes ayant l´aspect de quilles; ainsi créaient-ils une coiffure ressemblant fort à de jeunes cactus. Les cheveux étaient, comme chez les Bakuba, noués en une houppe. Quelques-uns portaient aussi de petites capes. Les hommes ayant une barbe avaient entouré la barbe de leur menton avec des fibres de palmier » 1 .

D’après les auteurs de Im Innem Afrikas, les Ding orientaux « semblaient éviter tout contact avec leurs voisins et le manifestaient aussi par leur mise plus pauvre et sensiblement différente. Il n´avaient pas d´anneaux de cuivre, pas de parures en ivoire. Ils ne voulaient pas savoir grand-chose des Bassongo-Meno, qui vivaient au nord de leur territoire. Ils leur donnaient le nom de Bakutu et de Bankulle » 2 .

L’expédition Wissmann se penche longuement sur les activités économiques des Ding orientaux.

Elle s’émerveille d’abord de la remarquable habilité de ces Ding à manier la pirogue : « Les indigènes avaient un remarquable savoir-faire pour se servir de leurs canots (pirogue), tant les hommes que les femmes. Ils ramaient tout en étant debout, et grâce à leur rythme régulier ils atteignaient une vitesse élevée. Le spectateur avait l´impression que l’embarcation était propulsée en avant du fait que le torse des rameurs était animé de ce mouvement conjoint qui les faisaient se baisser et se relever rapidement. Les Badinga étaient très forts, râblés et de taille moyenne. Leur torse était, en comparaison de leurs jambes, étonnement long » 3 .

En matière de commerce, les Ding orientaux ne semblent pas être nés de la dernière pluie, ils sont extrêmement doués : « Les indigènes étaient très portés sur le commerce et vinrent bientôt dans notre camp avec des défenses d´éléphants. Ils nous demandèrent avec insistance de bien vouloir les échanger contre les cauris et du cuivre. Pour le commerce, les Badinga sont infatigables et ressemblent sur ce point aux Cokwe, ils discutent pour vendre la moindre marchandise. Les cauris sont chez eux un moyen de paiement normal, en fonction duquel chaque marchandise, chaque produit alimentaire, chaque service est calculé. Ils n’attachent pas d´importance à l’étain, ils n´en acceptaient pas lorsqu´ils faisaient du troc, par contre ils voulaient bien des croisettes de cuivre et des perles » 4 . Les marchandises proposées par les commerçants Ding ne coûtent pas cher pour les Européens : « Les vivres que les indigènes apportaient pour que nous les achetions, étaient vendus à des prix modiques. Pour une poule, nous devions payer : 30 cauris, c’est-à-dire environ 22 pfennig. Dix carottes de manioc ou épis de maïs ou 20 bananes : 20 cauris (15 pfennig). Pour une chèvre : une croisette de cuivre (1 mark 50 pfennig) » 1 .

Les voyageurs décrivent aussi l’élevage : « Les poules et les porcs sont chez les indigènes les animaux domestiques les plus courants, alors que les chèvres font rarement l´objet d´un élevage » 2 .

Ils signalent la production agricole et déterminent les modes de consommation des plantes cultivées :  « Ici, les indigènes cultivaient peu le manioc, ils se nourrissaient de préférence de maïs, de millet et de bananes; de vastes plantations de bananes entouraient chaque résidence. Près du village, il y avait des plantations de maïs et de petites plantations de tabac. Ici, nous trouvâmes pour la première fois une recette qui nous était inconnue, composée de manioc et appelée « tschikwanga » 3 (cikwangue). Pour l’obtenir, on fait avec le manioc une bouillie épaisse que l´on pétrit ensuite, puis on l´enveloppe dans des feuilles et on la cuit à la vapeur durant plusieurs heures. Elle prend alors la consistance d´un pain mal cuit et devient habituellement amère au bout de deux jours » 4 .

Les Ding orientaux possèdent comme armes, l’arc et les flèches semblables à celles de Kuba. On trouve sur la face interne de leurs arcs, une petite zone creuse qui donne aux instruments plus de souplesse 5 .

Notes
1.

WAUTERS, « Le problème du Kassaï » in M.G., 1885, p. 71.

2.

WAUTERS, « Le problème du Kassaï. Solution de la question par le lieutenant Wissmann » in M. G, p. 75.

3.

WAUTERS, « De Loulouabourg… », p. 81-82..

4.

WAUTERS, « De Loulouabourg… », p. 81.

5.

Idem, p. 81.

1.

WISSMANN, H.,« Exploration du Kasaï (1885) », in Bulletin de la Société Royale Belge de Géographie, Bruxelles, IX, 1885, p. 649. La conjonction « donc » a été soulignée par nous. Elle marque un retour à un sujet évoqué précédemment. On peut penser qu’elle indique que « le pays des Badinga » avait déjà été objet d’une conversation antérieur. Une fois sur place, Wissmann pouvait s’exclamer « nous voici donc arrivé chez ces Badinga dont on a déjà parlé ».

2.

WAUTERS, « De Loulouabourg… », p. 81-82 ; WISSMANN, « Exploration du Kasaï (1885) », p. 649.

3.

Ces deux documents ont déjà été cités.

4.

WISSMANN, « Exploration du Kasaï (1885) », p.649.

1.

WISSMANN & alii, Innem Afrikas, p. 358.

2.

Idem, p. 358.

3.

M.G., 1901, p. 109.

1.

Wissmann & alii, op.cit., p.355.

2.

Idem, p. 356.

3.

WISSMANN& alii, op.cit.,., p. 356.

4.

Idem, p.356.

5.

Idem, p. 353.

6.

Idem, p. 356.

7.

WISSMANN & alii, op.cit., p. 353.

1.

WISSMANN & alii, op.cit., p. 353.

2.

Idem, p. 357.

3.

WISSMANN& alii, op.cit.,, p. 353-354.

4.

Idem, p. 356-357.

1.

WISSMANN & alii, op.cit., p. 356-357.

2.

Idem, p. 356.

3.

Il s'agit de la « cikwangue » ou pain de manioc (cassavabread), aliment encore très consommé aujourd'hui.

4.

Idem, p. 358-359.

5.

WISSMANN & alii, op.cit.,, p. 356.