3. 2. 4. La C.K. accuse les Presbytériens (1908-1909)

Dans le Kasaï, le mouvement de protestation contre les abus de l’État léopoldien est animé, à partir de Luebo, par le pasteur William Morrison, supérieur de la Southern Presbyterian Congo Mission et son collaborateur, le pasteur noir américain William Sheppard. Ils sont tous deux proches de la « Congo Reform Association » de Morel.

Comme beaucoup d’autres Églises protestantes travaillant au Congo, par crainte de la répression de l’État léopoldien, l’Église presbytérienne du Sud maintient officiellement une politique de non-implication dans les affaires politiques. Elle demande à son personnel de ne se concentrer que sur la proclamation de l’Évangile, l’épanouissement de la vie spirituelle et la construction d’une l’Église congolaise. Le contact direct avec les réalités du terrain va bientôt changer les choses. Le travail forcé, l’esclavage, les assassinats et autres atrocités obligent Morrison à défier la Compagnie du Kasaï ( et donc l’État Indépendant du Congo) et à enfreindre les règles officielles de sa propre Église.

Morrison met au point une procédure de réponse aux violations des droits de l’homme. Cette procédure est expliquée dans son essai  « En quelles circonstances sommes-nous justifiés de rendre publics les rapports d’atrocités et autres formes d’injustice commises à l’encontre des indigènes ?» 1

Sa méthode consiste à signaler les abus d’abord aux officiels locaux de la Compagnie du Kasaï. Si rien n’est fait, il s’en réfère alors aux autorités locales de l’État Indépendant. Ensuite, il s’adresse au Gouverneur Général à Boma. Et en dernier recours, il écrit en Belgique, à une haute autorité telle que le Ministre des colonies ou le Roi lui-même. Si ses protestations restent sans réponse, ce qui est souvent le cas, alors il se sent libre de dénoncer les outrages dans les magazines et les journaux, par des conférences, et au travers de l’Association pour la Réforme du Congo d’E.D. Morel.

À partir de 1902, la C.K. jouit d’un véritable monopole dans toute la région qui lui est dévolue par ses statuts et par sa convention avec l’État. Elle réalise, avec le concours des personnages aussi sulfureux que Léon Rom 1 , d'énormes bénéfices sur la vente du caoutchouc et l’ivoire.

Tableau N°6 Bénéfices réalisées par la C.K. (1902-1909)
Années Bénéfices Dividende par part bénéficiaire
1902 1.210.706,23 250
1903 3.497.393,01 750
1904 5.334.797,06 1.000
1905 7. 543 084.98 1.500
1906 8.033.657,22 1.750
1907 2.018.979,93 400
1908 4.337.428,70 800
1909 6.324.927,01  

(Source : Papiers de DE KEYZER, AHPMRAC, R.G. 764/R.G. 887).

Tous ces bénéfices, la C.K. ne les engrange pas, comme le prétendent ses propagandistes 2 , en faisant du commerce libre avec les indigènes.

De nombreux témoignages locaux 1 et les protestations de presbytériens de Luebo nous apprennent que c’est sous la contrainte et par des excès de brutalité que le caoutchouc était produit et vendu à des prix concurrentiels au marché d’Anvers. Sheppard écrira, par exemple, à propos de Kuba : « Les sentinelles armées des compagnies concessionnaires obligent les hommes et les femmes à passer la majeure partie de leurs jours et de leurs nuits dans la forêt pour faire du caoutchouc, et le salaire qu’ils touchent est si maigre qu’ils ne peuvent pas en vivre » 2 .

En 1904, exténués par de nombreuses corvées et des exactions de « surveillants » de la C.K., les Kuba se révoltent. Encouragée par les anciens qui disaient avoir un fétiche capable de changer en eau les balles des hommes blancs, l’insurrection se répand rapidement et les rebelles brûlent les comptoirs de la C.K.. Avec l’aide de l’État, la Compagnie, réprime la rébellion. Les insurgés sont tués et leurs villages incendiés.

En 1905 Morrison et Sheppard 3 dénoncent les massacres perpétrés par les « surveillants » de la C.K. contre les « insurgés » Kuba. Les deux presbytériens se mettent ouvertement en opposition avec la Compagnie. Celle-ci, pour se défendre, prend pour témoin les Scheutistes du Kasaï 4 .

En 1906, un Scheutiste, Numa Polet, est tué au moment où il voulait, avec l’assistance d’un agent africain du poste de la C.K. de Bolombo, arrêter le chef Mianda du village Bambuye à son domicile 1 .

Dans un article paru, en janvier 1908, dans le Kassaï Herald (lettre d’information annuelle de presbytériens du Congo) et réimprimé plus tard par Morel, Sheppard décrit systématiquement le massacre de Kuba et la destruction de leur culture par la C.K.

La Compagnie crie à la diffamation et exige un démenti. Morrison et Sheppard refusent et envoient aux responsables de la C.K. des lettres véhémentes énumérant des accusations plus spécifiques.

