4. 2. UNE MISSION EN SURSIS POUR DES RAISONS FINANCIÈRES

Il nous semble que, dès son origine, Pangu était une mission en sursis. Sa survie dépendait du bon vouloir de son bailleur de fonds, la Compagnie du Kasaï. Sa disparition était prévisible du moment où cette Compagnie supprimait son hôpital et ses subsides aux missionnaires en 1913. Nous avons essayé d’expliquer, dans un paragraphe précédent, le pourquoi de cette suppression de l’hôpital et des subsides. Il nous est apparu que, si le manque de médecin pour remplacer le Docteur Daloze peut, à première vue, justifier la fermeture de l’hôpital, la crise du caoutchouc et la chute des recettes de la Compagnie du Kasaï constituent la raison principale du désintérêt de la compagnie pour les missionnaires. À ces éléments, il conviendrait d’ajouter tout l’environnement politique qui, en Belgique, changeait en défaveur des catholiques. En 1908, Léopold II, bienfaiteur attitré des Scheutistes et principal actionnaire de la C.K., doit abandonner son Congo au profit de la Belgique. Et il meurt l’année suivante. L’État belge, héritier de l’administration léopoldienne, est de plus en plus sous l’influence des libéraux. Ceux-ci n’ont pas la réputation d’être généreux envers les missions. Leur présence dans le conseil d’administration et l’assemblée générale de la C.K. ne devait qu’encourager les mesures en défaveur des missionnaires du Kasaï.

Une chose est certaine : à partir de 1908, la situation financière des missionnaires du Kasaï n’est guère brillante. Le Père Botty, alors provincial, écrit à ses confrères du Kasaï : 

‘Je viens humblement vous prier et vous supplier à nouveau de dire clairement à tous les confrères : 1° économie, économie, économie, non seulement en quelques points, mais dans tous, tous, tous, et jusqu’au plus petits détails. 2° obligation pour tous, tant que nous sommes, de travailler de tous nos talents, de tous nos efforts à augmenter considérablement les ressources matérielles du Kasaï, et cela par tous les moyens possibles, il nous faut une réserve suffisante. Je vous demande d’insister auprès des confrères, pour que dans leurs réunions, ils s’éclairent et s’animent mutuellement pour sauver la situation. Et si je crie ainsi au feu, c’est par devoir ; car ne comptons pas sur les allocations promises par ministère catholique. Elles seront données, c’est vrai ! mais 1° ce ne sera pas le Pérou, car ce sera tellement partagé !! et 2° combien d’années cela durera-t-il ? Oh ! ne croyez pas que je sois pessimiste. Si vous passiez tous, un mois en Belgique, vous seriez absolument convaincus que l’issue des élections de 1910 est très douteux très, très… ; et alors ? donc je conjure tous les confrères de se mettre à l’œuvre sans délai, et d’employer toutes leurs prières, tous leurs talents, tous leurs efforts, toutes leurs relations pour sauver le présent et assurer l’avenir. Que nos confrères martyrs nous aident ! Faites beaucoup prier les petits enfants, s’il vous plait, ainsi que les anges et protecteurs du Kasaï 1 .’

Les confrères martyrs, les anges et les protecteurs du Kasaï n’ont pas su enrayer l’érosion financière consécutive à la diminution des revenus provenant du portage du caoutchouc, de subsides de la C.K. et même de ceux de l’État. La croissance rapide de la préfecture a pour conséquence l’augmentation des charges pour l’entretien du personnel, la création des œuvres et leur maintenance. Il fallait donc arrêter des priorités : Pangu et son arrière pays, très éloigné du centre de la Préfecture, n’étaient pas parmi ces priorités.

À Pangu même, et surtout pendant la guerre (1914-1918), le fait que les missionnaires ne soient plus dans le giron de la C.K. et qu’ils manquent de moyens conséquents, a affaibli leur autorité à l’égard de leurs compatriotes européens et des indigènes.

Dans la vie de tous les jours, les petites faveurs que la C.K. octroyait encore, deviennent de plus en plus monnayables. La correspondance entre la direction de la compagnie à Dima et les missionnaires de Pangu et la multiplication des factures pour tous les petits services indiquent que le régime de faveur envers les missionnaires est à jamais révolu. Les missionnaires se plaignent aussi de l’arrogance et de l’indélicatesse de certains agents de la C.K..

Un incident, parmi tant d’autres, qui a opposé le Supérieur de Pangu, Van Aelst et l’agent de la C.K., un certain Devos, illustre bien la détérioration, au fil des années, des rapports entre la Mission et la Compagnie. Le 25 octobre 1918, Van Aelst adresse une lettre au directeur de la C.K. à Dima. Il se plaint de l’attitude irrespectueuse de Devos, capitaine d’un steamer, à son égard et à l’égard de la religion. Il accuse Devos, non seulement de l’avoir offensé, mais aussi d’avoir arraché les chapelets aux hommes de son équipage. Le Directeur répond à Van Aelst en lui disant qu’il a interrogé Devos, lequel a fourni des explications, et qu’il transmettait ces justifications au missionnaire. Il regrettait cet incident et présentait au nom de son agent ses excuses au Père Supérieur 1 . La lettre de l’agent au directeur ne fait nulle part mention d’un quelconque regret par rapport à son attitude vis-à-vis de Van Aelst. Au contraire, il démontre que c’est le missionnaire de Pangu qui avait tort :

