6. 2. Paul Grenade, l’agent de la C.K.

Dans ses lettres aux membres de sa famille, à Verviers, nous pouvons glaner de précieux renseignements sur la situation dans le bassin de la Lubwe entre 1906 et 1907.

Paul Grenade arrive au Congo en 1905. Il est d’abord affecté à Dima comme adjoint au chef de transit, un certain Simon, décrit comme « un charmant garçon » 1 . Le transit consiste à « envoyer dans tout le Kasaï le ravitaillement, les colis qui viennent d’Europe, à faire décharger les steamers du Haut-Kasaï avec le CTC 2 , l’ivoire, etc…, à embarquer des marchandises sur les bateaux qui redescendent. Actuellement, il se trouve en magasin, ici, pour près de deux millions et demi de marchandises » 3 .

Paul Grenade ne se plait pas dans ce service de transit. Il veut aller, comme ses autres compagnons, « en factorerie » où l’on touche « des commissions sur le TCT » 4 ..

En janvier 1906, il est désigné pour remplacer un agent qui a été révoqué à Dumba Mulasa. Il quitte Dima le 10 janvier 1906. Le 17 janvier, il arrive à Lubwe : « Je viens d’arriver à Lubué après sept jours de voyage sur le Kasaï. Le chef de secteur, Mr Gérard est un vrai gentleman, charmant avec les agents, mais, paraît-il, assez dur pour le service, or le service ici, c’est voyager et acheter le TCT aux indigènes et que je dois dire que cela me convient bien » 5

Le lendemain Grenade embarque pour Dumba Mulasa : «Demain, Mr Gérard et moi, nous partons pour Dumba ayant chacun notre baleinière montée de 14 pagayeurs ; le voyage durera huit jours. Tous les soirs on campe sur la rive ». Tout au long du voyage, il peut acheter « des vivres frais jusqu’à concurrence de deux francs vingt-cinq par jour, valeur en perles, tissus, machettes, houes, fil de cuivre, qui sont les principaux objets d’échange » 6 .

Il indique que le bassin de la Lubwe regorge de gibier : pintades, pigeons, antilopes, hippopotames, singes, canards, hérons, cochons sauvages, poissons, etc. Grenade arrive enfin à Dumba Mulasa; il peut alors écrire à son père, le 12 février 1906 :

‘Mon cher Papa,’ ‘Me voici enfin installé à Dumba-Mulasa, factorerie du secteur 13 à laquelle je suis attaché en qualité d’adjoint. Voyage bien effectué, malgré que la Lubué soit une rivière des plus capricieuses, parsemée de bancs de sable, de rochers et surtout encombrée par les troncs d’arbres abattus par les tornades ou sapés par le courant excessivement fort de la rivière. J’ai du faire seul ce trajet, Mr Gérard ayant été retenu par l’arrivée du Directeur de la Compagnie. Tu vois ma tête, partant seul avec 17 hommes dont je ne comprenais pas le baragouin ! 14 pagayeurs, 2 joueurs de tam-tam et le Capita ou barreur de la baleinière. Une baleinière peut charger environ 1500 kilos ; l’on m’avait installé à l’avant dans une petite hutte, le reste du bateau étant occupé par la marchandise et les pagayeurs, 7 de chaque coté, le barreur est debout et manœuvre le gouvernail avec les pieds. […] À 5h, arrêt : on amarre le bateau en un quelconque endroit de la rive. Les hommes débroussent à coups de machettes l’emplacement de ma tente et la montent ; je fais arranger ma malle-lit, ma moustiquaire, les armes (5 albinis) rangés devant ma tente, puis je m’étends dans ma chaise longue et donne des « ordres » à mon maître d’hôtel, c’est le bon moment de la journée où je puis fumer mon calumet 1 .’

