5. 3. L’État contre les compagnies privées : guerre pour l’ivoire et le caoutchouc

Pour comprendre les raisons du conflit qui va opposer l’E.I.C et les compagnies privées qui veulent œuvrer dans le bassin du Congo, il faudrait remonter à la Conférence de Berlin (1885) et aux intentions profondes de Léopold II. Ce n’était pas pour rien qu’il s’était battu, de toutes ses forces, pour posséder un immense empire au cœur de l’Afrique. Il attendait des retombées économiques. C’était du bout des lèvres qu’il avait accepté les dispositions de l’Acte de Berlin qui stipulaient la liberté de navigation et du commerce sur toute l’étendue du Bassin conventionnel du Congo et interdisaient les monopoles et les droits d’entrée.

L’acceptation de cette clause était une garantie pour une reconnaissance internationale de son entreprise. Il ne fallait pas offusquer les puissances qui, à l’époque, cherchaient des débouchés et des matières premières moins chères pour leurs industries en pleine extension. Le monarque savait aussi que sans douane sa riche possession africaine serait impossible à rentabiliser. Comment alors tirer des gains sur les investissements consentis et comment rembourser de nombreux emprunts contractés pour faire face aux frais des expéditions et des premières installations ?

Le roi et les administrateurs de son État Indépendant allaient commencer donc à tricher. Officieusement à partir de 1886, l’État instaure le régime de droits de douane sur les produits provenant des territoires français et portugais qui transitaient par Banana 1 .

Cette mesure suscite l’opposition de la Nieuwe Afrikaansche Handelsvennootschap (NAHV, signifiant Nouvelle Société Commerciale Africaine), installée au Congo depuis bien avant la création de l’EIC. Cette compagnie d’origine hollandaise était, en effet, l’héritière de la défunte Afrikaansche Handelsvereeniging de Rotterdam (Société Africaine de Rotterdam) qui, en 1858 avait pris pied dans cette contrée grâce aux efforts d’un certain Lodewijk Kerdijk, décédé à Banana en 1861.

Le premier commerçant européen à s’installer à Kinshasa est Anton Greshoff de la NAHV (fin 1885) 2 .

La NAHV entendait défendre la liberté de commerce dans le bassin du Congo telle qu’elle était préconisée par l’Acte Final de Berlin. Léopold II ne reculait pas devant les protestations de la Hollande qui soutenait la NAHV.

La convocation, en 1889, de la Conférence Antiesclavagiste de Bruxelles donnait au roi une nouvelle opportunité. Il en profite pour négocier sa main mise sur l’économie du Congo en prétextant de la nécessité de ressources pour combattre l’esclavagisme. Cette conférence, une initiative de Salisbury, premier ministre Britannique depuis 1885, faisait suite à une résolution de la Chambre des Communes inspirée par la Anti-Slavery Society. Cette résolution s’alignait sur la croisade antiesclavagiste conduite à travers l’Europe par le Cardinal Lavigerie 3 .

La conférence convoquée par le gouvernement belge, se réunit à Bruxelles de novembre 1889 à juillet 1890, sous la présidence du comte de Lambermont assisté par Banning. Les travaux aboutissent à un traité international dit l’Acte de Bruxelles, contenant un grand nombre de prescriptions pour la suppression du commerce d’esclaves.

L’acte prévoyait aussi des mesures pour limiter l’importation en Afrique de boissons alcooliques et d’armes à feu.

À l’Acte de Bruxelles était jointe une déclaration autorisant, par dérogation, la levée de droits d’entrée dans le bassin conventionnel du Congo, d’un maximum de 10% ad valorem, sauf sur les spiritueux pour lesquels l’acte fixait un droit de 15 F par hectolitre. Cette déclaration est, comme on pouvait s’y attendre, le résultat d’une initiative de Léopold II qui affirme ne pas pouvoir, sans droit d’entrée, financer la lutte contre le commerce d’esclaves 1 .

Le roi ne se satisfait pas de cette dérogation. Comme les droits d’entrée et le régime douanier n’apportent que de maigres revenus, Léopold II établit le régime de faire-valoir direct. Ses agents se mettent à acheter les produits de la cueillette, notamment l’ivoire et plus tard le caoutchouc, pour les mettre en vente.

Au début cette pratique ne posait pas beaucoup de problèmes parce que l’État achètait ou dérobait souvent l’ivoire dans des zones non encore accessibles au commerce privé. Mais au fur et à mesure que les expéditions étatiques soumettaient des nouveaux territoires et donnaient aux commerçants l’occasion de s’y installer, la concurrence entre l’État et les sociétés privées devenait inéluctable et la confrontation envisageable à court terme.

Cette confrontation, jusque-là latente, s'est faite vive à partir de 1891 lorsque le roi s'est réservé le monopole de la collecte de l’ivoire et du caoutchouc dans certaines régions du Congo.

Notes
1.

WAUTERS, « La période intermédiaire de l’œuvre congolaise. 1892-1901 », in M.G., 1910, col. 14-15.

2.

MARCHAL, op.cit., vol. I, p. 132-133.

3.

Lire RENAULT, F., Lavigerie . L’esclavage africain et l’Europe, T. 2., Campagne antiesclavagiste, De Boccard, Paris, 1971, p. 73-121.

1.

MARCHAL, op.cit., vol. I, p. 133; WAUTERS, « La période intermédiaire… » in M.G., 1910, col. 14.