4. 1. CRAINTE « DES OUVRIERS DE L’ERREUR PROTESTANTE »

Il convient de rappeler que le contexte dans lequel la Mission de Pangu a pris naissance est celui d’une confrontation entre la Compagnie du Kasaï et les presbytériens américains. Dans ce conflit qui a culminé au procès de 1909, les Scheutistes, comme l’indique divers documents, ont pris parti pour la Compagnie. Cette prise de position se justifiait non seulement en raison des intérêts économiques qui liaient les missionnaires de Scheut à la C.K., mais aussi par le fait que dans l’opinion publique catholique belge, les presbytériens du Kasaï étaient perçus comme des agents de la politique anti-léopoldienne ( et donc anti-belge) de l’Angleterre et de l’Amérique. Pour des motifs patriotiques, les missionnaires devaient choisir le camp de leurs compatriotes, celui de la C.K. Mais plus fondamentalement encore, l’expansion du protestantisme dans le Kasaï inquiétait les catholiques. Dans les nombreuses lettres adressées par Cambier à l’Œuvre de la Propagation de la Foi et aux instances romaines pour demander des subsides, il fait régulièrement allusion « aux ouvriers de l’erreur protestante » 2 qui, disposant des moyens financiers et matériels plus importants, conquièrent plus facilement les Africains. La proposition de la C.K. de « subsidier » les missions de Demba et de Pangu était donc une occasion de plus pour contrecarrer les protestants.

Une fois installés à Pangu et après avoir exploré leur territoire d’évangélisation en amont de la Lubwe, les Scheutistes se rendent vite compte que leur champ d’apostolat est bien plus vaste qu’ils ne l’avaient cru. La région de Pende visitée dès 1912 par le Père Baerts attire l’attention des missionnaires. Le Père Janssens propose à ses supérieurs d’y établir une mission :

‘Mais le pays de Bampende semble être suffisamment habité et mûr pour l’évangélisation pour qu’on y établisse une mission qui promet d’être très florissante et peu coûteuse. ’ ‘Distants comme nous sommes ici de ce pays, il faudrait certainement recevoir des enfants de ces races comme pensionnaires. On aurait bien vite une trentaine d’enfants à Mpangu. De ce fait encore une augmentation de dépenses. Cela aurait ce désavantage ci c’est que ces enfants étant d’une tout autre race que les pensionnaires que nous avons maintenant seraient peut-être mal reçus par ceux-ci 1 .’

Cependant une telle implantation n’était pas possible par manque de personnel et d’argent, et surtout, à partir de 1911, lorsqu’il a fallu faire face en urgence à l’extension de la Préfecture à l’Est vers le Katanga où l’exploitation minière commençait à attirer de nombreuses populations, il a fallu aussi s’attaquer aux protestants « très zélés » pour investir la région des Batetela. C’est dans ces circonstances que germe, parmi les Scheutistes du Kasaï, l’idée de céder ce territoire de Pende au soin pastoral des Jésuites établis à Kikwit depuis 1912.

En 1913, le célèbre Père Vermeersch de la Compagnie de Jésus, effectue son voyage au Congo et s’entretient au Kasaï avec Handekyne, provincial des Scheutistes. Celui-ci lui parle d’une possible cession d’une partie ouest de la Préfecture du Haut-Kasaï. À la fin août 1913, de passage à Kisantu, Vermeersch expose la proposition des Scheutistes à Mgr De Vos, Préfet apostolique du Kwango. Par l’intermédiaire de Mgr , Egide De Boeck, pro-préfet apostolique du Haut-Kasaï, précise l’idée des Scheutistes en écrivant à De Vos, le 23 avril 1914 :

‘Révérendissime Père Préfet,’ ‘Je vous ai pressenti par l’intermédiaire de S. G. Monseigneur Van Ronslé au sujet d’un agrandissement de votre Préfecture. Ce ne sont pas évidemment les rives du Kasaï, dans sa partie navigable qui pourraient peser dans la balance. Mais ce sont les populations situées à l’intérieur et spécialement les Bapende. Nos Pères de Pangu en racontent des merveilles. Ils y ont quelques catéchistes. Malheureusement ils doivent pour arriver dans cette contrée, faire 3 et 4 jours à travers un pays désert en comparaison du reste et encore hostile ou réfractaire. J’ai pensé que ces populations nombreuses et bien disposées étaient plus accessibles par Kikwit. Il nous est du reste totalement impossible d’y établir une mission. Ni homme, ni argent. Et puis les protestants se jettent résolument sur le beau pays des Batetela…2  ’

De Vos répond à De Boeck :

‘J’ai bien reçu votre lettre du 23 avril au sujet de l’agrandissement de notre Préfecture. Pour ma part j’accepte les propositions que vous voulez bien nous faire. Le point important est que les limites soient bien déterminées… par exemple la ligne de faîte qui sépare la Lubue de la Loange. D’après Torday et d’autres voyageurs, la race des Bapende que vous nous proposez d’évangéliser s’étendrait jusque là. J’ai écrit à nos supérieurs de Belgique au sujet de vos propositions. Je suppose, Révérendissime, que vous mettrez vos supérieurs également au courant. C’est à la Propagande à régler cette affaire3.’