Dans cette même lettre, Grenade annonce à son père qu’il commence «  à baragouiner un peu la langue du Kasaï » qui est employée partout dans la région pour les rapports avec les indigènes. Il précise que la véritable langue locale reste incompréhensible même pour les « vieux africains » 2 . Dans une lettre rédigée plus tard, le 11 octobre 1906, à sa sœur Henriette, il donne des renseignements sur cette langue du Kasaï :

À la lecture de ce petit lexique, on voit clairement qu’il s’agit du ciluba, langue actuellement parlée dans les deux provinces du Kasaï (occidental et oriental). Il apparaît donc qu’au début du siècle dernier, c’est le ciluba qui est la langue vernaculaire chez les Ding orientaux et les autres populations environnantes. Quelles sont les populations autochtones de la région de Dumba-Mulasa ? Grenadele précise dans une lettre adressée à son père le 19 avril 1906 :

‘Voici exactement les principales races de notre secteur:’ ‘Rive droite : les Bapendes, race intelligente et commerçante plutôt portée pour le blanc, cultivent le manioc, le maïs, le millet en grand et se tiennent dans la plaine.’ ‘Les Bacongos, au Nord et Nord-Est, - sont de sales bougres qui se croient forts parce qu’ils vivent dans le pays des forêts où ils vous surprennent plus aisément qu’en plaine. Nous y faisons pourtant quelques achats de CTC de lianes, mais très peu. Les Badingas se joignent aux Bacongos. Je te donne ces renseignements parce que tu ne les trouveras sur aucune carte, la région étant encore peu connue et les indications restreintes3. ’

Si, jusque-là, les Européens ne connaissaient des Ding orientaux que ceux qui habitaient le long du Kasaï, Grenade révèle que le territoire occupé par ces populations va loin à l’intérieur des terres jusqu’au delà du 5e parallèle, Dumba-Mulasa étant situé entre le 5e et le 6e parallèle. À cette époque, la région ne comptait pas seulement les populations autochtones, mais aussi des nombreux étrangers venus, notamment du Haut-Kasaï, comme travailleurs de la Compagnie : « Nos nègres travailleurs, des Balubas, des Battételas, Bakubas ou Bena-Kadiche, c’est à-dire des demi-civilisés, sont en général de braves types, mais qu’il faut pourtant savoir prendre ; j’en obtiens tout ce que je veux » 1 .

Grenade décrit quelques aspects de la vie culturelle. D’abord la danse et les chants de travailleurs : « Les villages des travailleurs se trouvent un peu en dehors du camp de la compagnie, pour l’hygiène. Il faut les entendre les nuits de pleine lune ; alors ils exécutent leurs danses et leurs chants et les tam-tams et les sifflets font un tapage infernal. On n’a pas idée de ce qu’ils savent hurler aussi ! » 2 Ensuite, il parle du soin que les natifs portent à leur corps : « dans beaucoup d’endroits, les indigènes se peignent complètement en rouge et ils emploient pour cela du tucula, un bois rouge broyé dans l’huile de palme ; ils agrémentent encore leur physionomie en s’appliquant des barres noires et jaunes ; d’autres sont peints complètement en blancs à l’aide du pembé, sorte de terre blanche. Je t’assure qu’ils ont ainsi un aspect très peu engageant ! » 3 . Il note enfin que dans cette région tous les objets de collection ont un caractère de lascivité ; « leurs cops, leurs chaises, boîtes, cannes des chefs, leurs fétiches, tout en est empreint » 4 .

Les lettres de Grenade fourmillent d’autres détails. Par exemple les indigènes l’appellent « Kasongo-Mule », c’est-à-dire le long. On vient de lui donner un autre nom : « et maintenant je suis Mulé-Mulé, le long long et cela parce que Mr Gérard était déjà nommé ici Kasongo-mule et que ma taille dépasse la sienne » 5 .

