5. 3. Cambier écarté de son fief du Kasaï (1913)

Le départ de Cambier pour l’Europe en 1913 et sa démission de son poste de Préfet Apostolique ont souvent été présentés comme les faits de la volonté de l’intéressé lui-même. Cette perception des événements semble erronée et est démentie par une lecture plus critique des sources. En réalité, Cambier n’a pas démissionné de son plein gré, mais il a été forcé de jeter l’éponge par les pressions conjuguées de l’autorité coloniale, de sa propre congrégation et des instances romaines. Dès janvier 1913, convoqué par Rome, Cambier est obligé de nommer un Vice-Préfet. Son dévolu tombe sur Oscar Bracq. Il lui écrit le 13 janvier 1913 :

‘J’ai le plaisir de vous rappeler ce que je vous ai écrit déjà, c’est-à-dire, qu’étant appelé à Rome, j’ai reçu de son Éminence le Cardinal Gotti, pouvoir de nommer un Vice-Préfet pour gérer les affaires de la Préfecture pendant mon absence et du T.R. Père Supérieur pouvoir de nommer ad libitum un ancien Père, pourvu qu’il soit en mission depuis avant 1907, et je vous ai nommé, par conséquent Vice-Préfet du Haut-Kasaï. Je vous délègue donc, par la présente lettre, tous les pouvoirs et facultés que j’ai reçus de Rome, y compris la faculté d’administrer le Sacrement de Confirmation 1 .’

Une fois en Belgique, Cambier est rapidement remplacé par Egide De Boeck nommé Propréfet le 10 août 1913. Cambier est interdit de retourner au Congo ne fût-ce que pour faire ses adieux à la préfecture du Kasaï dont il a été pourtant le fondateur. Pourquoi cette brutale déchéance de celui qui, jusque-là, s’était juché sur un piédestal ? Pour comprendre les déboires du « sorcier-guérisseur » (Nganga-Bouka) du Kasaï, il faudrait situer le problème dans le cadre de ce que Bontinck appelle « l’offensive anti-missionnaire  2 » ou, d’après Léon Dieu, « la querelle de 1911 » 3 .

En effet, depuis leurs origines, les missions belges au Congo sont protégées par Léopold II lui-même. Dans cette ambiance, certains abus supposés ou réels commis par les missionnaires sont sinon occultés du moins tolérés. Les agents de l’État sont appelés à traiter les missionnaires avec une certaine déférence.

À partir de 1908, la donne politique change. Le Congo n’est plus une propriété domaniale de Léopold II ; il devient une colonie belge et subit les aléas des luttes politiques de la métropole. Les missionnaires ne sont plus épargnés par les adversaires du catholicisme. Le moindre dérapage dans leur conduite au Congo est vite épinglé et dénoncé par les anticléricaux ou autres franc-maçons.

La première attaque ouverte contre les missions est lancée, en 1909, par le leader socialiste Émile Vandervelde qui tient les « écoles des missions catholiques pour insuffisantes et sectaires » ; il estime « qu’au Congo… l’enseignement doit devenir un service public » 1 . Il défend, nous l’avons déjà dit, en qualité d’avocat, deux missionnaires presbytériens américains cités en justice par la Compagnie du Kasaï. Il se présente ainsi comme le porte-étendard de « l’offensive anti-missionnaire ».

Dans cette nouvelle situation, Cambier, Préfet apostolique du Haut-Kasaï, dont l’influence considérable ne se limite pas au domaine religieux et dont le comportement envers les agents de l’État et les Africains frise l’intolérance, apparaît comme la cible idéale des anticléricaux.

Devant la Chambre, Vandervelde accuse la mission de Luluabourg de « fabriquer des boissons alcooliques » 2 , enfreignant ainsi les lois de la colonie. Cambier, loin de nier les faits, répond, le 23 février 1912, que le Roi-Souverain aurait, en 1893, autorisé la fabrication de « La Flobecquoise » pour l’agrément des missionnaires et de leurs visiteurs. Mais Cambier oublie que l’époque de Léopold II est révolue. Le supérieur général des Scheutistes ordonne de cesser la fabrication de ladite liqueur afin de ne fournir aucun prétexte aux attaques des adversaires.

Dans une lettre ouverte, en 1912, Cambier s’en prend « aux agents mesquins et sectaires de l’administration » 3 qui, dans le Haut-Kasaï, infligent de nombreuses tracasseries aux missionnaires.

