Lubwe est le premier poste d’État installé chez les Ding orientaux et dans toute la région comprise entre la Kamstha et la Loange. Le nom « Lubwe » est avant tout un hydronyme désignant l’affluent du Kasaï dont l’embouchure se situe en amont de l’actuelle cité de Dibaya-Lubwe. Cette rivière est pour la première fois mentionnée dans la littérature écrite du 19e par l’expédition Wissmann 1 . Elle est aussi appelée « Mulasa » par les autochtones. C’est parce qu’il était situé à quelques mètres en amont (rive droite) du confluent de cette rivière avec le Kasaï que le poste d’État avait pris le nom de Lubwe 2 .
Le début de ce poste est lié à l’exploitation de l’ivoire par l’État léopoldien. On se souvient que le décret de 1892 avait ouvert le bassin du Kasaï au commerce privé. Cette ouverture ne signifiait pas, en réalité, que Léopold II et ses agents avaient cessé leurs activités de collecte de l’ivoire et du caoutchouc dans cette zone. Le roi ne voulait en aucun cas perdre le contrôle de sa poule aux œufs d’or. C’est ainsi que le commissaire de District Paul Lemarinel fonde, dès 1893, sur le Kasaï et le Sankuru des postes pour rassembler ces produits. Pour tromper le public, le roi présente ces postes comme des entreprises du sénateur de Brouchoven de Bergeyck. Le 23 juin 1893, Lemarinel établit le poste de Lubwe. C’est le Père De Deken embarqué dans le Stanley à Nzonzadi qui nous relate cette fondation :
‘Le Stanley, si longtemps attendu, nous était arrivé le 23 juin, portant à son bord l’inspecteur Le Marinel, le capitaine Michaux, le lieutenant Cassart, le juge De Saegher, trois cents libérés que l’on dirige vers le camp d’instruction de Kinschassa, d’autres soldats encore dont le service est terminé. […] À quelques kilomètres plus loin, l’Inspecteur fonde un nouveau poste de l’État, pour profiter des bonnes dispositions d’une population nombreuse, riche en ivoire et cultivant de vastes plantations. Instruit par l’expérience, Le Marinel ne choisit point à cet effet de vieux soldats de la côte, trop habiles d’ordinaire à tromper et tondre les indigènes. Il installe comme chef du poste un Haoussa que sa femme a suivi jusqu’ici. Sous ses ordres seront placés six libérés, n’ayant encore aucun usage des armes européennes. Le plus robuste des six est proclamé caporal, et, séance tenante, on lui choisit une épouse parmi les femmes libérées. La négresse, contente du sort qu’on lui fait à bord en compagnie de ses pareilles arrachées à l’esclavage arabe, fait la moue d’abord, pleure, se lamente. On lui dit : « Femme, vous étiez esclave, vous voici maintenant la femme d’un homme libre protégé par l’État. Toute votre besogne sera de préparer sa nourriture et celle de ses cinq compagnons. À mon retour, si tout a bien marché, vous aurez un beau cadeau. » La créature sourit, regarde l’homme qu’on lui destine, et lui passe le bras : mariage conclu ! Le chef du village se présente aussitôt après, se déclare fort satisfait de la création du poste, et promet de fournir les vivres du personnel. Les libérés choisis pour cette fonction ne sont pas moins heureux. Naguère encore esclaves, ils sont fiers de la confiance témoignée par Boula-Matari, joyeux d’être à même de se créer un avenir, de prendre femme et de devenir père de famille : un paradis qu’ils n’eussent jamais rêvé. L’État peut compter désormais sur leur travail et leur dévouement3.’Lorsque Andreae passe un mois plus tard ici, il confirme l’existence de ce poste et indique que le chef de poste est un sénégalais. Il note :
‘16 sept. 93 [….] Yesterday and to day fine atmospheric effect. Upon of palm, grass, tree covered islands, hills, rising one upon the other, hung with evreaths of mist and cloud, with the sun occasionally peeping out and glintig ou creeks and chanels, the high bank disappeared som after Manghaï. At 11 a.m. pass ou bank an affluent a few hundred yards below apparently a state post with a Senegalais the river ought to be explored, tho it apparrently in not navigable very far. Some smags at mouth, but current not violent. Water not black. This is possibly the Nsali-Liboue of Wissmann and Grenfell observed as 4° 12’ Lat.1 ’Lubwe est encore évoqué par le Père Auguste De Clerq dans la relation du voyage qui l’emmène à Luluabourg accompagné du Père De Deken et des Sœurs de la Charité. Le récit de De Clerq est encore, en ce qui concerne l’identité du chef de poste de Lubwe, aussi vague que les deux précédents. Le missionnaire de Scheut dit de Mr. t qu’il est un ressortissant « des possessions portugaises » :
‘Partis, le 21, de Mongaï, nous atteignons au soir un poste militaire établi récemment par l'État, au confluent d'une petite rivière. La station, très soignée, abrite sous des chimbecks propres et coquets six soldats noirs commandés par un noir originaire des possessions portugaises, et répondant au nom mélodieux de Domingo. Au service de l'État depuis dix ans, maître Domingo, faute de pouvoir se débarrasser de sa peau noire et huilée, a tâché de se hausser d'autre façon au niveau des Européens : il porte veston noir, pantalon gris, chemise blanche, bottines lacées2 ’En 1895, le Commissaire de District de Lusambo, Cyriaque Gillain , évoque la situation dans le poste d'État de Lubwe. Il note qu'il n'y a pas « assez de vivres actuellement pour un grand nombre de personnel » 3 . Jusqu’à la fin de 1897, Lubwe reste exclusivement un poste d’État. Les compagnies commerciales commencent à s’y installer à partir de 1898 4 .
