5. 1. Crise du caoutchouc naturel ( 1910-1913.)

Entre 1901 et 1910, la croissance de la production caoutchoutière de la CK est fulgurante. Les chiffres des bénéfices réalisés par la Compagnie entre 1902 et 1909 indiquent bien cette progression.

Cette période est celle de la prospérité. Les gestionnaires de la compagnie ne cessent d’afficher leur optimisme comme l’indique ces quelques lignes du rapport de l’année 1906 : « L’exercice 1906 a accusé par rapport à 1905, une augmentation de production de 59 tonnes de caoutchouc, un prix moyen de vente supérieur et un bénéfice plus élevé ; celui-ci a été de 11.268.030 francs ; les frais généraux ont absorbé 2.833.914 francs ; les amortissements reçoivent 148.815 francs ; la réserve, 401.683 francs et il est reparti aux parts syndicataires un dividende global de 1.750 francs » 1 .

Pendant ce temps de vaches grasses, la compagnie pouvait se permettre de multiples libéralités sans vexer ses actionnaires. C’est ainsi que les hôpitaux étaient entretenus et les missionnaires bénéficiaient de subsides substantiels. Mais cette période d’abondance ne durera pas indéfiniment. Les problèmes juridiques et financiers commencent à se poser à partir de 1910.

On se souviendra que le décret du 26 décembre 1901, créant la Compagnie du Kasaï, a donné à celle-ci, pour trente ans, un véritable monopole sur la récolte et le commerce des produits végétaux et de l’ivoire dans le Kasaï. Cette situation, profitable au roi, constitue une entrave à la liberté de commerce telle que stipulée par les dispositions de l’Acte général de Berlin. La « campagne anti-léopoldienne » et l’annexion du Congo par la Belgique (1908), viennent bouleverser la doctrine du monopole étatique sur les produits stratégiques.

Un décret du gouvernement belge, daté du 22 mars 1910, dispose qu’à partir du 1er juillet suivant, toute personne patentée ou occupant un établissement pour lequel il paie l’impôt personnel pourra, à la condition de se munir d’un permis ad hoc, récolter ou faire récolter les produits végétaux sur les terres domaniales non louées ou concédées, ou acquérir des indigènes lesdits produits, dans une vaste région comprenant, notamment tout le territoire du Kasaï 2 .

Cette mesure provoque un conflit entre la C.K. et l’État. La Compagnie soutient qu’en vertu des actes de décembre 1901, qui l’ont constituée, elle a obtenu un droit exclusif sur le caoutchouc et les autres fruits du domaine, et qu’elle en a rémunéré l’État en lui attribuant 2,010 parts bénéficiaires. Dès lors, celui-ci ne peut la priver de ce droit sans compensation. L’État, de son côté, soutient que le droit conféré à la Compagnie du Kasaï n’est pas un droit exclusif et que, par conséquent, il n’est dû à la société aucun dédommagement 1 .

La compagnie assigne la colonie en paiement de 40 millions de dommages et intérêts. Le litige est soumis au tribunal civil de Bruxelles.

Le procès n’aboutit pas. L’État étant lui-même l’actionnaire majoritaire de la Compagnie et dans l’assemblée générale, il bloque toute procédure visant à le mettre en cause 2 .

Le décret de 1910 entre donc en application. Il attire des commerçants dans la région jusqu’ici exploitée presque exclusivement par la C.K. Ainsi naît une situation concurrentielle dans l’offre des prix aux indigènes et dans la récolte elle-même.

En outre, les plantations de caoutchouc prennent de plus en plus d’extension et leurs produits étant de qualité supérieure, il en résulte une certaine dépréciation des produits de la forêt.

Les plantations de la Malaisie envahissent davantage de jour en jour le marché et cette concurrence influence les prix de façon défavorable pour la C.K. » 3

À partir de 1911, les marchés du caoutchouc naturel de la cueillette se montrent fébriles parce que les plantations d’hévéa d’Asie du Sud-Est entrent en production. Les prix s’effondrent. En 1913, le prix de vente du caoutchouc à Anvers ne représente plus que le tiers du prix de 1910 (3,36 francs contre 10,47 francs). Sur 105 établissements de la C.K., il n'en reste plus que 53 dont 22 dans le Kwilu 4 . La situation est grave et l’inquiétude règne dans les milieux économiques belges.

