1.1. LÉOPOLD II CHERCHE DES JÉSUITES POUR SES « PUPILLES CONGOLAIS »

Ces tractations, que nous allons à présent décrire, se sont déroulées à deux endroits et à deux niveaux différents : d'une part à Bruxelles, entre les services du Roi Léopold II et la Province belge de la Compagnie de Jésus, d'autre part à Rome, entre la Congrégation de la Propagande et la Curie généralice des Jésuites, mais aussi, de manière officieuse, avec le représentant du Roi auprès du Saint-Siège.

C'est en 1879 que, pour la première fois, le Roi s'adresse aux Jésuites belges pour leur proposer de prendre la mission que les scheutistes avaient auparavant refusée. Cette tentative se voit opposer un refus de la part des jésuites qui renvoient le Roi à la bonne sagesse de la Sacrée Congrégation de la propagande et lui indique que présentement la Compagnie manquait du personnel pour entamer une aventure africaine.

Au début de l'année 1885, le Roi tente une nouvelle démarche officieuse auprès des Jésuites. Elle reste également sans suite.

Une requête officielle est simultanément adressée par le Roi à la Congrégation de la Propagande pour demander l'envoi de missionnaires belges au Congo. Il y est fait mention explicite et spéciale des Jésuites. Le Père Antoine Anderledy, Vicaire Général de la Compagnie, chargé d'expédier les affaires courantes pendant la maladie du Père Général, en reçoit la demande et la transmet au Provincial de Belgique en lui suggérant, si tel est aussi l'avis de la Consulte, de l'accepter.

La Consulte se réunit le 2 mai 1885. Elle se demande quelles nouvelles raisons Léopold II peut avoir évoqué devant la Congrégation romaine pour que cette dernière invite de nouveau les Jésuites belges à se rendre au Congo. La réponse à cette interrogation, le Père Provincial la cherche auprès de Mgr Gauthier, Vicaire Général de Malines, qui venait de rentrer de Rome où il a été envoyé en mission par le Roi pour obtenir ce que celui-ci appelait «l'unité administrative» dans le nouvel État et qui consistait, en ce moment où se déroulait la Conférence de Berlin, à écarter le danger des droits issus du « padrõado » que revendiquait le Portugal.

Lors de son séjour romain, Mgr Gauthier avait été reçu à la Propagande en mars 1885. Pendant son entrevue avec le Cardinal Préfet trois propositions maîtresses se dégageaient à propos des missions au Congo. D'abord, un décret d'érection d'un séminaire africain à Louvain était signé. Ce séminaire formerait, comme nous l'avons déjà indiqué, des prêtres séculiers pour les stations en Afrique centrale.

Ensuite, on envisageait d'ériger plus tard en Préfectures ou en Vicariats apostoliques les diverses stations qui pourraient être fondées à la demande du Roi sur les rives du fleuve Congo.

Enfin, il n'était pas exclu que la Propagande propose de soumettre à la juridiction d'un Vicaire Apostolique pris dans le clergé séculier, les Jésuites qui travaillaient en Belgique sous l'autorité des Évêques.

Mgr Gauthier soumet donc ces propositions romaines au Provincial des Jésuites belges qui, à son tour les partage avec sa Consulte.

Sur cette base, la Consulte estime qu’il n’ y avait rien d’urgent pour la Compagnie. Elle pouvait encore attendre, d'autant plus que la question des ressources tant en argent qu'en hommes s'annonçait difficile à résoudre. Les Jésuites redoutaient aussi les conditions où ils allaient se trouver dans l'E.I.C., au milieu « d'Européens aventuriers de toute espèce, gens sans ressource, sans mœurs et sans foi, n'ayant nullement le respect du prêtre et neutralisant notre influence sur les indigènes par leurs paroles et leurs exemples » 1 et où il était probable que « les libéraux et même les francs-maçons auront une large part dans le gouvernement et toute l'administration temporelle » 2 .

Cette prise de position de Jésuites belges, transmise au Vicaire Général de la Compagnie puis aux instances romaines, met un terme à la seconde démarche de Léopold II.

Mais les choses vont bientôt changer. En 1890, une nouvelle idée apparaît concernant l'Afrique centrale, celle des colonies scolaires. Elle surgit dans un contexte favorable.