Les relations entre les Blancs et les autochtones n’étaient pas toujours des plus amicales. Ces derniers opposaient une résistance à l'occupation européenne. Il arrivait quelquefois que les blancs soient massacrés : « Tu me parles des massacres de R et de L ? Ce sont des choses qui peuvent arriver quoique ce soit rare ; il y a souvent de la faute des victimes : comprends-tu des agents recevant des chefs noirs dans leur salle à manger, alors qu’eux sont attablés et ne s’assurent même pas si à l’intérieur du poste se trouvent d’autres indigènes et ce qu’ils font » 6  ?

La vie du Blanc parmi les noirs était donc empreinte de méfiance. Il fallait à chaque instant rester vigilant. À cette époque l’État n’avait pas encore instauré son autorité sur cette région : « Le secteur de la Loange, où je suis installé, est une région où l’État n’est même pas encore représenté, ce qui est, au surplus, d’autant plus agréable. Pourtant on nous annonce l’arrivée du capitaine Daelman qui doit actuellement se trouver en tournée d’inspection vers la Kantcha à quelques jours de chez nous » 1 . Dans une autre lettre à son père, Grenade annonce la venue de Daelman dans la région : « Le capitaine Daelman, fils du général aide camp de la princesse Clémentine, vient d’arriver ici et me dit que l’État va installer un poste dans ce secteur. C’est ennuyeux, mais ce que nous perdrons en tranquillité nous le regagnerons en sécurité ». Cette même lettre parle de l’assassinat du directeur de la Compagnie par un agent européen révoqué : « Notre pauvre directeur vient d’être assassiné par un sieur Guéry, agent révoqué qui redescendait. J’ignore encore les détails et il est fort probable que vous serez renseignés avant moi par la presse » 2 .

La vie d’un Européen dans la « brousse africaine » n’est pas seulement faite des moments d’angoisse et de durs labeurs, mais aussi des plaisirs qu’on peut avoir en faisant une pêche fructueuse où on prend « des silures énormes, des espèces d’anguilles, les vraies carpes et puis diverses espèces de poissons genre perche, tous remarquables par leur terrible denture » 3 . Les aliments locaux procurent aussi des vrais plaisirs gastronomiques : «  fruits indigènes : ananas exquis, papayes (genre melon), bananes. Arachides fraîches ou grillées. Des œufs en masse ! Canards, pigeons ! » 4 .

Après avoir travaillé à Dumba, Grenade est envoyé dans la région de Kikwit. Au terme de son contrat avec la CK, il se rend en 1908 en Amérique où il mourra quelque temps après.

Notes
1.

Lettre de Grenade à son père, Dima, le 18 décembre 1905, Papiers de Paul GRENADE, AHPMRAC, 51.17/51.31.

2.

CTC = Caoutchouc.

3.

Idem.

4.

Lettre à son père, Dima, le 10 janvier 1906, AHPMRAC, 51.17/51.31.

5.

Lettre à son père, Lubwe, le 17 janvier 1906, AHPMRAC, 51.17/51.31.

6.

Idem.

1.

Lettre à son père, Dumba-Mulasa, le 12 février 1906, AHPMRAC, 51.17/51.31.

2.

Idem.

3.

Lettre à son père, Dumba-Mulasa, le 19 avril 1906, AHPMRAC, 51.17/51.31.

1.

Lettre à son frère Albert, Dumba-Mulasa, 19 août 1906, AHPMRAC, 51.17/51.31.

2.

Lettre à son frère Albert, Dumba-Mulasa, 19 août 1906, AHPMRAC, 51.17/51.31.

3.

Idem.

4.

Ibidem.

5.

Lettre à sa sœur Germaine, Dumba-Mulasa, le 5 décembre 1906, AHPMRAC, 51.17/51.31.

6.

Lettre à son père, Dumba-Mulasa, le 20 février 1906, AHPMRAC, 51.17/51.31.

1.

Idem, le 19 avril, 1906.

2.

Lettre à son père, Dumba-Mulasa, le 10 mai 1906, AHPMRAC, 51.17/51.31.

3.

Lettre à Henriette, Dumba-Mulasa, le 6 juin 1906, AHPMRAC, 51.17/51.31

4.

Idem.