2. 2. 2. Opinion des missionnaires

Pour les missionnaires ainsi que pour le gouvernement le but ultime et avoué de la colonisation est d’instaurer la « civilisation » et d’apporter « le progrès » aux populations indigènes. Mais les deux protagonistes divergent sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre cet objectif. Si pour le ministre Franck, il faut tenir compte des natifs et de leurs coutumes, les missionnaires estiment qu’il faut faire « tabula rasa » de tout le passé des indigènes qui n’a rien de positif à retenir. Civilisation et progrès signifient, pour les missionnaires, régenter la société autochtone en dupliquant l’ordre chrétien présent en Europe. Pour atteindre un tel objectif, il faut compter sur les forces nouvelles qui, au niveau local, acceptent de collaborer avec les missionnaires et de se soumettre à cet ordre nouveau qu'ils imposent.

Mgr de Hemptinne devait plus tard définir ces forces nouvelles sur qui l’État, après avoir enterré les chefs traditionnels et leurs coutumes, pouvait désormais compter pour emmener « les indigènes au progrès et à la civilisation » 1 . Il s’agit des messagers, des catéchistes, des moniteurs, bref des lettrés que les missions forment. Ces forces nouvelles qui restent encore fragiles, il faut les protéger contre les influences malfaisantes des « coutumes barbares » et des chefs « cupides ». D’où la nécessité des villages chrétiens soustraits à l’influence du paganisme et des chefs coutumiers 2 .

Les missionnaires considèrent que le retour sur la scène politique des chefs traditionnels, prôné par le gouvernement, est un véritable recul dans le processus de modernisation engagé avec l’évangélisation. Redonner le pouvoir aux chefs traditionnels, garants de la « tradition et des coutumes », est considéré comme une remise en selle de toutes les « barbaries » que les années d’évangélisation se sont efforcées d’extirper. Ils estiment aussi que la « tradition africaine » n'a rien à apporter à la « Civilisation ». Elle est simplement appelée à disparaître devant la poussée inexorable du christianisme et de la modernité du type occidental.

Le Jésuite Le Grand, membre du Conseil colonial, est le premier à réagir. Dans un article qu’il publie en 1921, il montre que le débat sur la politique indigène est un faux problème ; de toute façon, les normes coutumières sont en sursis et doivent tôt ou tard disparaître lorsque les Noirs comprendront « l’inanité de leurs superstitions et l’impuissance de leurs idoles. » 3 .

En septembre-octobre 1923, les Supérieurs Ecclésiastiques des Missions Catholiques du Congo Belge se réunissent à Saint Gabriel, près de Stanleyville. Stanislas De Vos, Préfet Apostolique du Kwango et secrétaire du comité, rédige le rapport sur la « politique indigène » à soumettre au ministre des colonies. Ce texte intitulé « La politique Indigène et les Missions Catholiques » 1 affirme l’opposition catégorique des missionnaires à la « nouvelle politique » parce qu’elle porte préjudice à plusieurs de leurs œuvres : « Il y a près de deux ans, ils (les Supérieurs des Missions) ont été douloureusement surpris par l’application brusque d’une politique nouvelle qui, sous le couvert du respect de la coutume et des droits des collectivités indigènes, a causé de graves dommages à plusieurs de leurs œuvres. Notamment dans l’Équateur, elle a fait détruire brutalement six chapelles catholiques et vingt hameaux chrétiens ; elle a fait maltraiter et emprisonner un grand nombre de catéchistes et de chrétiens, hommes et femmes ; elle a dispersé des groupements chrétiens qui justifiaient d’une autorisation de l’Administration ; enfin, elle a détruit en quelques mois l’œuvre de longues années d’efforts » 2 .

Le rapport de De Vos indique que les défenseurs de la « politique du gouvernement indirect » et du « retour des chefs traditionnels sur la place publique » sont des théoriciens qui ignorent ce qu’est, en réalité, un chef traditionnel. Pour les missionnaires qui le fréquentent tous les jours et qui peuvent prétendre le connaître, ce personnage est :

1° foncièrement égoïste : « Comme successeur de l’ancêtre primitif, il s’identifie en quelque façon avec son groupe, mais en aucune façon avec les intérêts des individus qui composent le groupe. Les individus sont donc des moyens, lui chef, est la fin. Tout individu qui s’élève soit par la richesse, soit par le talent, est de ce fait ennemi ; le chef l’abat ou le fait disparaître par l’épreuve du poison » 3 .

