2. 1. 2. Les forces politiques et sociales locales en mutation

Quand les Jésuites débarquent chez les Ding orientaux à partir de 1920, l’espace politique local est en train de se restructurer sous l’effet combiné des activités commerciales, du nouvel ordre politique imposé par l’administration coloniale et de l’action menée par les missionnaires de Scheut.

En effet l’économie du caoutchouc, suivie de celle de l’elæis (amandes palmistes et noix de palme), génère une nouvelle élite, celle des surveillants ou « capita » 1 , chargée par les Blancs de percevoir les impôts 2 en nature, d’acheter le caoutchouc ou les produits de l’elæis dans les villages (capita-acheteur), recruter les transporteurs ou conduire une équipe de transporteurs (capita ya nzila, c’est-à-dire le capita de la route). Un autre type d’élite nouvelle est celui des « messagers » 3 devenus bientôt les « misase ».Il s’agit, à l’origine, des agents chargés de transporter des lettres ou des messages d’un poste à un autre. Les Blancs leur confient ensuite la mission de transporter des convocations, d’arrêter des suspects et parfois de recruter par la force des travailleurs ou des futurs soldats. La présence, plus ou moins prolongée, des scheutistes à Pangu génère, elle aussi, une classe sociale particulière faite des catéchistes et des chrétiens (bakristu).

On peut résumer la situation sociale et politique de la région des Ding orientaux, à la veille de l’arrivée des Jésuites, de la manière suivante :

Il y a d’abord trois catégories de Blancs :

- Les Blancs de l’État (Bula-matari) dont le siège est à Idiofa et qui, souvent, font des tournées dans les régions de Mangaï, de Lubwe et de Pangu ;

- Les Blancs du commerce installés dans leurs factoreries de Pangu, Lubwe, Dibaya, Mangaï, Dumba et qui envoient leurs recruteurs et leurs acheteurs sillonner le pays. Ils payent un nombre important de transporteurs qui leur apportent noix de palme, amandes palmistes, arachides, tabacs et d’autres produits locaux ;

- Les Blancs de Dieu, c'est-à-dire les missionnaires.

Il y a ensuite la classe des Noirs. Elle se subdivise en quatre sous groupes :

-Les élites liées aux Blancs de l’État et aux Blancs du commerce et dont le leadership est détenu par les capita et les messagers.

-Les élites liées aux « Blancs de Dieu » : les catéchistes et les chrétiens qui tendent à vivre en communautés séparées des païens et dont les motivations sont plutôt d’ordre religieux. Il faudrait remarquer, à ce niveau, que ces deux premières classes des Noirs constituent un réseau d’intermédiaires entre la minorité blanche, vivant dans les factoreries et les postes d’État, et la majorité noire des villages. Ces intermédiaires forment une classe sociale à part qui a de plus en plus conscience de détenir un pouvoir les plaçant au-dessus des autres Noirs. Ils comprennent assez bien ce que disent les Blancs ; ils savent lire leurs écrits et compter leur argent.

-Les travailleurs qui ont élu domicile dans les comptoirs européens : ils forment un ensemble hétéroclite par leur provenance ethnique. Dans ce groupe, la plupart des capita et des personnages influents restent encore les « Baluba » 1 . Ndaywel indique, par exemple, que les deux premiers capita placés par les Blancs à Mangaï et qui étaient à l’origine des premières frictions avec les autochtones Ngwii, étaient des Baluba et avaient pour nom Tienza et Kalonji 1 .

-La majorité numérique constituée des peuples des villages. Elle continue à vivre selon la tradition ancestrale, mais observe, souvent avec beaucoup d’appréhension, tous les bouleversements qui s’opérent à ses yeux et dont elle ne comprend ni les tenants ni les aboutissants. Elle continue aussi à obéir et à soutenir ses élites traditionnelles (les chefs politiques, les mages, les sorciers, les devins, les guérisseurs, etc.), malgré la pression de plus en plus grandissante des capita, des messagers et des catéchistes.

Pour les Blancs de l’État, du commerce et de Dieu, cette majorité villageoise était une majorité utile. C’est elle qui payait l’impôt et fournissait toutes les prestations exigées par le gouvernement. C’est elle qui pourvoyait à la main d’œuvre nécessaire à l’industrie et au commerce européen. C’est auprès d’elle enfin que les missionnaires pouvaient recruter les enfants pour leurs écoles, les catéchumènes pour le baptême et les malades pour leurs hôpitaux.

La grande question qui s’est posée à l’autorité coloniale dès le début de l’occupation et qui a été reprise après la première guerre est celle de savoir comment mettre au pas cette majorité villageoise et la soumettre aux objectifs de la colonisation.

