2. 2. Les Scheutistes et le portage du caoutchouc de la C.K (1902-1913)

C’est en 1902 qu’un accord intervient à Bruxelles, entre le Supérieur des Scheutistes et la Compagnie. En vertu de ce contrat, les missions du Haut-Kasaï devaient mettre « leurs travailleurs » à la disposition de la C.K. pour assurer le transport de paniers de caoutchouc et d’autres colis 3 . Cet accord indiquait que les prix du portage et les modalités de leur paiement devaient être discutés sur place au Congo par le responsable de la Mission et le Directeur en Afrique de la Compagnie. Le salaire des travailleurs devait être assuré par la Mission 4 .

Dans une lettre, du 17 décembre 1905, adressée à la direction, de la Compagnie à Bruxelles et dont une copie a été réservée à Cambier, Dreypondt, directeur en Afrique de la C.K. indique que les arrangements ont été pris pour le frais de portage du caoutchouc : 5 F par charge et 10 F aller-retour 1 .

En 1906, quand le vice-gouverneur général Lantonnois fait son inspection dans le district du Kasaï, il y a 37 villages autour de Mikalay sous l’administration de facto de la mission. Cambier demande que l’État reconnaisse sa main mise sur ces villages et exempte leurs habitants de l’impôt. Il lui explique que ces villages comptent 4.000 habitants et lui fournissent 704 porteurs pour transporter les charges de la CK entre Luebo et Tshibadi, sis au sud de Hemptine. Il précise que la CK lui paye 10 F la charge, 5 F pour le voyage aller et 5 F pour le voyage retour. Chaque charge pèse 40 kg et exige deux porteurs, faisant le trajet aller-retour en 14 jours maximum. Des 10 F qu’il reçoit, Cambier paie aux deux porteurs, d’une part, quatre brasses de tissu d’une valeur de 5,20 F, d’autre part des rations en sel et en perle à l’arrivée et au départ, d’une valeur de 1 F ; ensemble 6,20 F. reste 3,80 F pour la mission, pour la rémunération des capitas 2 ne portant pas de charges et pour des matabiches 3 aux chefs. Lantannois calcule que ces 3,80 F multipliés par 2.100 charges, rapportent à la mission 7.980 F, annuellement. Le chiffre de 2.100 lui a été communiqué par le chef de secteur de la CK à Tshibadi. Il représente 84 tonnes de caoutchouc par an, 7 tonnes par mois 4 .

Tous ces chiffres semblent en dessous de la réalité. D’après une lettre du père procureur J. B. Speenackers, écrite à Scheut, le 15 février 1909 et adressée au père Stroo, procureur de la préfecture du Kasaï, pour le portage du seul 1er semestre 1908, la C.K a alloué un montant de 40.000 F aux Scheutistes du Kasaï :

‘Mon cher Père Stroo,’ ‘Juste au moment de votre départ de Scheut, j’ai reçu de la Compagnie du Kasaï un chèque de 23.190, 20 frs. comme solde du portage pour le 1er Semestre 1908. J’en ai accusé réception à Mr. Lacourt. Vous trouverez ci-contre la liste des fournitures à payer par la Mission (montant à16.809,80 frs.) qu’on a soustrait de 40 mille frs alloués. Veuillez prendre connaissance du compte portage et fournitures et me communiquer les observations que vous pouvez avoir à présenter à Mr Lacourt  5 . ’

Si au premier trimestre 1908, le montant versé par la C.K était de 40.000 F et en supposant qu'un montant identique avait été alloué au deuxième trimestre, nous pouvons conclure que cette année-là, le portage a rapporté 80.000 F. Un autre témoignage indique qu’en 1910, Cambier avait fait un bénéfice de 100.000 F avec son portage pour la CK 1 .

Quant au chiffre de charges confiées aux porteurs, il est, lui aussi, inférieur à la réalité. Pour en avoir une idée plus exacte, il faudrait se rendre compte que le contrat de portage avec la C.K n’était pas une affaire privée de Cambier. Il concernait la politique économique de la préfecture qui mettait tous les soins voulus pour que cette manne offerte par la CK ne puisse pas tarir. Deux missions étaient particulièrement impliquées dans cette opération : Saint Joseph de Luluabourg et Hemptinne Saint Benoît.

D’après une lettre adressée au directeur de la CK à Dima en date du 3 avril 1908, Cambier mentionne avoir fait transporter pour le second semestre 1907, 2577 charges 2 . Sans doute, faudrait-il doubler ce chiffre pour se rapprocher de la réalité; il faudrait également ajouter les charges transportées par les hommes du Père Seghers, Supérieur de Hemptine. Sur ce point, les archives romaines nous fournissent des informations quantitatives : nous reproduisons ci-dessous les données du 1er semestre 1906 et celles du deuxième trimestre 1908.

Tableau N°4 Relevé des charges reçues et expédiées par les soins de la Mission Hemptinne Saint Benoît pendant le 1er semestre 1906.
Mois Paniers de C.T.C Charges + colis
Janvier 181 92 +12
Février 229 108
Mars 144 107
Avril 158 165
Mai 232 237
Juin 206 149 ½
TOTAL 1150 858 ½ + 12

(Source : ARCCIM, P.II.b.2.2.5.)

En 1908, les charges transportées étaient encore plus importantes :

Tableau N°5 Relevé des charges reçues et expédiées par les soins de la Mission Hemptinne Saint Benoît pendant le deuxième semestre 1908.
Mois Paniers de T.C.T Charges
Juillet 324 185
Août 507 348
septembre 404 417
Octobre 395 570
Novembre 334 230
Décembre 580 351
TOTAL 2544 2101

(Source : ARCCIM, P.II.b.2.2.5.)

Nous pouvons donc noter que les Scheutistes du Kasaï ont bénéficié des profits générés par « red rubber » 1 . L’argent du caoutchouc a, bel et bien, servi à répandre l’Évangile, à racheter les esclaves et à acheter les malades du sommeil pour le baptême.

Notes
3.

Lire Lettre de CAMBIER au directeur de la C.K., Luluabourg Saint Joseph, 22 juin 1903, ARCCIM, P.II. b. 2.3.

4.

CORNET, A., in VELLUT, Émeri CAMBIER…, p. 36

1.

Lettre de DREYPONDT à la direction de la C.K. à Bruxelles (copie pour CAMBIER), le 17/12/1905, ARCCIM, Papiers Cambier, Boîte P.II.b.2.

2.

Capitas (ou Kapita)= chefs d’équipe ou responsables d’un groupe.

3.

Matabiches = pot-de-vin, récompense, cadeau, etc.

4.

MARCHAL, op.cit., vol. 2, p. 201.

5.

Lettre du Père SPEENACKERS au Père STROO, Scheut,le 15 /02/ 1909, ARCCIM, P.II.b.2.2.5 (manuscrit).

1.

AMBAE, M 570, liasse 48

2.

Lettre de CAMBIER au directeur de la C.K. à Dima (dactylographiée), le 3/4/1908, ARCCIM, Papiers Cambier, boîte P.II.b.2.

1.

Cette expression devenue légendaire est le titre d’un ouvrage de E. D. MOREL, Red Rubber : The Story of the rubber Slave Trade which Flourished on the Congo for Twenty Years, 1890-1910, Nouvelle édition révisée, National Labour Press, 1919.