Entre temps, en cette même année 1908, le vice-consul de Grande-Bretagne au Congo, Wilfred Thesiger, effectue une visite de trois mois dans le bassin du Kasaï pour préparer un rapport sur la situation dans la région. Il séjourne à la mission des presbytériens américains et utilise leur steamer, le « Lapseley » pour se déplacer. Il visite plusieurs villages Kuba accompagné de Sheppard. Le rapport de Thegiser au Parlement britannique est cinglant. Il y est question de famine et d’exactions. Il décrit aussi les cases des Kuba qui tombent en ruine pendant que les habitants travaillent comme des esclaves pour récolter le caoutchouc.

En réponse aux accusations des presbytériens et au rapport de Thegiser, le prix des actions de la C.K. est en chute libre 2 .

Ne pouvant pas s’attaquer directement à Thesiger, la Compagnie porte plainte pour diffamation, en février 1908, contre Sheppard, en tant qu’auteur de l’article et Morrison, qui l’avait publié, en demandant quatre-vingt mille francs de dommages et intérêts. Le procès de la C.K. contre les deux pasteurs presbytériens a un grand retentissement au Congo et en Belgique. Pour les missionnaires et les catholiques belges, c’est un procès entre l’Angleterre protestante et la Belgique catholique. Pour les Scheutistes du Kasaï l’occasion n’est que trop belle pour pouvoir enfin régler leur compte à « ces hérétiques » qui les narguent continuellement dans leur « perle d’Afrique ». Ainsi les missionnaires de Scheut se sont-ils naturellement rangés du côté de la C.K 3 .

Le procès de la C.K. contre les Presbytériens de Luebo a lieu à Léopoldville, à partir du 24 septembre 1909. Les deux accusés, Morrison et Sheppard, comparaissent. Ils sont défendus par Émile Vandervelde.

L’avocat de l’accusation, Gaston Vandermeeren, un socialiste belge, représente les intérêts du Directeur Chaltin et des autres responsables de la CK.

L’audience est suivie par un petit groupe de diplomates et de pasteurs protestants, incluant le Vice Consul britannique Armstrong, le Consul américain William Handley, le Vice Consul américain Kirk, et William Morrison, T.H. Hope Morgan, et environ trente autres pasteurs protestants, qui viennent d’achever une conférence à Kinshasa. Le Père Cambier y est aussi présent. Les témoins indigènes venus du Kasaï avec les deux pasteurs ne sont pas admis à faire leurs déclarations 1 .

L'avocat Vandermeeren, qui avait été devant les tribunaux de l’État Indépendant pendant plusieurs mois pour défendre les agents de la C.K. accusés de mauvais traitements sur des Congolais forcés de produire du caoutchouc, commence son plaidoyer en déclarant que l’article de Sheppard se référait à la C.K. et qu’il l’avait écrit avec l’intention de porter préjudice à la Compagnie et, par conséquent, de priver la Belgique de ses droits sur le Congo.

Selon cet avocat de l’accusation, l’article était diffamatoire et dommageable ; qu’il avait été écrit pour créer une fausse impression et avait déjà entraîné un dommage considérable pour la Compagnie 2 .

Il nie, comme on pouvait s’y attendre, le fait que la Compagnie ait jamais employé « des sentinelles armées » et que «  des pressions aient jamais été exercées sur les indigènes pour la production du caoutchouc » 3 . Il essaie de prouver que les conditions dans le district de Kasaï ne s’étaient pas aggravées depuis l’arrivée de la C.K..

En ce qui concerne l’usage des armes à feu par les sentinelles, l’avocat tient un raisonnement pour le moins curieux. Il affirme que « c’était contre les ordres de la Compagnie, mais que, peut-être, certains des acheteurs possédaient-ils des armes à feu » 4 .

Il se lance aussi dans une attaque contre Consul Thesiger, suggérant qu’il y avait une conspiration entre le Consul et les missionnaires presbytériens. D’ailleurs, dit-il, « Sheppard avait emmené Thesiger seulement dans les pires endroits du pays et que sa visite était trop brève pour s’assurer des véritables conditions des indigènes » 1 .

Il accuse Sheppard d’avoir écrit son article par hostilité contre les Catholiques. Il se demande pourquoi les autres missionnaires au Congo, spécialement les Catholiques, n’avaient vu aucun des abus dénoncés par les missionnaires protestants 2 .

En réponse aux accusations de Vandermeeren, Vandervelde démontre que l’article de Sheppardn’avait aucunement pour but de nuire, mais qu’il se contentait de décrire des conditions existantes. Il n’y avait aucun complot avec le gouvernement britannique contre la CK étant donné qu’il n’y avait eu aucune correspondance avec le Consul anglais Thesiger avant son arrivée au Kasaï. Il n’y avait aucun rapport entre les conditions au Kasaï et le supposé conflit entre les missions catholiques et protestantes. Vandervelde note qu’en réalité, les déclarations faites dans l’article étaient vraies parce qu’elles étaient corroborées par le rapport de la propre Commission régentée par le roi lui-même et par le rapport du Consul Thesiger 3 .