C’est pour répondre à cette préoccupation que l’État colonial décide de reconnaître les « chefferies indigènes ». Le premier décret de cette reconnaissance date de 1891. Un autre décret de 1906 accorde à la « chefferie indigène » le statut de subdivision administrative du poste d’État. Enfin, le décret du 2 mai 1910 généralise la chefferie en tant qu’institution coloniale d’origine coutumière. Dans toutes ces lois, l’autorité coloniale s’efforce d’imposer ses propres critères de reconnaissance du chef traditionnel. Elle exige que celui-ci reçoive l’investiture de l’État en même temps qu’un traitement. D’après le décret de 1910, le « chef indigène » devait exercer un pouvoir judiciaire sur ses sujets mais il lui était interdit d’infliger une autre peine que le fouet. Ce personnage avait d’autres charges : participer à la collecte des impôts, assurer l’exécution des travaux communs ; aider aux travaux de recensement, organiser les marchés, signaler l’apparition des maladies contagieuses, assurer l’hygiène des villages et exécuter des travaux agricoles. Pour permettre au chef indigène d’assurer toutes ces tâches, l’État mettait une petite escorte armée à son service. L’intrusion de l’État dans les procédures traditionnelles d’accession au pouvoir a produit deux effets paradoxaux.

D’abord l’instrumentalisation de l’ordre politique ancestral et sa mise au service de la colonisation. L’autorité coloniale pouvait refuser son investiture à un chef peu enclin à collaborer avec elle. Elle pouvait évincer un individu qu’elle jugeait hostile à ses intérêts et promouvoir celui qu’elle jugeait apte à le servir. L’État colonial pouvait, dès cet instant, manipuler le pouvoir traditionnel à sa guise et la conséquence logique de cette manipulation est l’affaiblissement sinon la disparition de la vraie légitimité ancestrale.

Ensuite cette intrusion ouvrait une brèche pour tous les ambitieux avides de pouvoir et en premier lieu, les collaborateurs des Blancs : capita et misase. Elle renforçait le règne de l’argent et les luttes pour le pouvoir par la violence. Le chef investi devenait pratiquement un potentat dans sa chefferie. Il pouvait, avec son fouet, régler ses comptes avec ses adversaires dans les matières ne relevant pas de sa sphère de compétences 1 .

Dans le Kasaï, une des premières et des plus originales tentatives de constitution des chefferies date de 1909 et c’est l’agent de l’État Frédéric Wilmet qui, le premier, a procédé à cette organisation aux alentours de Luebo. À en croire cet agent lui-même, sa démarche n’était approuvée ni par la C.K. ni par les missionnaires. Wilmet écrit :

‘J’ai organisé les chefferies à Luebo et je crois que cela ira bien. Cela a été difficile[…], car la C.K. ne m’approuve pas. Les missionnaires étaient eux aussi opposés à l’organisation des chefferies mais je les ai priés de ne point s’en occuper et de me laisser faire, car si je constatais de l’opposition de la part des blancs, j’étais décidé à dresser des procès verbaux. Ils m’ont répondu qu’ils me promettaient de n’agir en aucune façon, mais qu’ils me prévenaient qu’à leur avis j’allais mettre la région de Luebo en révolte et qu’il y aurait des troubles graves. J’ai réuni une soixantaine de chefs et plus de 10.000 hommes dans mon poste. Six soldats baïonnettes au canon, maintenaient l’ordre, moi j’avais en poche mon revolver. J’ai alors, pendant deux jours pleins, fait des discours pour persuader ces indigènes et j’ai décidé ces 60 chefs à en désigner 6 pour être chefs reconnus. Tous se sont placés sous leur autorité. Ces 10.000 hommes sont donc ainsi tenus par moi en main, car je tiens leurs 6 chefs 2 . ’

Ce récit de Wilmet illustre parfaitement les méthodes brutales utilisées par l’administration coloniale pour constituer les chefferies.

C’est probablement à la suite du décret de 1910 qu’une première chefferie est créée chez les Ding orientaux et dans ce qui sera, à partir de 1913, le territoire de la Kamtsha-Lubwe. Cette chefferie est appelée « chefferie Monkene » 3 . Elle est la première à avoir vu le jour dans la région comprise entre la Kamtsha et la Loange et elle était censée regrouper toutes les populations de langue « ding » tributaire du chef « Munken ». Il paraissait difficile sinon impossible aux autorités coloniales de déterminer les limites géographiques des chefferies parce qu’elles ne pouvaient pas se retrouver dans le labyrinthe des règles indigènes de l’appropriation de l’espace physique et de la perception de l’espace politique 1 . Ces autorités se contentaient, pour déterminer l’étendue d’une chefferie, d’énumérer les villages qui la composent et dans lesquels le chef investi avait le pouvoir de percevoir les impôts. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne savons pas à quelle date exacte la chefferie « Monkene » a été organisée et qui en était le premier chef investi 2 . Une chose est cependant certaine : lorsque les jésuites arrivent en 1921, ils signalent que les Badinga obéissent au chef « Mukene » qui a sa résidence à Mbel 3 . La réforme administrative de 1930 donne une autre dénomination à la « chefferie Monkene ». Elle est désormais appelée « chefferie Badinga-Babentshia » 4 . C’est à partir de ce moment qu’apparaît le nom du chef Labiko 5 . Celui-ci sera relégué à Bandundu en 1933 et y mourra, suite à « l’affaire Lukoshi » 6 .