Le 23 octobre 1913, le ministre des colonies, J. Renkin, réunit les principales personnalités belges du monde des affaires et du commerce intéressées à l’industrie du caoutchouc, en vue de prendre connaissance des mesures prises par le gouvernement pour parer, dans la mesure du possible, à la crise du caoutchouc dans la colonie, et de provoquer un échange de vues sur les remèdes à apporter à la situation. Lors de la rencontre les mesures gouvernementales sont d’abord exposées :

  1. La suppression totale des droits de sortie ;
  2. La réduction des tarifs au minimum de 50 pour cent à la descente et 25 pour cent à la montée pour les lignes de transport appartenant à la colonie : flottille du haut Congo ;
  3. La Compagnie du chemin de fer du Congo abaisse de 419 francs à 136,50 francs le prix de transport de la tonne du caoutchouc.

Ensuite l’assemblée présente examine les autres facteurs exerçant une influence sur le prix de revient du caoutchouc. On s’attaque en premier lieu au colportage. On émet le vœu de relever la patente des colporteurs : « Que la patente des trafiquants ambulants soit notablement élevée et que l’article 2 du décret sur la patente soit modifié comme suit : Les trafiquants congolais de race indigène faisant le commerce du copal, du caoutchouc et de l’ivoire soient soumis à la patente, sauf s’il le font pour le compte ou au nom d’une personne acquittant dans la colonie l’impôt personnel » 1 ..

On suggère en second lieu, la réduction des prix de transport des marchandises d’échange.

La question de l’impôt indigène n’est pas oubliée. On demande un renforcement des sanctions pour non-paiement de l’impôt. Cette mesure peut paraître surprenante aujourd’hui mais à cette l’époque, elle répondait aux théories de l’économie coloniale. On estimait que la meilleure façon « de faire travailler les noirs » était d’augmenter leur charge fiscale. Plus ils paient d'impôts, plus ils travailleront et augmenteront la productivité pour vendre et avoir de l’agent disponible.

En dernier lieu, les participants à la réunion discutent du travail même du collecteur du caoutchouc. S’il accepte de travailler, il faudrait qu’il respecte le contrat qui le lie au Blanc. Et pour cela qu’il apporte les soins voulus au séchage du caoutchouc 2 .

Malgré toutes ces précautions, le cours du caoutchouc naturel continue sa plongée. Le règne de ce produit touche à sa fin. Il est lentement remplacé par le latex de l’hévéa et surtout par les produits très recherchés de l’elæis : l’huile de palme et l’huile palmiste.

Le déclin du caoutchouc naturel aura des incidences certaines sur les missions du Kasaï.

La venue dans cette contrée, grâce au décret de 1910, de nouveaux concurrents, met à mal le monopole de la C.K. On peut constater, en dépouillant la correspondance de cette période, que la C.K. se plaint du fait que les missionnaires sont sollicités par ses concurrents. Le portage n’est plus régulièrement assuré 1 . Les nouvelles sociétés offrent des prix plus avantageux pas seulement aux producteurs indigènes mais aussi aux porteurs. Le contrat de portage entre la C.K et les Scheutistes est de plus en plus fragilisé. Le « système Cambier » est ainsi mis à mal.

Quant à la C.K., privatisée par le décret du 11 février 1911 1 , elle n’a pas été entièrement brisée par la chute des cours du caoutchouc naturel; au contraire elle s’est adaptée au nouvel environnement économique, c’est-à-dire à l’exploitation des produits de l’elæis.

Notes
1.

B.O., 1907.

2.

B.O., 1910, p. 324.

1.

WAUTERS, « Compagnie du Kasaï – Différend avec l’État » in M.G., 1910, col. 425.

2.

Ibidem

3.

Papiers de DE KEYZER, E., AHPMRAC., RG.764/R.G. 887.

4.

NICOLAÏ, H., op. cit., p. 309.

1.

M.G (1913), col. 531-532.

2.

M.G (1913), col. 531-532.

1.

