3. 2. 2. La « Question congolaise » au Kasaï (1904-1909)

La politique économique mise en place par l’E.I.C., à partir des années 1890, consistant à donner certains pouvoirs régaliens aux Compagnies concessionnaires et à impliquer les agents de l’État dans la récolte de l’ivoire et du caoutchouc, devait nécessairement conduire à de nombreux abus. Des récits d’atrocités (massacre des populations, villages incendiés, enfants mutilés, femmes violées, etc.) commises au Congo sont régulièrement relatés dans la presse étrangère par des personnes comme E.D. Morel, Charles Dilke et Richard Fox Bourne. Certains témoins oculaires rédigent aussi des rapports : le Docteur Sidney Hinde, médecin de l’armée britannique, le missionnaire suédois E.V. Sjöblom, le missionnaire américain J.B. Murphy, l’explorateur anglais Edward Glave, et l’ethnographe allemand Leo Frobenius. Le Capitaine Guy Burrows publie La Malédiction de l’Afrique centrale (1903) pour lequel il est condamné pour diffamation Le négociant anglais Charlie Stokes est jugé et pendu en 1895-1896 pour avoir diffamé le roi et son État Indépendant en dénonçant les atrocités commises au Congo. Le Révérend Edgar Stannard est lui aussi objet d’un procès en diffamation en 1906 3 .

À partir de 1902, les critiques contre le modèle de colonisation imposé par Léopold II deviennent de plus en plus véhémentes.

Le 15 mai 1902 a lieu à Londres dans la Mansion House une assemblée convoquée par l’Aborigenes Protection Society. Deux membres du parlement anglais, Pease et Sir Ch. Dilke, prennent la parole pour dénoncer les abus qui se commettent au Congo contre les indigènes. Un membre de l’Assemblée, Mohun, prend la défense de l’E.I.C.. L’Assemblée adopte cependant une résolution demandant au Gouvernement britannique d’entrer en communication avec les autres puissances afin d’imposer à l’état du Congo les réformes nécessaires 1 .

Le 23 mai 1902, l’Assemblée Générale de la Société Coloniale allemande se réunit sous la présidence du duc Jean Albert de Mecklembourg. La politique inhumaine instaurée au Congo est violemment attaquée d’autant plus qu’elle entraîne des conséquences néfastes pour le commerce allemand dans la région. Un journal local exige même une révision de l’Acte de Berlin.

Plusieurs pétitions sont adressées, cette année-là, par les chambres du Commerce de Liverpool, Burmingham, de Halifax et de Brême à leurs gouvernements respectifs pour demander la convocation des signataires de l’Acte de Berlin afin d’examiner la question du respect de ses clauses au Congo.

Durant l’année 1903, un nombre important de brochures polémiques paraissent en Angleterre sur le Congo, notamment celle de E. D. Morel, Affairs of West Africa. Le 3 mars 1903, Anglais et Allemand se retrouvent en Assemblée Générale à Londres et votent le vœu que les États signataires de l’Acte de Berlin étudient les réformes nécessaires et la conduite à suivre envers l’E.I.C.. Le 30 avril, la Baptist Union vote une résolution contre le système administratif des Compagnies à Charte, considéré comme la cause de toutes les atrocités commises au Congo 2 .

En cette année 1903, Morel et ses alliés au Parlement britannique réussissent à faire inscrire la « question du Congo » sur l’agenda politique. Au mois de mai, à la suite d’un important débat, la Chambre des communes adopte à l’unanimité une résolution exigeant que « les indigènes [du Congo] soient gouvernés avec humanité » 1 . La résolution déplore également que Léopold II n’ait pas tenu ses promesses concernant le libre-échange.

Peu après l’adoption de cette résolution, le Foreign Office envoie au consul de Sa Majesté au Congo un télégramme lui ordonnant « de se rendre dès que possible à l’intérieur, et d’envoyer rapidement des rapports » 2 . Ce consul est un Irlandais du nom de Roger Casement. À la fin de 1903, Casement regagne l’Europe pour préparer son rapport. Ce rapport, publié au début de 1904, est accablant. Il parle des massacres, des mains et des organes génitaux coupés. À cause du caoutchouc, les compagnies concessionnaires et les agents de l’État sèment la terreur partout au Congo. Pour qualifier ce qui se passe dans ce pays, Casement n’hésitera pas à écrire plus tard que le Congo est « un antre de démons » 3 .

Le 23 mars 1904, après s’être entretenu quelques semaines auparavant avec Casement sur les abominations constatés au Congo, Morel fonde la « Congo Reform Association » avec laquelle Morrison et Sheppard vont activement collaborer.