Le « Munken » Ngeen Mfa Okpa 7 remplace Labiko et est investi par les blancs en 1935. Celui-ci se dessaisira, vers 1940, de son pouvoir au profit de son neveu Mpia 8 , le plus prestigieux des chefs investis connus dans tout le territoire d’Idiofa. À partir de cette époque, le pouvoir issu de la légitimité ancestrale se distinguera nettement du pouvoir donné par les Blancs. Il y aura donc, chez les Ding orientaux, un porteur du titre Munken qui préside au rituel traditionnel du pouvoir et un chef investi par l’État pour exécuter les tâches prescrites par les lois coloniales 1 .

Il nous faut, enfin, évoquer, la situation sociale et politique qui prévalait dans les anciennes factoreries comme à Mangaï, Dibaya 2 , Lubwe, Pangu, Dumba, etc.. Avec le développement de l’industrie huilière, des activités portuaires et commerciales, la population de ces centres va rapidement augmenter et se diversifier : comme nous l’avons déjà indiqué, les habitants proviennent d'horizons ethniques divers et ils sont régis par les traditions culturelles différentes. Ils ne peuvent donc, de ce fait, répondre d’une chefferie. L’État va trouver un régime juridique particulier pour ces agglomérations d’un genre nouveau où commence à se dessiner un mode de vie différent de celui du village. Plus tard ces centres seront qualifiées de « centres extra-coutumiers ». Si Mangaï et Dibaya-Lubwe ont officiellement reçu le statut de « centre extra-coutumier », Pangu, malgré sa population cosmopolite et hétéroclite, n’avait jamais bénéficié de ce privilège.

Ces centres ne jouissent pas d’une bonne réputation auprès de l’opinion missionnaire (surtout jésuite). Ils sont considérés comme le lieu de toutes sortes d’abus 3 . C’est ici qu’apparaît la prostitution, qu’on distille l’alcool et qu’on apprend à fumer du chanvre. C’est aussi dans ces lieux que les sectes dites « dangereuses » et toutes sortes de « superstitions » trouvent un terreau favorable. En tout cas, les Jésuites se méfient de ces cités où «  les nègres vivent, Dieu sait dans quelle indiscipline de mœurs » 4 . Ils déconseillaient vivement à leurs jeunes convertis de fréquenter ces lieux où le « diable était partout présent » et qui pouvaient facilement les détourner de la vraie foi. Cette méfiance vis-à-vis des agglomérations cosmopolites peut aussi expliquer la réticence des Jésuites à reconstruire à Pangu, sur le site légué par les Scheutistes. Et c’est peut-être pour la même raison, qu’ils ne se sont installés ni à Mangaï ni à Dibaya-Lubwe.

Notes
1.

Le terme « capita ou kapita » est un dérivatif du « caput » latin. Il désigne la tête, c’est-à-dire le chef ou le premier responsable. Dans le contexte colonial, ce terme n’était pas univoque. Il était employé pour désigner plusieurs rôles sociaux. Au temps de l’économie de prédation, le capita était une personne, de race noire, chargée de percevoir l’impôt en nature auprès des indigènes ; pour les commerçants, le capita (appelé parfois « linguister » ou « capita-acheteur ») était le personnage préposé à l'achat des produits de la « cueillette » : ivoire, caoutchouc, copal, arachides, palmistes, etc. Dans le langage courant et dans celui de l’administration, le vocable « capita » est synonyme de « surveillant » et « chef » : le chef du village désigné par le Blanc et non par la tradition est « capita ya bwala » ; le chef d’une équipe des porteurs est « capita » ; le surveillant d’une équipe des cantonniers est un « capita-cantonnier », etc. Les missionnaires ont aussi leurs « capita » : l’homme chargé de garder le camp des filles, le chef d’une équipe des travailleurs, l’élève représentant une classe, etc. La race des « capita » est une classe intermédiaire entre les Blancs et les Noirs. C’est elle qui est chargée de faire exécuter les décisions des blancs. Dans certaines circonstances, les capita ont été les porte-parole des Noirs.

2.