À cette même date du 25 mai 1914, De Vos écrit aussi à son Supérieur général, le Père Alphonse Mortier :

‘Mon Révérend Père,’ ‘Je ne sais si le Père Vermeesch vous a écrit au sujet d’un agrandissement de la Préfecture du Kwango, agrandissement dont il fut question, paraît-il, lors d’un entretien qu’il eut avec le R. P. Handekyne, provincial des Pères de Scheut au Kasaï. J’ai répondu au Père Vermeesch :
1° que c’était là une question fort délicate et que ce n’était pas à nous à faire des propositions, mais aux supérieurs de Scheut. Nous examinerons après si on peut les accepter.
2°J’ai dit au P. Vermeesch qu’il était inutile d’agrandir notre Préfecture si nous n’avons pas d’hommes à y envoyer.
3° Le R. P. Handekyne, toujours d’après le P. Vermeesch, voulait que les Père de Scheut n’étant pas assez nombreux pour évangéliser cette partie de leur Préfecture que d’autres missionnaires, nous par exemple, nous ferions bien en acceptant d’évangéliser cette partie.
4° Je crois rapporter assez fidèlement les idées du P. Vermeesch1.’

Le Père Coemans, Socius du Supérieur Général, répond à De Vos à la date du 25 juin 1914 :

‘Le R.P. Provincial vous aura écrit que la consulte et lui-même ne sont pas opposés à l’augmentation du territoire du côté de Kikwit. Si donc vous et le Pro-Préfet du Kasaï, vous êtes d’accord, il faudrait proposer à l’approbation de la Propagande la modification des limites anciennes ; la Propagande approuvera sans doute ; mais il ne faut attendre d’elle aucune initiative. Nous pourrions aisément vous aider pour la rédaction du document et le faire passer ensuite par le P. Maertens…2

Plus tard, le 2 juillet 1914, De Boeck réagit à la lettre du 25 mai de Mgr De Vos :

‘En réponse à votre lettre du 25 mai dernier, j’ai le plaisir de vous annoncer que j’écris donc au T .R.P. Supérieur général de Scheut, pour lui proposer l’abandon, à votre avantage, d’une partie de la Préfecture du Kasaï.
Je fixerai comme limite séparative de nos deux préfectures, la Loanje sur toute la longueur de son parcours.
Il paraît en effet bien certain que la race des Bapende s’étend jusqu'à la rive gauche de cette rivière3.’

Les négociations peuvent commencer. Le Père De Boeck veut aller vite. Il écrit encore à De Vos le 4 août 1914 :

‘« Pour que l’affaire ne traîne pas trop en Europe ni à Rome, je vous envoie ci-joint une déclaration et les motifs qu’on pourrait peut-être me réclamer encore. J’expédie le double au T.R.P. Général de Scheut » 4 .’

Cette déclaration est ainsi libellée :

‘Projet de cession d’une partie de la Préfecture du Haut-Kasaï à celle du Kwango
Le projet d’après lequel une partie de la préfecture du Haut-Kasaï, c.à.d. tout ce qui est situé du côté gauche de la rivière Loanje, serait cédée à la préfecture du Kwango, rencontre ma pleine adhésion. L’extension de la foi catholique dans ces parages en dépend. Les populations, très denses, sont fort bien disposées à l’égard de la religion et se donneront aux premiers ouvriers évangéliques venus ; or, il est à craindre que ceux-ci ne soient les ouvriers de l’erreur protestante. La nouvelle secte venue – Congo Insland mission – établie à Djoko Punda (chutes Wissmann) nous donne de sérieuses inquiétudes à ce sujet.’ ‘Les missionnaires du Kasaï ne pourront d’ici longtemps occuper cette contrée, et, du reste, la route de pénétration paraît être par la préfecture du Kwango »1. ’

Comme on le voit, ce ne sont ni les moustiques ni les mouches tsé-tsé qui ont décidé les Scheutistes à abandonner Pangu. Le mobile du départ des missionnaires de Scheut et leur remplacement par les Jésuites se trouve clairement indiqué dans le projet de cession élaboré par De Boeck : la pénurie de missionnaires et la crainte de l’invasion du territoire Pende par « les ouvriers de l’erreur protestante ».

Carte 11 : Projet d'échange entre Kwango et Kasaï
Carte 11 : Projet d'échange entre Kwango et Kasaï

(source : ARSI, boîte 1002-1)

Mais à ce principal motif, il faudrait ajouter les difficultés financières qui sont souvent évoquées aussi bien par les missionnaires de Pangu eux-mêmes que par leurs supérieurs de Luluabourg et de Scheut.

Notes
2.

CAMBIER, Lettre à l’Œuvre de la Propagation de la Foi, Luluabourg, le 30 septembre 1906, OPM-Lyon, dossier G-44.

1.

JANSSENS, Mpangu St Pierre Claver…, op.cit.

2.

Lettre de DE BOECK à DE VOS, Saint Joseph, le 23 avril 1914, ARCCIM, P.II.b.3 ; ARSI, 1002-I.

3.

Lettre de DE VOS à DE BOECK, Kisantu, le 25 mai 1914, ARCCIM, P.II.b.3 ; ARSI, 1002-I.

1.

Lettre de DE VOS au Supérieur Général de Scheut, Kisantu, le 25 mai 1914, ARSI, 1002-I.

2.

Lettre de COEMANS à DE VOS, Bruxelles, le 25 juin 1914, ARSI, 1002-I 

3.

Lettre de DE BOECK à DE VOS, Saint Joseph, le 2 juillet 1914, ARCCIM, P.II.b.3 ; ARSI, 1002-I.

4.

Idem, Saint Joseph, le 4 août 1914, ARCCIM, P.II.b.3 ; ARSI, 1002-I.

1.

DE BOECK, Projet de cession d’une partie de la Préfecture du Haut-Kasaï à celle du Kwango, Saint Joseph, le 4 août 1914, ARCCIM, P.II.b.3 ; ARSI, 1002-I.