‘Après avoir remis le courrier et pris le bois, je voulais partir lorsque le capita vint me dire que trois hommes de mon équipage voulaient rester à Pangu, pour prendre du travail à la mission. Profitant de la présence de l’agent de l’état, je lui demandai de bien vouloir mettre ces hommes à bord, ce qu’il a fait. Là-dessus le Père Van Aelst, d’un ton furieux, me dit : Devos, je vous défends de frapper sur un de vos hommes, car vous aurez à faire à moi. Je lui répondis que je n’avais pas d’ordres à recevoir de lui, que ma direction est à Dima. Sur cette réponse, le Père Van Aelst défendit aux hommes de remonter à bord. Ne pouvant pas continuer mon voyage avec le petit nombre de coupeurs de bois qui me restaient, j’ai dit au père Van Aelst que je ne partirais pas sans avoir les hommes en question. Il les a laissés remonter en me disant qu’il en informerait la Direction de la C.K. Je lui ai donné le bon conseil d’écrire bien vite, car à la descente c’était au contraire moi qui aurais mis ma direction au courant des agissements du Père Van Aelst. Quant à la question des chapelets, que le Père Van Aelst prétend que j’aurais arrachés aux hommes, ceci est exagéré. En partant de Pangu, étant sous l’influence de la colère, j’ai dit à ceux de mon personnel qui portaient des chapelets et d’autres insignes de la Mission, qu’ils pourraient prendre du travail à Pangu s’ils le désiraient à la descente2.’

La C.K. et ces agents, à leur tour, dénoncent les missionnaires pour leur ingérence intolérable dans les affaires de la Compagnie. Ils reprochent parfois aux Pères de ne pas respecter les procédures nécessaires à l’achat ou à l’acquisition de tel ou tel bien de la Compagnie 3 . Ainsi, par manque des ressources, les missionnaires de Pangu, comme le dira plus tard Sterpin, n’auront « plus qu’une existence précaire » 4 .

Un ultime facteur économique qui a donné le coup de grâce à Pangu est l’émergence des produits de l’elæis à partir de 1910. Les tentatives d’installation des exploitations huilières à Mangaï et à Sanga-Sanga intéressent vivement les missionnaires qui y voient une occasion de sceller de nouvelles alliances avec la nouvelle compagnie qui a le vent en poupe, les Huileries du Congo Belge (H.C.B.) 1 .

Cette nouvelle compagnie aidait volontiers les Congrégations missionnaires qui acceptaient de s’occuper de ses œuvres sociales et scolaires. Suite à un contrat conclu avec les H.C.B., les Jésuites s’étaient installés, en 1913, à Leverville et bénéficiaient des faveurs de la Compagnie. À la même époque, dans le district des Bangala, les Scheutistes avaient eux aussi accepté la collaboration des H.C.B. en créant un centre scolaire à Alberta, sous la direction du Père Dereume 2 . Les missionnaires de Pangu pouvaient aussi espérer conclure un contrat avec les H.C.B. qui, après avoir délaissé Sanga-Sanga en 1915, reviendra, vers les années 1920, s’installer à Brabanta (actuel Mapangu). Ce contrat est finalement scellé en 1926, lorsque la mission scheutiste de Brabanta est fondée avec les subventions des H.C.B.Les difficultés économiques de la C.K. ont donc bien eu des répercussions sur l’avenir la mission de Pangu Saint Pierre Claver. La vie matérielle des missionnaires devenant de plus en plus précaire, il était sage pour les Supérieurs scheutistes d’abandonner ce poste qui, d’ailleurs, était très éloigné du centre du Vicariat. Les transformations économiques qui se sont opérées au Kasaï, à partir de 1910 et amplifiées après la première guerre mondiale, ont précipité le déclin d’une mission qui, pourtant, était ailleurs promise à un bel avenir.

Notes
1.

Les extraits de cette lettre sont recopiés et envoyés à toutes les missions du Kasaï par CAMBIER, Saint Joseph, le15 mars 1909, ARCCIM, P.II.b.2.

1.

Lettre du Directeur de la C.K. à Van AELST, Dima, le 7 novembre 1918, ARCCIM, P.II. b. 4.2.5.

2.

Lettre du capitaine DEVOS au Directeur de la C.K., Dima, le 7 novembre 1918, ARCCIM, P.II. b. 4.2.5.

3.

Lettre de l’Inspecteur de la C.K. au Père Supérieur de Pangu, Lubwe, le 25 janvier 1918, ARCCIM, P.II. b. 4.2.5.

4.

STERPIN, Réponses au questionnaire de RUTTEN. Extrait de Nouvelles de la Congrégation du Cœur Immaculée de Marie, N° 56, 27 mai 1924, in ARCCIM, Z/III/b/1/28 (notes dactylographiées).

1.

En ce qui concerne la création de la Société H.C. B., cfr supra, chapitre 3, p.

2.

Lettre de Mgr Van RONSLÉ au Président des H.C.B., Léopoldville, le 11 février 1913, ARCCIM, F/III/b/2/6/1.