Un peu plus tôt, Léon XIII conjure les puissances européennes de mettre fin au fléau de l'esclavagisme en Afrique, et à sa demande, le Cardinal Lavigerie entreprend en 1887 une croisade antiesclavagiste, qui l'amène à prêcher à Sainte Gudule à Bruxelles le 15 août 1888 1 . Le succès est tel qu'une Ligue antiesclavagiste belge se met immédiatement en place et finance des expéditions contre les Arabes. L'Allemagne envisage, par ailleurs, de mettre sur pied une force internationale pour combattre les Arabes. Le Roi Léopold II réplique ironiquement : « Ce serait simplement l'envahissement armé du territoire de l'État Indépendant du Congo » 2 .

C'est pour parer aux menaces que pouvait représenter ce courant d'opinion que le souverain belge convoque la fameuse Conférence antiesclavagiste de Bruxelles qui se tient du 18 novembre 1889 au 2 juillet 1890.

Il y obtient, pour organiser lui-même la lutte antiesclavagiste, de pouvoir lever des droits d'entrée de 10%, d'abord interdits par l'Acte de Berlin 3 .

Afin de mobiliser tous les moyens disponibles, la Conférence avait, en outre, préconisé d'associer les missions chrétiennes à la lutte en leur confiant spécialement l'instruction et l'éducation de la jeunesse. Il s'agissait particulièrement des enfants libérés des mains des esclavagistes ou abandonnés à leur sort. C’est parmi ces enfants que, par la suite, l'État recrutera les soldats dont il avait besoin.

Ce sont les lieux de regroupement et de formation de ces enfants libérés qu'on nomme colonies scolaires.

Dès avril 1890, dans les propositions qu'il présente sur les colonies scolaires, le Roi pense mettre les jésuites à contribution :

‘Je suis d'avis d'ouvrir trois colonies d'enfants, une dans le Haut-Congo vers l'Équateur, spécialement militaire, avec des religieux pour l'instruction religieuse et pour la section professionnelle; une à Léopoldville avec des religieux pour l'instruction religieuse et avec un militaire pour l'instruction militaire; une à Boma comme celle de Léopoldville. Un inspecteur des colonies de jeunes indigènes... un décret instituant l'obligation de 10 ans de service militaire pour les jeunes esclaves à leur sortie [...] Le but de ces colonies est surtout de nous fournir soldats et laboureurs. [...] Voyez si Mr Macar voudrait être inspecteur des colonies des jeunes indigènes. Voyez ce qu'en pensent les Jésuites1.’

L'idée des colonies scolaires fait son chemin. Le 12 juillet 1890, Léopold II signe le décret créant ces colonies. Ce décret défère à l'État la tutelle des enfants libérés à la suite de l'arrestation ou de la dispersion d'un convoi d'esclaves, celle des esclaves fugitifs qui réclameraient sa protection, celle des enfants délaissés, abandonnés ou orphelins et la tutelle de ceux à l'égard desquels les parents ne rempliraient pas leurs devoirs d'entretien et d'éducation 2 .

En cette année 1890, les choses bougent aussi chez les Jésuites. La mission du Haut-Zambèze où le Père Janssens, provincial des Jésuites belges, avait envoyé, en 1878, deux Pères et deux Frères pour commencer l'évangélisation, ne progresse pas. Il n'y reste plus, de la Province belge, que le Frère De Sadeleer, qui allait rentrer en Belgique en 1891. En Belgique, de plus en plus, de Jésuites commencent à penser qu'ils ont tort de continuer à refuser les sollicitations du Roi.

Ne fallait-il pas, pour se prémunir des éventuels obstacles que dresseraient les libéraux, si, au hasard de l'histoire, ils revenaient au pouvoir, rechercher la protection du Roi en s'associant à l’œuvre congolaise? 3 Beaucoup pensaient aussi qu'une mission au Congo attirerait à la Compagnie la sympathie de la population belge et de nombreuses vocations. Un climat favorable régnait donc en faveur des missions au Congo.

Le Roi saisit cette nouvelle opportunité pour lancer son troisième appel aux Jésuites. Cette fois, il s'offre les services du baron de Béthune. Celui-ci avait, en avril 1890, entamé une démarche personnelle auprès du Père Croonenberghs, Provincial de la province belge, à la suite du livre qu'il avait publié et dans lequel il lançait un vibrant appel aux congrégations religieuses belges pour qu'elles aillent « partager avec Messieurs de Scheut l'honneur de recueillir l'abondante moisson qui se prépare sur la terre africaine » 1 .

Le 12 mai 1890, le roi fait introduire une demande officielle auprès du Provincial des Jésuites. Le lendemain, celui-ci réunit sa consulte et transmet le jour même au Père Général son avis favorable pour confirmation. Sa note insiste sur le fait que la compagnie était désirée pour ses œuvres traditionnelles d'éducation de la jeunesse et que, pour l'ambiance sur place au Congo, le Roi qui a mis sur pied un Conseil de nomination, veillerait à n'y envoyer que des agents favorables à l'esprit chrétien.