L’accusation, dit Vandervelde, n’a pas prouvé que la CK avait souffert un dommage quelconque à cause de l’article de Sheppard. Le prix de l’action de la compagnie avait baissé avant la publication de l’article, les exportations de caoutchouc avaient augmenté de 1410 tonnes en 1908 à 1527 tonnes en 1909 4 .

Dans son verdict, le juge Gianpetri, politiquement habile, en vient à une interprétation étroite et astucieuse de l’affaire. Il ne veut heurter ni les autorités américaines (représentées au procès par le Consul et le vice-consul des USA) ni celles de la Belgique. Il décide que Sheppard n’avait pas l’intention de nuire à la CK ni d’« entacher » sa respectabilité ; qu’il ne blâmait pas la CK pour les actes commis par ses employés ; et que l’article ne concernait pas la CK  «  qui demeurait complètement étrangère aux abus dénoncés » 5 .

La question de savoir qui était responsable des conditions au Kasaï, et ce qui pourrait être fait pour les améliorer, n’était pas un problème. En fin de compte Sheppard est déclaré innocent sans que la Compagnie du Kasaï soit reconnue coupable. Celle-ci devait toutefois payer les frais de justice 1 .

C’est dans ce contexte particulier où la CK se trouve harcelée par les presbytériens américains qu’elle cherche, pour se donner, peut-être, bonne conscience ou pour des raisons de propagande, à se lancer dans les œuvres philanthropiques en faveur des indigènes. En 1905, la Compagnie commence un hôpital à Pangu. En 1908, au plus fort de la crise avec les protestants, la CK finance la construction d’une école catholique à Demba et facilite l’installation des Scheutistes à Pangu.

Notes
1.

BENEDITTO, op.cit., p. 267-274.

1.

Léon ROM est un ancien officier de la force publique qui avaiet la passion de « collectionner les têtes coupées » qu’il gardait comme trophée. Cet homme funeste, une fois en retraite, devient inspecteur général de la Compagnie du Kasaï. Lire HOCHSCHILD, op.cit., p. 165-167 et p. 306.

2.

En réponse aux accusations qui lui étaient faites, la CK a toujours soutenu qu’elle obtenait son caoutchouc sans « jamais s’écarter du rôle purement commercial qui lui est dévolu ». Elle nie avoir spolié les indigènes et les avoir contraints au portage. Elle affirme aussi avoir payé correctement le travail de ses salariés. Lire Question congolaise. La Compagnie du Kasaï…, p. 87-100.

1.

Les traditions des Ding orientaux rapportent cet épisode douloureux de l’histoire locale. Une version des traditions du clan Ntsum relatée par Mpia en 1978 raconte ce qui suit : « Après la mort du roi Mwimbeng, Duul a hérité du pouvoir. C’est à cette époque que les Blancs sont arrivés et ont forcé les gens à produire du caoutchouc (ndun’n). Cette corvée était imposée de façon particulière aux villages Kibwadu, Kapia, Mpimako, Bankoko, Ibwa et Binko qui se situaient près de Lubwe où les Blancs se sont installés. Les habitants de ces villages fuyaient ces durs travaux pour se réfugier ailleurs. Duul n’a pas vécu longtemps. À sa mort, c’est Kikpanza qui prend le pouvoir à une époque où la récolte du caoutchouc devenait de plus en plus pénible. Les villageois ne voulaient plus s’y livrer. Croyant que ce refus s’appuyait sur l’autorité du chef, les Blancs s’en sont pris à Kikpanza (Munken à l’époque) : ils l’ont fait arrêter et, comble de déshonneur, l’ont contraint à coucher avec sa propre sœur. Honteux de cette infamie, Kikpanza décide de fuir Kapia pour se réfugier à Mbel. Les Blancs s’emparent de son neveu et le relègue à Luebo. Pour obtenir sa libération, les Blancs nous ont exigé de céder notre olifant sacré en ivoire, « makl ma nim ». Lire NKAY M.F., Histoire des Ding Mbensia d’après les traditions du clan Ntshum (Des origines à 1899), Mémoire de Licence, UNAZA, Lubumbashi, 1979, p. 39-40.

2.

SHEPPARD, W., “From the Bakuba Country”, in The Kassaï Herald, Janvier, 1908, p. 13.

3.

ANONYME, «  Procès de la Compagnie du Kasaï contre Sheppardet Morrison» in M.G., 1909, col. 478.

4.

BENEDETTO, op.cit. p. 16. Voir aussi Réponses de CAMBIER aux accusations contre la C.K, ARCCIM, Boîte Z. III. b. 1. 21.

1.

MARCHAL, op.cit., vol. 2, p. 203.

2.

HOCHSCHILD, op. cit., p. 308.

3.

MARCHAL, op.cit., vol. 2, p. 203.

1.

BENEDETTO, op.cit., p. 21.

2.

Idem, p. 23.

3.

Idem, p. 23

4.

Idem, p. 23.

1.

BENEDETTO, op. cit., p. 23

2.

Ibidem.

3.

Ibidem, p. 23 ; HOCHSCHILD, op.cit., p. 310.

4.

BENEDETTO, op.cit., p. 23-24.

5.

Idem, op.cit., p. 24.

1.

HOCHSCHILD, op.cit., p. 311.