3. 2. LES SCHEUTISTES ET LA C.K. EN GUERRE CONTRE LES PRESBYTÉRIENS AMÉRICAINS (1902-1909)

3. 2. 1. « Enkyster » ces protestants au centre même de leurs œuvres !

L’évangélisation de l’Afrique au 19ème siècle s’est faite sur fond de querelles et de la concurrence qui opposait traditionnellement les protestants aux catholiques. Les divisions politico-religieuses qui sévissaient parmi les puissances occidentales étaient exportées en territoires coloniaux. Le très catholique Léopold II n’avait accepté que du bout des lèvres la présence au Congo des protestants anglo-saxons qui, selon lui et selon l’opinion publique belge, étaient des agents à la solde de leurs gouvernements, notamment ceux de l’Angleterre, de l’Allemagne et des États-Unis. Les protestants n’étaient tolérés au Congo qu’au nom du principe de « liberté religieuse » proclamé par l’acte de Berlin. Une des raisons évoquées par le roi et appuyée par le Saint-Siège pour convaincre les Scheutistes à venir au Congo, a été justement d’arrêter l’expansion protestante dans cette partie du continent noir.

Au Kasaï, les presbytériens ont, comme nous l’avons indiqué plus haut, précédé les Scheutistes. Ils se sont installés à Luebo en 1890, une année avant que Cambier ne fonde Luluaubourg (1891). On pourrait se demander si l’installation précipitée de Cambier tout en amont du Kasaï n’obéissait pas, entre outre, à ce qu’il appellera plus tard sa « stratégie d’encerclement des protestants hérétiques » ? Il est certain que parmi les actions menées par Cambier, la « lutte contre le prosélytisme » des Américains de Luebo est une priorité.

En février 1898, le révérend Morisson demande une concession au commissaire de district : « J’ai l’honneur de vous envoyer ci-joint une demande de concession provisoire au village indigène de Banzadi qui est situé ( comme indiqué sur la carte annexée) à environ 70 km NE. N au N. de Luebo » 1 . Une fois au courant de cette demande, Cambier s’adresse directement au Gouverneur Général le suppliant de ne pas agréer la demande de presbytérien si elle lui était faite :

‘Je viens d’apprendre de la bouche même des Révérends Mass et Hawkins de la mission protestante de Luebo que leur société à l’intention de demander à Votre Excellence l’autorisation de s’établir à mi-route Luluabourg-Luebo, à deux journées de marche d’ici, c’est dire au milieu des mêmes Bena Lulwa que ceux qui nous entourent.’ ‘Confiant dans la bienveillante protection que l’État nous a toujours accordée, sachant, d’ailleurs qu’une des préoccupations constantes du gouvernement est d’éviter, autant que faire se peut, les conflits, discussions ou difficultés s’y rattachant, et désireux de prévenir ces mêmes conflits entre différents œuvres, je prends l’humble et respectueuse liberté de venir supplier Votre Excellence dans l’intérêt de tous, de ne pas accorder cette autorisation, si elle est demandée. ’ ‘Toute la vaste tribu des Bakuba, au Nord de Luebo, n’offre-t-elle pas un champ assez étendu au zèle de ces Révérends » 2  ?’

La création de la Compagnie du Kasaï en 1901 et l’érection du Haut-Kasaï en Mission autonome (1901) puis en Préfecture (1904) n’améliorent guère la situation des presbytériens. Cambier réussit, grâce à un coup de main de l’État et à sa collaboration avec la C.K., à les « enkyster » au centre même de leurs œuvres, c’est-à-dire à Luebo et à Ibanji. Le Préfet Apostolique du Kasaï peut, en septembre 1906, écrire fièrement à l’Œuvre de la Propagation de la Foi :

‘Comme vous le voyez […], le nombre de nos résidences est de 7 […]. Dans et autour de ces résidences, tels autrefois les abbayes de chez nous, sont venus se grouper foule d’indigènes, esclaves rachetés et hommes libres se réclamant de notre protection, et ces résidences sont devenues comme autant de foyers d’évangélisation. Les ruches remplies, les abeilles ont essaimé, étendant le rayon d’action ; et, nombreux sont maintenant les villages parcourus par les catéchistes, allant donner, surtout aux enfants, des leçons de religion, de lecture et d’écriture. […] Cette année, nous avons commencé une lutte vive et acharnée contre les frelons qui veulent envahir nos ruches, je veux parler des protestants de l’A.P.C.M. (American Presbyterian Congo Mission) de Luebo.’ ‘Presque à notre insu, s’ouvrant un chemin par l’enseignement de la lecture et de l’écriture, ils étaient venus ou plutôt avaient envoyé sournoisement un de leurs catéchistes, s’installer à 5 minutes du Poste de l’état de Luluabourg, d’où leur influence s’étendait dans de nombreux villages des environs du poste. Nous avons réussi, grâce à Dieu, à les chasser de presque tous ces villages. Par suite de l’accord intervenu avec l’État, nous avons fondé une école au poste même de Luluabourg, une autre à Lusambo, chef lieu du district ; et, à Luluabourg comme à Lusambo s’élèvera bientôt une chapelle-église, l’État fournissant les matériaux, et nous la main d’œuvre.’ ‘De plus, j’ai résolu « d’enkyster » ces protestants au centre même de leurs œuvres, - ils sont établis, eux, les Américains, à Luebo et à Ibanji, au centre d’un triangle dont je vais faire occuper les trois angles par trois résidences. L’une est déjà fondée à Bena Makima St. Victorien ; deux pères et un frère partent dans huit jours pour aller occuper la seconde à Mushenge Lukengo, où une maison les attend déjà ; et la troisième s’organisera dans quatre ou cinq mois – quelques familles y sont déjà placées. […] Ces hérétiques sont furieux de cet « embouteillage » comme ils l’ont appelé eux-mêmes dans leur revue1. ’

En 1908, le Congo Belge succède à l’E.I.C, les presbytériens ne parviennent pas à sortir immédiatement du fameux triangle dans lequel Cambier les a enfermés. Ils doivent attendre le déclin de l’économie du caoutchouc, la fin du monopole de la C.K sur le Kasaï et la dégénérescence progressive du système mis en place par Cambier, pour aller hors du périmètre dans lequel ils étaient jusque-là confinés et fonder à partir de 1912 leurs autres missions 2 .

Notes
1.

Lettre de Morisson au Commissaire de district, Luebo, le 11 février 1898, AMBAE, M. 580, 12459, II, affaire Morisson.

2.

Lettre de CAMBIER au Gouverneur Général, Luluabourg, le 7 août 1899, AMBAE, M.42 (570), boîte 62, III.

1.

Lettre de Cambierà l’Œuvre de la Propagation de la Foi de Lyon, Luluabourg Saint Joseph, le 30 septembre 1906, APFL., G. 44.

2.

Cfr. supra. Mutoto (1912) ; Lusambo (1913) ; Bulape (1915) Bibaanga (1917).