Pendant un long temps, Lubwe est demeuré le seul poste d’État dans le vaste territoire drainé par la Inzia, le Kwilu, la Kamtsha, la Pio-Pio (ou Lie), la Lubwe et la Loange.
Nous savons par divers témoignages que les « Blancs » de Lubwe faisaient la pluie et le beau temps dans cette contrée.
En 1899, par exemple, Roger Casement lors d’un de ses voyages à l’État Indépendant du Congo, rapporte l’histoire suivante à propos des « Blancs » de Lubwe :
‘Le 16 mars, dix hommes de la Côte d’Or se présentent devant lui à Matadi, déclarant qu’ils avaient été engagés au nombre de 17 à cet endroit en octobre 1898 par la Compagnie des Magasins Généraux du Congo ; qu’ils avaient été envoyés au Kasaï [ à Lubwe ] ; que l’un d’eux, le nommé Kobla Woussan est mort peu après ; qu’un autre d’entre eux, du nom de Kobla Ayenso, avait été tué en janvier à Lubwe par le belge Guillaume Bloemen ; que tout de suite après, les quinze restants avaient été envoyés avec un bateau au Stanley Pool, sans payement ni nourriture. De là, ils avaient pris la route des caravanes jusqu'a Matadi dans un état de dénuement complet1. ’Le substitut Charles Gréban de Saint-Germain rapporte aussi quelques faits qui se sont déroulés en 1901 :
‘En 1901 De Gallaix [ Louis], chef de poste de Lubue, se rendit à Eolo [situé à l’embouchure de la Kamtsha] en juillet pour y contrôler les agissements de la SAB installée dans cette localité. Dès son arrivée, il arrêta tout le personnel noir de la SAB ; puis il fit des perquisitions et des saisies illégales chez le blanc. Il lia un sergent à un arbre et le laissa exposé au soleil pendant trois jours, donna du fouet aux travailleurs de la SAB pour obtenir de ceux-ci des déclarations défavorables à l’agent de la société, et après huit jours revint à Lubue en emmenant de nombreux prisonniers parmi lesquels des indigènes d’Eolo. En route, un de ceux-ci, vieux et malade, poussait des soupirs. Impatienté De Gallaix donna l’ordre de le bâillonner, ce qui fut fait. L’homme mourut, probablement étouffé. Je fis l’enquête et transmis le dossier à Boma aux fin de poursuites. Aucune suite judiciaire ne fut donnée à l’affaire. Je sais seulement que M. De Gallaix fut déplacé. […] En 1901 j’appris, en faisant d’autres enquêtes dans la Loange que M. Delvin [Louis], alors lieutenant, avait fait une expédition dans cette région, rive droite de la rivière, à l’intérieur. On racontait qu’il avait attaqué des villages paisibles et tué plusieurs personnes. J’informai le procureur d’État en demandant des instructions. Il ne me fut jamais répondu2.’Les traditions locales gardent de nombreux souvenirs des exactions commises par les agents de l’État de Lubwe.