Le Blanc chargé des impôts est désigné par l’expression « Mundele mpaku ». Nous n’avons pas trouvé le terme qui désignait le Noir chargé de cette même besogne.

3.

Dans la langue locale, le mot « messager » s’est transformé en « misase ». Son champ sémantique s’est progressivement élargi au fil des temps. Désignant au départ une personne chargée par un blanc pour apporter une lettre ou transmettre un message à un autre Blanc, le « misase » devient synonyme de « facteur », de « recruteur », de « policier chargé de convoquer, de perquisitionner ou d’arrêter », de « policier municipal opposé au policier territorial », etc.

1.

Le terme « Baluba » désignait ici, toutes les personnes provenant du « Haut-Kasaï », qu’elles soient d’origine Tetela, Songye, Bena Kamba, Kete ou Luba. L’influence des Luba a été importante chez les Ding orientaux à tel point que certains noms des lieux et des personnes sont de cette origine (Kapia, Ntumba, Kasongo, etc). Grenade signale une importante présence de « Baluba » et d’autres gens «  d’en haut », en 1906 à Dumba Mulasa. À Pangu, Lubwe et plus tard Dibaya, les Luba sont partout présents.

1.

NDAYWEL, 0rganisation sociale et histoire…, op.cit., t.2., p. 421.

1.

On raconte, par exemple, que certains chefs indigènes avaient fouetté publiquement les personnes à qui ils voulaient ravir leurs femmes.

2.

Carnet de route de Frédéric WILMET, AHPMRAC, 69.35, (manuscrit)

3.

BEERNAERT, Tableau relatif aux juridictions indigènes du district du Kasaï, Affaires Indigènes, AMBAE, A.I.M.O., II. G. 2.C., n° 4. « Monkene » est la déformation du titre cheffal « Munken ». Dans la plupart des écrits le titre « Munken » est souvent présenté comme un nom propre de personne.

1.

La question de l’appropriation de la terre sera traitée dans la deuxième partie de ce travail. Nous reprendrons quelques idées maîtresses développées dans notre mémoire de maîtrise en théologie. Cfr. NKAY, M. F., Terre de Dieu, Terre des hommes. Pour une éthique de l’appropriation et de l’usage de la terre en Afrique, Université Catholique de Lyon, 2002, 124 p.

2.

Les traditions du clan régnant indiquent que le premier chef reconnu par les blancs aurait été un certain Kikpanza qui avait fui Kapia pour se réfugier à Mbel à cause du déshonneur que lui avait fait subir le « Bula-Matari ».

3.

STRUYF, Historique de la mission…, p. 1.

4.

Procès verbal d’investiture, conservé dans les archives familiales à Kibwadu.

5.

Idem.

6.

cfr. Infra.

7.

Brevet de chef, conservé dans les archives familiales à Kibwadu.

8.

Procès-verbal d’investiture et brevet de chef, conservés dans les archives familiales à Kibwadu.

1.

Cette dualité persiste jusqu’aujourd’hui. Le chef investi, appelé actuellement chef de groupement, n’est pas soumis aux règles de la tradition. Il ne perçoit pas les tributs nobles et n’a pas d’objets sacrés à entretenir.

2.

Si nous savons beaucoup de choses sur l’origine de Lubwe, nos connaissances sur Dibaya sont limitées. Cette agglomération située à quelques kilomètres en aval de Lubwe se serait, d’après les estimations d’IMPITI, développée après la première guerre mondiale. Dibaya et Lubwe se sont tellement rapprochés l’un l’autre qu’ils ont fini par constituer une même agglomération : Dibaya-Lubwe.

3.

Lire NDAYWEL, Histoire générale du Congo…, op.cit., p. 373.

4.

Le Jésuite Van WING en visite dans la cité indigène de Léopoldville en 1923, en fait la description suivante : « Pour moi, qui suis habitué aux paisibles environs de Kisantu, où tout est calme, politesse, discipline, je suis dépaysé dans cette foule bariolée, criarde et anarchique. J’ai parcouru l’immense ville noire, où vivent, Dieu sait dans quelle indiscipline de mœurs, près de vingt mille nègres. Elle est divisée en d’immenses quartiers, coupés de larges avenues et de rues tracées au cordeau ; le long des avenues et des rues, se rangent des huttes bâties dans tous les styles et avec tous les matériaux ; chaque hutte porte un numéro fixé sur une perche dans la palissade qui l’entoure. C’est propre, mais d’un morne infini, d’un gris monotone qui fatigue ; c’est un camp, ce n’est pas un village ». Lire Van WING, « Kinshasa » in Missions Belges de la Compagnie de Jésus, 1924, p. 14-15. Ces observations pouvaient être appliquées, mutatis mutandis, aux cités de Mangaï et de Dibaya-Lubwe dans les années 1920.