Comme une réponse du berger à la bergère, l’affaire de l’incitation à l’infanticide par Cambier auprès d’une jeune femme africaine, Niemba, qui aurait été enceinte de lui est montée en épingle 4 . Le procureur d’État, protestant suédois et franc-maçon, se rend à Luluabourg et ouvre une enquête contre Cambier. Cette affaire de mœurs, malgré le non-lieu qui sera prononcé le 14 juillet 1913, va durablement entamer le crédit et la réputation du Préfet apostolique.

Dans une lettre du 31 mai 1913, le cardinal Gotti demande au supérieur général des scheutistes de lui proposer un préfet apostolique intérimaire pour le Haut-Kasaï. En réponse à cette lettre, le procureur général des Scheutistes à Rome, Albert Misonne, écrit  le 9 juin 1913 :

‘En réponse à la lettre de votre Éminence (13 mai 1913, N° 1096) le supérieur général et le conseil central de la congrégation de Scheut ont l’honneur de présenter comme préfet apostolique intérimaire du Haut-Kasaï, le R. Père Egide de Boeck, actuellement supérieur du district des Bangalas au Vicariat Apostolique du Congo.’ ‘Je joins à cette lettre les notes personnelles sur le dit Père.’ ‘En outre, en connaissance parfaite des faits qui se sont produits et de l’état actuel de la mission, le supérieur général, assisté de son conseil, demande avec insistance et de la manière la plus expresse que le R.P. Cambier ne soit plus investi de quelque autorité et qu’il lui soit défendu de rentrer au Congo Belge, même provisoirement. Le supérieur général et son conseil prennent la pleine responsabilité de cette mesure nécessaire aux intérêts supérieurs de la Mission 1

Dans une autre lettre de la même date, Misonne résume à l’intention du Cardinal Gotti les lettres du Supérieur Général relatives «à la situation actuelle de la préfecture du Haut-Kasaï ». Il indique que Cambier avait été entendu par le ministre des colonies au sujet des dossiers le concernant. A la fin de l’entretien, Cambier avait demandé la révocation de Munck (procureur du roi au Kasaï) qui a mené l’instruction contre les deux femmes et indirectement contre Cambier. Le ministre a répondu que ce n’était pas facile. Seule la cour d’appel pouvait statuer sur le cas de ce procureur. Alors Cambier aurait déclaré être en possession des documents compromettant relatifs à des fonctionnaires ; il aurait aussi menacé le ministre de publier ces documents, s’il n’obtenait pas satisfaction. Il déclarait ensuite qu’il est désagréable de faire la guerre, mais quand il le faut, il est bien nécessaire de la faire. Cependant, ajoute-t-il « Tout pourrait s’arranger si je rentrais au Kasaï comme vicaire apostolique. Je sais que Rome n’est pas porté à cela, mais vous, M. le ministre, vous pourriez y faire quelque chose » 2 .

Le ministre lui dit qu’il n’était dans ses attributions de se mêler des affaires de nomination à Rome, mais qu’il traiterait de toutes ces choses avec son chef de cabinet, monsieur de Brocqueville. L’avis de celui-ci est sans appel. Il considère les exigences de Cambier comme un « un chantage avec la mitre » et il indique : « Notre avis et celui de M. le Ministre serait que le R.P. Cambier soit appelé à Rome et qu’il lui soit défendu de communiquer des pièces à des tiers pour les jeter dans le public. L’impression qu’on a au ministère est des plus défavorables » 1 .

Le Supérieur Général des Scheutistes n’est pas non plus tendre vis-à-vis de l’ancien préfet apostolique du Kasaï. Il avait déjà écrit en date du 28 mai 1913 :

‘L’impunité dont jouit le R.P. Cambier depuis longtemps a eu les effets les plus désastreux sur la moralité là-bas. Le temps est passé où l’étonnement en fut le seul résultat. Il semble suffire de payer d’audace pour pouvoir se permettre des dehors les plus offensants pour l’honneur sacerdotal et de continuer de confondre sa cause avec celle de la Religion.’ ‘C’est en connaissance parfaite des faits qui se sont produits et de l’état actuel de la mission que le Supérieur Général, assisté de son conseil demande avec insistance et de la manière la plus expresse que le R. P. Cambier ne soit plus investi de quelque autorité et qu’il lui soit défendu de rentrer au Congo belge. Nous sommes trop intimement convaincus des complications déplorables qu’entraînerait infailliblement sa rentrée au Congo, même momentanée et provisoire2, pour que nous puissions y consentir. Veuillez en outre remarquer que notre demande est conforme ( sans cependant en être influencée) à celle que nous fut formulée spontanément par le Vice Gouverneur Gén. (catholique) de la Colonie, après son voyage d’inspection au Congo3. ’

Lâché par les autorités coloniales et par sa propre congrégation, Cambier est forcé de rester définitivement en Belgique. L’ère Cambier touche à sa fin. L’histoire de sa liaison avec Niemba, la charmante jeune femme congolaise, clôt définitivement les années de dévouement passées au Congo.