En Belgique, la « question congolaise » 4 est, au début, perçue comme une campagne orchestrée par les protestants anglo-allemands contre le très catholique roi Léopold II. On demande même aux missionnaires catholiques de faire une contre-propagande contre l’Angleterre. Mais, au fur et à mesure que les preuves des accusations s’accumulent, les protestations commencent à se lever en Belgique. Deux personnalités reconnaissent la justesse des attaques anglo-allemandes, le professeur Félicien Cattier, de l’Université Libre de Bruxelles, et le Socialiste Émile Vandervelde. Ils animent le débat sur la « Question congolaise » au Parlement et, par leurs écrits et leurs prises de position, sensibilisent l’opinion publique en Belgique.

Le 23 juillet 1904, pressé par les critiques, Léopold II signe un décret nommant une commission chargée d’enquêter sur les exactions éventuelles commises à l’égard des indigènes, soit par des particuliers soit par les agents de l’État. Le décret accorde à la commission les pouvoirs les plus étendus et demande à tous les agents de l’État de lui prêter sans réserve leur concours et leur aide dans l’accomplissement de sa tâche 1 .

La Commission est composée d’Edmond Janssens, avocat général à la Cour de Cassation de Belgique, Président, du Baron Nisco, italien d’origine, Président ad interim du tribunal de Boma, et du docteur de Schumacher, Conseiller d’État et Chef du département de la justice du Canton de Lucerne en Suisse. Victor Deneyn, Substitut du Procureur du Roi à Anvers, est désigné comme secrétaire de la Commission et Henri Grégoire, originaire de la ville de Huy, comme secrétaire interprète 2 .

La commission arrive à Boma le 5 octobre 1904, finit son enquête et rentre en Belgique le 21 février 1905. Elle commence ses travaux à Boma, puis se rend à Matadi et à Kinshasa. Elle continue ses enquêtes en remontant le fleuve jusqu’à Kisangani et en pénétrant dans le lac Tumba et dans le Bassin de la Lulongo. Elle n’a pas visité le bassin du Kasaï et les territoires étudiés dans la présente étude, mais elle y fait quelques allusions dans son rapport final.

Pendant son séjour au Congo, la commission a reçu les déclarations de magistrats, de fonctionnaires, de directeurs et d’agents de sociétés, de missionnaires catholiques et protestants, ainsi que des populations locales.

Le rapport est officiellement signé à Bruxelles et daté le 30 octobre 1905. Il comporte 150 pages et est publié dans le Bulletin officiel du 5 novembre.

En ce qui concerne le bassin du Kasaï, bien que ne s’y étant pas rendue, la Commission en parle dans le chapitre relatif au système de concessions :

‘Dans certaines régions qui n’ont pas fait l’objet d’une concession, l’indigène récolte les produits du domaine pour le compte de sociétés commerciales, sous l’empire d’une contrainte. Ces régions sont celles dans lesquelles l’État, par le décret du 30 octobre 1892, a abandonné aux particuliers l’exploitation du caoutchouc.’ ‘Dans la plus grande partie du bassin du Kasaï, soumise à ce régime, les nombreuses sociétés qui s’y étaient installées se sont syndiquées, supprimant ainsi la concurrence, et ont formé la Compagnie du Kasaï (C.K.). Celle-ci, qui a été réorganisée sur la base d’une « société congolaise », n’a, néanmoins, pas reçu de concession proprement dite, comme l’Abir ou la S.C.A. Ses représentants n’ont pas davantage été commissionnés pour lever l’impôt. Elle ne peut donc récolter le caoutchouc et les autres produits de la forêt qu’en traitant directement avec l’indigène.’ ‘Mais si, en droit, l’indigène est entièrement libre de récolter ou de ne pas récolter, de vendre ou de ne pas vendre du caoutchouc, en fait il se trouve, tout au moins dans le bassin du Sankuru, indirectement obligé à se livrer à la récolte de ce produit. En effet, il est assujetti à l’impôt vis-à-vis de l’État. Or, cet impôt doit être payé dans la monnaie locale appelée croisette ; et cette monnaie, le noir ne peut se la procurer que chez les factoriens, qui lui réclament du caoutchouc en échange1.’