L’activité européenne semble avoir été importante à Lubwe à tel point que sur 12 Belges décédés entre 1896 et 1908 dans la région comprise entre la Loange et la Pio-Pio, sept l’ont été à Lubwe contre 2 à Pangu, 2 à Pio-Pio et 1 à Mangaï. Les belges morts à Lubwe sont : Leroy (1896), Van Halme (1898), Genart (1898), Van den Dungen (1901), Guinard (1901), Dubuisson (1905) 3 .
D’après l’organisation administrative issue du découpage territorial de 1888, le poste de Lubwe faisait partie du district du Kasaï et dépendait de ce fait des autorités de Lusambo sur le Sankuru.
Les premiers Européens à avoir abordé les Ding orientaux sont ceux de l’expédition conduite par l’Allemand Hermann von Wissmann. Guidée par les hommes du chef Kalamba Mukenge, parmi lesquels un certain nombre de Ding (Badinga), cette expédition atteint le territoire de Ding Orientaux le 19 juin 1885 après avoir, auparavant, visité les Kuba et les Lele.
Il convient de retenir que, dépassée la peur de voir pour la première fois des « Blancs », les Ding orientaux se sont vite accoutumés à cette nouvelle présence étrangère. Pour eux, la présence européenne offrait l’opportunité de faire du commerce. L’ivoire était, d’après les premiers témoignages écrits de cette époque, la première des marchandises du commerce entre les Ding orientaux et les Européens. Wissmann souligne l’habilité de ces Ding à manier la pirogue et leur sens aigu du commerce. Il nous informe aussi sur l’existence de plusieurs formes de monnaies qui favorisent l’activité économique dans la région.
L’expédition de Wissmann ouvre le bassin du Kasaï et donc le pays des Ding orientaux à l’occupation coloniale. Celle-ci se fait progressivement en commençant par l’installation des sociétés commerciales à partir du décret royal de 1892. Les factoreries sont établies à Mangaï, Nzonzadi et Pangu. En plus de l’ivoire, c’est un nouveau produit qui est très recherché : le caoutchouc naturel. L’État se mêle aussi à cette course à l’ivoire et au caoutchouc. Il établit son poste à Lubwe qui devient vite le point avancé à partir duquel la conquête politico-administrative de la région comprise entre la Loange et la Inzia sera entreprise. Si, pour obtenir l’ivoire et le caoutchouc, les sociétés commerciales procédaient, malgré les multiples abus, par des transactions normales, l’État employait le plus souvent la manière forte. Il accaparait l’ivoire et le caoutchouc à titre d’amende ou d’impôt et c’est ce qui conduisait à des tracasseries et aux abus.
Autant les premiers Blancs qui ont visité ou se sont installés chez les Ding orientaux se sont forgé leur propre image de ceux-ci, autant les Ding orientaux se sont eux aussi formés leur propre idée des Blancs.
Entre 1885 et 1900, seuls les Blancs du caoutchouc et les Blancs de l’État faisaient la pluie et le beau temps en territoire Ding. Les missionnaires, catholiques ou protestants, qui seront plus tard appelés « Blancs de Dieu » (N’km Nzam, Kumu Ndjambe, Mundele Nzambi), ne seront que de passage chez les Ding orientaux, en route pour leurs stations établies en amont du Kasaï. Et pourtant, juridiquement, le territoire des Ding orientaux était attribué depuis 1888 aux « Blancs de Dieu » de la Congrégation du Cœur Immaculée de Marie ( ou Missionnaires de Scheut).
WISSMANN, « Exploration du Kasaï… », p. 650.
Voir carte de la CK en annexe de La question congolaise. La Compagnie du Kasaï et ses actionnaires.
De DEKEN, Deux ans au Congo, p. 254-255.
ANDREAE, op.cit., p. 66.
DECLERQ, A., « Relation de voyage » in MCC, N° 65, 1894, p. 460. De quelles possessions portugaises s’agit-il ? Le Père De Clerq ne le précise pas.
GILLAIN, C., Mémento courrier, carnet III, AHPMRAC, 59. 87 – 13, p. 5.
Pour la liste des ces compagnies, Cfr supra.
MARCHAL, J., E.D. Morel contre Léopold II . Histoire du Congo 1900-1910, vol. I., L’Harmattan, Paris, 1996, p. 185.
MARCHAL, L’État libre du Congo…, op.cit., p. 377.
Liste chronologique des décès de Belges survenus au Congo (1878-1908), in Ligue du souvenir congolais, AHPMRAC, Dossier Closet.