1. 3. 5. Vers un dénouement de la crise des juridictions ecclésiastiques

La conférence de Berlin met fin aux incertitudes en permettant la fixation progressive des frontières coloniales. Elle apporte aussi à la Propagande une réponse quant à l’aide à attendre des États européens : les puissances coloniales s’engagent à protéger les missions et à assurer la liberté religieuse ; mais pas exclusivement au profit des églises chrétiennes car les gouvernements de la France et d’Angleterre ne sont pas disposés à accorder un statut privilégié aux missions chrétiennes en terre d’Islam. La généralisation du partage colonial implique d’harmoniser les frontières religieuses aux frontières civiles deviennent de plus en plus définitives. La volonté française et anglaise de ne pas mécontenter les populations musulmanes justifie plus que jamais le choix de Rome d’appuyer Léopold II qui se montre le plus favorable aux missions catholiques. Profitant de cette nouvelle donne, les Spiritains arguent de l’extension de la colonisation française et de la création du Congo français pour réclamer les territoires accordés en 1880 aux missionnaires d’Alger.

Répondant à une requête du Père Ambroise Emonet, Supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit, requête présentée à Rome par le Père Duparquet, la Propagande publie, le 28 mai 1886, le décret instituant le vicariat apostolique du Congo français 1 . Comme l'a proposé le Père Émonet, les limites de ce vicariat sont « celles que la Conférence de Berlin avait attribué au Congo français”. “La préfecture [ du Kongo] continue de subsister comme par le passé, avec son ancien territoire, en dehors du Congo français. Le préfet apostolique est le R.P. Jauny » 2 .

Les Spiritains se réjouissent du résultat obtenu, mais la Propagande a agi sans consulter d'autres intéressés et surtout, sans tenir le cardinal Lavigerie au courant des tractations. Celui-ci apprend la décision par un article des Missions Catholiques du 4 juin 1886 3 . Il en est bouleversé et cela le met « dans une violente colère contre les Pères du Saint-Esprit, la Propagande et ses représentations à Rome et à Paris. Aux Spiritains il reprochait d'avoir usé à Rome de mensonges et autres moyens subreptices; à la S. Congrégation il imputait le péché de l'avoir dépouillé de ses droits sans l'avoir entendu ni consulté; enfin ses deux procureurs étaient coupables de n'avoir pas saisi la gravité de la situation » 4 .

De Carthage, où il résidait alors, le cardinal Lavigerie envoie des lettres de protestation à la Propagande, demandant l'annulation du décret du 28 mai et le rétablissement des limites fixées par l'accord du 30 septembre 1880. Au début du mois de juin, il se rend à Rome pour y entreprendre lui-même différentes démarches : « soit en guise de protestation, soit pour ne pas avoir l'air de peser sur la décision finale ». Il s'abstient de rendre visite au cardinal Siméoni (préfet de la Propagande) 5 .

Le Père Émonet répond aux plaintes du cardinal Lavigerie dans un document du 10 juillet 1886. Il déclare qu'il ne lui avait pas été possible de connaître les limites des missions du Congo septentrional et méridional, sur lesquelles Lavigerie affirmait avoir juridiction, puisqu'elles n'avaient jamais été rendues publiques ; sinon il n'aurait pas manqué de le consulter. Il rappelle aussi que l'accord du 8 août 1881 entre le prélat et la Congrégation du Saint-Esprit avait reconnu à cette dernière un droit incontestable d'ouvrir des missions au sud du Congo, jusqu'à la rivière Kasaï et au Nord jusqu'à la Bangala ( Ubangi). Ainsi donc, la création du nouveau vicariat n'était que la confirmation de ce droit 1 .

Ce conflit de juridiction entre les Spiritains et les Pères Blancs est suivi de près par les autorités de l'E.I.C et le gouvernement français pour des raisons politiques, celles de la délimitation de leur conquêtes coloniales et de l'extension de leur influence en Afrique centrale. Ces deux puissances font aussi pression auprès du Saint-Siège comme l'indique une note confidentielle adressée aux membres de la sacrée Congrégation de la Propagande en date du 17 juin ( juillet) 1886 :

‘Dans sa réunion du mois de mai dernier, la Sacrée Congrégation de la Propagande a pris une décision par laquelle la Préfecture du Congo a été agrandie dans sa circonscription et divisée désormais en deux Missions distinctes : l’une formant un Vicariat Apostolique, et la seconde, une Préfecture.Le Vicariat Apostolique s'étend sur le Congo français tout entier. La Préfecture Apostolique s’étend sur une partie du Congo belge.Les nouveaux territoires ajoutés à ceux de l’ancienne Préfecture apostolique ainsi divisée étaient placés, depuis 1880, sous la juridiction du Cardinal Lavigerie. Ils sont pris en partie sur le Congo français et en partie sur le Congo belge.L’érection des deux Missions nouvelles a été faite sur la demande des Pères du Saint-Esprit, qui ont eux-mêmes indiqué les limites.Telle qu’elle est proposée dans la ponenza de mai, selon le texte d’une lettre du R. P. Emonet, Supérieur de la Congrégation du Saint-Esprit, cette demande semblait ne devoir susciter aucune difficulté. Néanmoins, il n’en a malheureusement pas été ainsi.Le Gouvernement Français se plaint, en effet, officiellement que l’ont ait fait croire au S. Siège qu’il approuvait et désirait la modification demandée par les Pères du Saint-Esprit pour le changement de la délimitation primitive. Le Gouvernement Belge se plaint, de son côté, de ce qu’après les promesses formelles qui ont été faites au roi par le Saint-Siège pour l’organisation d’une juridiction exclusivement belge dans son royaume, la Congrégation de la Propagande y a transféré, sans même le consulter, une Préfecture confiée à une Congrégation française ;Enfin, le Cardinal Lavigerie se plaint de ce que, sans l’avoir non plus ni prévu, ni consulté, ni entendu, la Sacrée Congrégation l’ait dépouillé de sa juridiction sur des territoires aussi considérables, en s’appuyant uniquement pour cela sur un prétendu consentement qui n’a jamais existé, avec le sens qu’on lui attribue et que conteste formellement l’Archevêque d’Alger.Le gouvernement français et le Gouvernement belge demandent donc, chacun de leur côté, au Saint-Siège de faire revenir la Propagande sur la décision, récemment prise par elle […] 2