Dans une lettre adressée à CAMBIER le 9 février 1910, le directeur général et le chef-comptable écrivent : « Nous avons l’honneur de vous remettre copie de diverses correspondances de notre Direction d’Afrique et de nos agents au Congo, se plaignant de ce que la mission n’effectue pas nos transports avec toute célérité voulue. Vous constaterez que tous nos agents sont d’accord pour dire que cette situation peut nuire à nos intérêts sans compter qu’elle présente un certain danger par suite des grandes quantités de poudre qui s’accumulent dans le magasin. Nous espérons, Très Révérend Père, qu’il aura suffis de vous signaler cette situation pour que vous donniez des instructions pour y remédier et pour éviter qu’elle se reproduise à l’avenir ». Une autre lettre date du 1er septembre 1911 : « Il nous revient que vous êtes sollicité, par nos concurrents, pour des questions de transports. Nous nous refusons à penser que vous vous prêtiez à un concours désobligeant pour notre Compagnie, avec laquelle – vous personnellement et vos missions – entretenez, depuis dix années, des rapports si courtois et si sympathiques. Le moment est venu, pour nous, de compter sur nos amis ». CAMBIER répond à cette deuxième lettre : « Je suis heureux de voir que vous vous êtes refusés à penser que nous aurions pu nous prêter à un concours désobligeant pour la Compagnie. Vous ne deviez même pas en douter et ce n’est pas moi qui romprai jamais le premier les rapports si courtois et si sympathiques que nous entretenons depuis dix années. Mr. Dejear m’a, en effet, sollicité pour des questions de transports. Il a fait plus : il m’a demandé quels étaient les subsides que nous accorde la Compagnie, en me disant qu’il était commissionné pour nous octroyer tous les avantages que nous fait la Compagnie et plus encore si je le voulais. J’ai refusé de lui répondre, en lui disant que la reconnaissance ne s’achète ni ne se vend. […] ». Une troisième lettre écrite à partir de Luebo par le Directeur ff de la CK et adressée à CAMBIER, déplore le fait que la mission de Hemptinne ne fournisse plus aucun porteur : « J’ai l’honneur de porter à votre connaissance que la mission de Hemptinne St Benoît ne nous fournissant plus aucun porteur, il reste en souffrance à Luebo 1526 charges. Le gérant de cette factorerie et moi-même avons attiré, à plusieurs reprises, l’attention des révérends Pères sur cette situation regrettable, mais toutes nos lettres sont restées sans réponses. Je me verrai donc, fort probablement, dans l’obligation d’autoriser le gérant de Tshitadi à recruter lui-même des porteurs, à moins que vous ne trouviez le moyen d’assurer un service de transport plus important et plus régulier que celui existant actuellement ». CAMBIER justifie cette fâcheuse situation « […] J’épingle à la présente le premier mot que le Père Van Roye, supérieur de la mission m’écrit à ce sujet. Il est daté du 25 avril, il y a donc huit jours. Ce mot vous donne la clé de la question. En février et mars, Monsieur Hankenne, chef de poste de Luluabourg, est allé s’installer près de la mission d’Hemptinne, pour recueillir l’impôt, organiser les chefferies et recruter des porteurs. On m’a dit qu’en ce moment, le poste de Luluabourg avait besoin de cinq mille porteurs. [...] Mr. Peffer a pris (je dis:pris, parce que cela ne s’appelle pas recruter) jusqu’aux hommes de la mission d’ici, par billet ainsi conçu : « 20 ou 40 hommes du chef X…, se rendent à Luebo ou Lusambo ». […]. Mr Hankenne a agi de même à Hemptinne, et, de plus, aurait conseillé aux porteurs de demander le double de paiement et même d’exiger le paiement avant le transport de la charge. Je sais d’ailleurs, non plus de source noire, toujours sujette à caution, mais de source blanche, qu’une circulaire a été adressée aux agents de l’État, leur recommandant de renseigner les indigènes sur la valeur du caoutchouc, sur le prix du portage, etc. Le manque de porteurs à Hemptinne est donc dû à une cause passagère. Les porteurs s’étant mis en grève, exigeant une augmentation de payement, j’ai écrit au père supérieur d’Hemptinne, de payer ses porteurs, comme on les paye au poste de Luluabourg, à savoir, 3 francs pour aller ou retour, et 4,50 pour l’aller et le retour (donc six ou neuf par charge) en leur donnant encore en plus la ration ordinaire de sel (ce qu’ils ne reçoivent pas à l’état). […] », Voir Papiers Cambier, A.R.CCIM, boîte P.II.b.2.2.5.

1.

B.O., 1911, p. 416.