Cambier est arrêté pendant la première guerre mondiale par les autorisés allemandes. Il meurt en 1943 à Namur.

La chute précipitée de Cambier, à la veille de la première guerre mondiale, a, sans nul doute, eu des répercussions sur l’avenir immédiat de la mission des Scheutistes au Kasaï, mais, à l’examiner de près, elle symbolise plutôt le terme d’une époque, la fin de la génération des pionniers et de leur manière d’envisager l’apostolat sous les tropiques. Ce changement d’époque est la résultante d’une combinaison des bouleversements politiques et économiques.

En 1908, le Congo cesse d’être la propriété domaniale de Léopold II. Les privilèges et la protection qu’il accordait aux missions catholiques sont remis en cause. Les missions catholiques doivent désormais réviser leurs stratégies économiques, leurs rapports de forces avec les protestants, bref leurs méthodes d’apostolat.

À partir de 1911, un nouveau modèle économique se met en place. Jusqu’à cette date la prédation était la forme principale de la mise en valeur des ressources du Congo. Le terme « récolte » désignait la manière dont la production était réalisée. On récoltait l’ivoire, le caoutchouc, le copal et tous les autres produits de la nature. Les populations de toutes régions étaient devenues de collecteurs et des transporteurs. Ce mode de production n’exigeait pas d'investissements lourds ni une spécialisation de la main d’œuvre. La découverte du diamant au Kasaï, l’extraction du cuivre et l’exploitation de l’huile de palme 1 imposaient, par contre, de gros capitaux en investissement initial et une concentration des travailleurs plus ou moins spécialisés. Il y a eu donc à partir de 1911 un déplacement des centres d’intérêt et une agrégation des populations vers les zones de la nouvelle économie. Les missionnaires devaient s’accommoder de cette nouvelle donne et affûter leurs stratégies en conséquence d’elle.

Notes
1.

Lettre de Cambier à Bracq, Saint Joseph, le 13 janvier 1913, ARCCIM, P.II.b.3.1.1.

2.

BONTINCK, « L’implantation de l’Église missionnaire au Congo » in VERHELST et DANIËLS, op. cit., 188.

3.

DIEU, Dans la brousse congolaise…, op. cit., p. 261.

1.

BONTINCK, « L’implantation… », op.cit., p. 189.

2.

BONTINCK, op.cit., p. 189.

3.

CAMBIER, Lettre ouverte, Katombe, le 23 février 1912, ARCCIM, P.II.b.3.1.1.

4.

BONTINCK, op.cit., p. 190.

1.

Lettre d’A. MISONNE au Cardinal GOTTI, Rome, le 9 juin 1913, APF, Fond S.C., vol. 9, 415. Les mots soulignés l’ont été par le rédacteur de la lettre lui-même.

2.

Lettre de MISONNE au cardinal GOTTI, Rome, le 9 juin 1913, APF, Fond S.C., vol. 9, 417.

1.

Idem, 417-418.

2.

Souligné par l’auteur de la lettre.

3.

Lettre de MISONNE au Cardinal GOTTI, op.cit., 418.

1.

Au Kasaï, le premier diamant fut ramassé en novembre 1907, mais c’est en 1913 qu’on attestera que le Kasaï était vraiment une région diamantifère. L’extraction du cuivre démarre au Katanga (à Kolwezi) en mars 1909 et la première fonderie d’Élisabethville fut allumée en 1911. Lire NDAYWEL, Histoire générale du Congo…, op.cit., p. 387. En ce qui concerne l’huile de palme, nous avons déjà indiqué que c’est à partir de 1911 que la société des Huileries du Congo belges recevra de l’État colonial des terres domaniales comportant des palmiers elæis. Tous ces bouleversements économiques auront des incidences certaines sur les stratégies missionnaires dans l’ensemble du Congo. On verra, par exemple, les Jésuites et les Scheutistes passer les accords avec les H.C.B. pour s’occuper des écoles respectivement à Leverville et à Alberta. Les Scheutistes du Kasaï abandonneront Pangu pour une extension vers les zones minières du Katanga.