Pour venir à bout de cette question, la Propagande propose dans sa réunion du 19 juillet, d'annuler le décret du 28 mai. Le lendemain le Pape Léon XIII approuve la proposition. On demande à l'archevêque d'Alger et au Supérieur général des Spiritains de fixer d'un commun accord les limites de leurs missions respectives et de soumettre leur convention à la Propagande, qui la sanctionnerait par de nouveaux décrets 1 .

Les deux supérieurs se rencontrent à Paris , au début du mois d'août. Lavigerie reconnaît l'existence du vicariat apostolique du Congo français avec ses limites correspondant à celles fixées à ce territoire par les puissances réunies à Berlin, il réserve, cependant, ses droits sur le Congo Indépendant. Cette réserve retarde l'approbation de la Propagande, parce qu'entre temps le Roi Léopold II est entré en scène. Il exige que « son Congo » soit évangélisé exclusivement par les missionnaires belges. Durant cette année 1886, Pitteurs, ministre de la Belgique auprès du Vatican, demande que l’État Indépendant du Congo soit évacué par les Pères du Saint-Esprit et par les Pères Blancs. l'œuvre d’évangélisation serait confiée à un Institut de prêtres belges.

Voici un extrait de cette demande :

‘Le Roi, désirant établir exclusivement et le plutôt possible des prêtres belges dans la partie du nouvel État où se trouvent ses stations, demande en conséquence :’ ‘Qu'aucune préfecture ou mission ne soit établie en faveur de missionnaires étrangers sur les territoires qui relèvent de sa souveraineté.Que les missionnaires du St Esprit se retirent sans délai des deux ou trois postes où ils sont actuellement établis pour faire place et être remplacés par des prêtres belges. On marche d'accord avec le cardinal Lavigerie. Jusqu'au moment où la juridiction ecclésiastique sera confiée sur l'ensemble du pays à un prélat belge à choisir de commun accord entre le roi et la Propagande, chacun des missionnaires belges, envoyé au poste qui lui aura été désigné, recevra personnellement et directement ses pouvoirs de la Propagande ou, ce qui vaudrait mieux, et ce que la Propagande préférera probablement, on pourrait conférer un titre modeste de Préfet, pro-préfet ou vice-préfet au plus ancien ou plus qualifié de nos missionnaires 2 .’

Finalement, l’archevêque d’Alger soutient les démarches de Léopold II contre la pénétration des Spiritains dans le bassin du Kasaï et il accepte que les travaux d’évangélisation du Congo soient réservés à des Belges. Il convient aussi que les congrégations étrangères, y compris la sienne, soient remplacées par des missions nationales. En contrepartie, il reçoit de Bruxelles la conservation de ses missions de l’Est du Congo et l'érection en mission distincte, sous le nom du Haut-Congo, de la région située entre le Lualaba et le Tanganyika, à condition que seuls les missionnaires belges y soient destinés. Sous l'insistance du Roi, Rome accepte ce compromis qui est approuvé par le Pape, le 28 novembre 1886. Il s'en suit la création du Vicariat apostolique du Tanganyika occidental. Cette circonscription sera délimitée à l’Est par le Tanganyika, au sud par le lac Bangwelo, à l’Ouest par le Lualaba et au Nord par une ligne qui va des environs de Nyangwe jusqu’au lac Mutansige 1 .

Quant au Pères du Saint-Esprit, ils ne sont autorisés à conserver leurs missions de l'E.I.C. que provisoirement, et sous la juridiction de l’autorité ecclésiale belge. En compensation de ce que les Spiritains perdaient au Congo Belge, ils reçoivent la partie du Congo français qui ne leur appartiennent pas encore et les régions situées sur le Kasaï, en dehors de l’État libre du Congo.

Le reste du Congo forme, enfin, le Vicariat Apostolique de l’E.I.C. et passe aux mains du clergé belge.

Notes
1.

KOREN, H. J., et LITTNER, H., “Le cardinal Lavigerie,le Père Duparquet et les missions du Congo”, in Mémoire Spiritaine, 11(2000), p. 79-80.

2.

BG, t. 13, p. 1134.

3.

Anonyme, « Nouvelles de la Propagande », in MC, 4 juin 1886. p. 268.

4.

NKULU, op.cit., p. 117.

5.

STORME, M., Evangelisatiepogingen in binnelanden van Afrika gedurende de XXe , IRCB, Bruxelles, 1951, p. 641.

1.

NKULU, op.cit., p. 134-136.

2.

Note aux Eminentissimes membres de la S. Congrégation de la Propagande relativement aux Missions récemment décrétées dans le Congo Belge et le Congo Français, APF, S.C., Africa, Angola, vol. 8, 977 ( copie polycopiée)

1.

NKULU, op.cit., p. 139-140.

2.

Lettre de PITTEURS au Cardinal Préfet de la Propagande, APF. S.C., Africa, Angola, vol. 8., 1005.

1.

Missions d'Afrique des Pères Blancs, 1930, p. 151.