Avec cette lettre, le Père Anderledy, devenu Général depuis 1887, en reçoit une autre du Baron Snoy, diplomate au service de Léopold II, datée du 10 juin 1890. Celle-ci précise ce que l'État Indépendant du Congo attend des Jésuites et les avantages que ces derniers pourraient tirer de leur implication dans l'évangélisation de ce territoire :

‘L'État Indépendant du Congo désire voir fonder deux colonies d'enfants au Bas-Congo, l'une à Boma, l'autre à Léopoldville et réunir en ces deux points quelques centaines, puis quelques milliers d'enfants noirs qui seraient recueillis de divers côtés par l'État pour en faire des chrétiens, des travailleurs agricoles, des travailleurs de divers métiers et des soldats selon les aptitudes de ces jeunes noirs. On voudrait confier ces deux colonies à des religieux, un ou des sous-officiers dirigeraient l'instruction militaire, mais seraient subordonnés au directeur religieux... L'Afrique a un très grand avenir, l'ordre des Jésuites peut y faire grand bien et y posséder même de très beaux biens. Si l'ordre voulait avec l'assistance de l'État fonder ces deux colonies et les diriger d'après un plan à convenir, l'État pourrait donner à l'ordre dans un endroit fertile à déterminer quelques centaine d'hectares pour y établir une plantation de café qui bien dirigée et bien cultivée par de jeunes travailleurs sortant de deux colonies rapporterait à l'ordre plusieurs centaines de mille francs net par an. Le café croît à l'état sauvage au Congo et il y est excellent 2 .’

Les avances faites par l'État Indépendant n'ont été que trop alléchantes pour laisser insensible la Compagnie de Jésus. Le Général approuve le principe de l'acceptation le 25 août 1890. Il fallait maintenant entamer les pourparlers avec toutes les autorités concernées par les questions des missions au Congo pour définir les modalités concrètes de l'implantation.

Notes
1.

ROEYKENS, La politique religieuse de l'état Indépendant du Congo, p. 585-590 et CIPARISSE, G., Les tractations en vue de la création de la Mission du Kwango, p. 498-500. PBS, Liber responsorum, vol. 8., p. 368-374.

2.

Idem.

1.

RENAULT, F., Lavigerie. L’esclavage africain et l’Europe 1868-1892. T.2. Campagne antiesclavagiste, E. de Boccard, Paris, 1971, p.73-120.

2.

Lettre à François Auguste LAMBERMONT. Voir WALRAET, LAMBERMONT, dans B. C. B., II, c. 565-581.

3.

Déclaration annexe à l'Acte général de la Conférence de Bruxelles, 2 juillet 1890, Codes 1914, p. 1246. La limite de 10% des droits d'entrée sera levée par la Convention de Saint-Germain-en Laye du 10 septembre 1919, maintenant seulement l'interdiction de tout traitement différentiel selon la provenance des marchandises ou le pavillon sous lequel elles sont transportées.

1.

Note autographe du Roi remit à M. Van Eetvelde, administrateur de l'E. I. C. E date du 27 avril 1890. Voir AGR, Papiers du baron Edmond Van Eetveld, dossier XXVII.

2.

B.O. (1890), p. 120-122

3.

Aux élections belges du 11 juin 1878, le parti libéral vient au pouvoir. Le 21 janvier 1879, le cabinet libéral vote ce que M. MALOU a désigné “Loi de malheur”. Cette loi, sanctionnée par le Roi le 1er juillet 1879, abolissait l'enseignement religieux dans les écoles de l'État; elle consacrait la juridiction souveraine du pouvoir central au détriment de celui des communes, l'établissement indirect du monopole de l'État comme éducateur de l'enfance, succédant à la protection assurée des écoles libres, et enfin la laïcité de l'instruction. L'enseignement religieux “ laissé aux soins des familles et des ministres des divers cultes” n'était plus compris dans le programme de l'école publique. Lire DE MOREAU, E., Belgique (1831-1932), dans Dictionnaire d'Histoire et de Géographie Ecclésiastique, II, 1934, col. 727-756.

1.

de BETHUNE, L., Les Missions Catholiques d'Afrique, Bruxelles, 1889, p. 305.

2.

Le Baron R. SNOY au Général de la Compagnie de Jésus, le Père Anderledy, Bruxelles, le 10 juin 1890, ARSI, Kwango 1, I, 2, cité dans CIPARISSE, G., Les tractations en vue de la création de la mission du Kwango, 1972, p. 504, doc. 7.