Le rapport continue en indiquant les abus engendrés par ce système :

‘Indépendamment de cette contrainte, on nous signale différents abus auxquels donne lieu le système. La quantité de caoutchouc que la Compagnie exige en échange d’une croisette est plus ou moins laissée à l’arbitraire. De plus le factorien, qui sait ou qui pressent que l’indigène ne travaillera plus à partir du jour où il se sera procuré le nombre de croisettes suffisant pour payer l’impôt, a soin, la plupart du temps, de rémunérer d’abord l’indigène en marchandises quelconques, autres que des croisettes.’ ‘Il semble résulter des renseignements recueillis par la Commission, qu’en définitive, le paiement remis à l’indigène en échange de son caoutchouc est inférieur à la rémunération allouée par l’État, dans les mêmes conditions, aux récolteurs de son domaine privé et que, d’autre part, la quantité de caoutchouc exigée est supérieure.2

La commission parle aussi des expéditions armées entreprises par les sociétés du Lomami et du Kasaï. Légalement les compagnies commerciales ne peuvent pas faire d’expéditions armées. On leur permet cependant d’avoir, dans chacune de leurs factoreries, un dépôt de vingt-cinq fusils Albinis, dont vingt servent exclusivement à repousser les attaques dont ces factoreries pourraient être l’objet de la part des indigènes. Les cinq autres peuvent être remis, moyennant permis spécial, aux hommes chargés d’escorter les Blancs dans leurs tournées. Une circulaire du Gouverneur général autorise les capitas noirs à porter un fusil. Malgré ces défenses formelles, il est arrivé plusieurs fois, au Kasaï comme ailleurs, que les agents commerciaux utilisent les armes pour contraindre à produire plus ou pour s’accaparer des vivres pour leurs travailleurs 3 .

Même si la commission ne s'est pas rendu au Kasaï, tous les griefs qu’elle a signalés ailleurs contre l’État léopoldien et les compagnies commerciales s’appliquent, mutatis mutandis, à la situation dans cette partie du Congo. Les populations ici étaient soumises aux mêmes impositions en arachides et en vivres ( cikwangue, poisson, produits de chasse, animaux domestiques), aux mêmes corvées ( coupe de bois, travail dans les postes et les factoreries, pagayage, portage), à la fourniture de l’ivoire et à la récolte des produits dits du domaine, copal et caoutchouc. Cette région n’était pas non plus à l’abri de toutes les autres formes des pressions et d’exactions dénoncées par la commission d’enquête. L'aide- mémoire anglais en réponse au mémoire belge du 12 mars 1909 et communiqué le 12 juin, mentionne : « … le travail forcé des hommes, et dans des nombreux cas, des femmes, dans des districts très étendus sinon dans la plus grande partie de l’État du Congo tout entier, comportait à peu près tout, si pas tout le temps dont disposait un adulte annuellement. Dans le district du Kasaï, sous prétexte du commerce, la taxe en caoutchouc était prélevée au mépris absolu des lois de l’État du Congo. C’était par de tels moyens qu’était obtenue la plus grande partie du caoutchouc exporté du Congo… » 1

Notes
3.

HOCHISCHILD, A., Les fantômes du roi Léopold II…, op.cit. ; VANGROENWEGHE, D., Du sang sur les lianes. Léopold II et son Congo, Bruxelles, 1986 ; MASSOZ, M., Le Congo de Léopold II, Liège, 1989 ; MARCHAL, J., E.D. Morel contre Léopold II. L’histoire du Congo 1900-1910, Paris L’Harmattan, 1996, 2 vol. ;BENEDETTO, R., Presbyterian reformers in central Africa…., op.cit; NDAYWEL, I., Histoire générale du Congo…, op.cit., p.322-344.

1.

BENEDITTO, op.cit., p.

2.

MUKOSO, F., Les origines et les débuts de la Mission du Kwango (1879-1914), FCK, Kinshasa, 1993, p. 186-188.

1.

Résolution du 20 mai 1903, cité dans HOCHSCHILD, op.cit., p. 229.

2.

HOCHSCHILD, op.cit., p. 230.

3.

LOUIS, W.R., « Roger Casement and the Congo » in JAH, V (1964) 1, p.99-120.

4.

L’expression « question congolaise » est empruntée au titre du célèbre ouvrage du Jésuite A. VERMEERSCH, La Question congolaise, Bruxelles, 1906. Cet épisode de l’histoire est qualifié de « Campagne anti-léopoldienne » par les défenseurs de Léopold II. VERMEERSCH écrit ce livre et d’autres encore pour défendre les jésuites du Kwango accusés par la commission d’enquête de s’être livrés, eux aussi, à la violation des droits humains au Congo.

1.

B.O. (1904), p.285. Lire aussi MUKOSO, op.cit., p. 189-190.

2.

Idem.

1.

Rapport de la Commission d’enquête, in B.O. (1905), 224-225. Lire VANGROENWEGHE, D., Du sang sur les lianes…,op.cit., p. 198-204.

2.

VANGROENWEGHE, D., Du sang sur les lianes…,op.cit., p. 198-204.

3.

Ibidem

1.

APR, Fonds Congo, 5/20 cité par MUKOSO, op.cit., p. 187, note 23.