2° nécessairement, de par la coutume, ennemi de l’État : « Car le groupe auquel il s’identifie est un tout fermé et irréductible, s’opposant à tout autre groupe qu’il ne peut soumettre. Tout étranger est ennemi ; et celui qui est le plus étranger au Noir, c’est le Blanc. Et le groupe étranger le plus opposé aux groupes noirs, c’est le groupe blanc. Contre l’étranger tout est permis ; il n’y a aucun devoir, aucune loi à observer. Le mensonge, le vol, le meurtre commis à l’égard ou sur la personne des ennemis n’est pas puni par les ancêtres, n’est pas réprouvé par la conscience collective. S’il n’y a pas plus de révoltes, il faut l’attribuer en premier lieu à la crainte qu’inspire l’État, mais également au fait que, dans les groupements indigènes, il y a partout des chrétiens dont on se méfie et qui pourraient rapporter la chose aux Blancs. Sans leur présence, des révoltes locales seraient à l’ordre du jour, car elles sont entièrement dans le plan de la coutume ». 1

Les défenseurs de la politique indigène ignorent aussi ce qu’est la coutume : « La coutume vraie, celle que vivent les Noirs, celle qui doit, selon les théoriciens, gouverner les Noirs d’après leurs idiosyncrasies séculaires, la coutume est essentiellement la vie même, telle que les ancêtres l’ont léguée, et que le groupe vit en symbiose avec le milieu naturel, avec ses lois séculaires, qui la maintiennent dans le courant invariable, avec les organes physiques et ses forces magiques qui la défendent contre l’ennemi du dedans et du dehors» 2 .

Nous pouvons en conclure que, d’après les missionnaires, les coutumes indigènes sont « barbares et contraires à l’ordre public » et que les chefs, garants de ces coutumes, sont des éléments dangereux pour le progrès de l’évangélisation et l’avancement de la « civilisation ». Le compte-rendu de De Vos énumère ces « coutumes barbares » qui profitent aux chefs et qu’il faut coûte que coûte combattre :

‘1° Offrandes et sacrifices aux esprits et aux mânes des ancêtres ; contribution en travail ou en nature pour célébrer des rites, édifier les édicules ou huttes des ancêtres ; participation aux danses et chants mânistes ou magiques, aux repas et libations en l'honneur des ancêtres, à l’occasion d’un décès ou à l’anniversaire du décès ; la fourniture de vivres, de bières ou de vins de palme pour ces repas et libations ; coopération à la confection des statuettes représentant les esprits des défunts.’ ‘2° Les rites magiques ou religieux à accomplir à l’occasion de la naissance, de la maladie, à l’apparition des premières dents, à la circoncision des enfants ; à l’occasion du mariage ou des phénomènes de puberté chez les filles.’ ‘3° La plupart des rites ou coutumes de deuil, surtout celles auxquelles sont soumises les femmes parentes ou veuves. […]’ ‘4° Les rites en l’honneur des ancêtres à accomplir avant les chasses et les pêches collectives.’ ‘5° Beaucoup de coutumes matrimoniales. Payer la dot de filles, soit avant la naissance, soit encore toutes jeunes : source de palabres. Acquérir des filles non nubiles et les introduire au harem.’ ‘Acquérir des femmes par achat, héritages, pour extinction de dette. Payer la dot en esclaves.’ ‘Louer une femme à un autre contre livraison régulière de vin de palme, le mari conservant tous les droits sur la femme. Des polygames prostituent d’office un certain nombre des femmes, ils se réservent les bénéfices de l’exploitation.’ ‘Mettre les filles, arrivées à la puberté, dans une maison ad hoc, où elles peuvent recevoir des visiteurs. L’acte du mariage à accomplir en public dans certaines occasions.’ ‘6° Les soulographies publiques, avec danses obscènes et immoralités indescriptibles ; elles sont souvent commandées et conduites par les chefs.’ ‘7° Les rites qui précèdent ou suivent l’épreuve du poison ; l’épreuve par l’eau, le fer, le poison dans l’œil. Les rites, épreuves barbares, flagellations inhumaines à l’occasion des rites d’initiation. Les récalcitrants sont souvent tués.’ ‘On pourrait encore allonger cette liste des pratiques immorales ou d’ordre religieux ou magique, sans parler des coutumes antihygiéniques 1 .’

Cette longue liste de coutumes à combattre remet en cause, d’une façon brutale, tout le passé des sociétés indigènes et tous les fondements même de leurs pratiques sociales et religieuses. En réalité, les missionnaires ne font aucune concession à la tradition séculaire des autochtones. Ils pensent que celle-ci devra, qu’on le veuille ou non, céder la place aux « valeurs chrétiennes ».

C’est donc dans ce climat de polémique et de tensions, souvent vives, entre les agents de l’État prêts à appliquer les directives du gouvernement en matière de politique indigène et les Jésuites du Kwango prêts, eux aussi, à en découdre avec l’État, que débute la fondation de la mission d’Ipamu.

Il est important de comprendre ce contexte parce qu’il explique le regard porté par les premiers Jésuites d’Ipamu sur les coutumes des Ding orientaux. Ce contexte justifie aussi les nombreuses lettres d’accusation et de contre-accusation échangées entre les Jésuites d’Ipamu et les autorités étatiques entre 1921 et 1923 2 .

Notes
1.

DE HEMPTINNE, J., «  La politique indigène du gouvernement belge » in Congo, II (1928), p. 368. Ce prélat était un personnage incontournable dans les milieux politiques et religieux à l’époque coloniale. Issu d’une famille noble, membre de l’Ordre des bénédictins, il était vicaire apostolique d’Élisabethville depuis 1910. Dans certains milieux, il reçut le surnom de « lion du Katanga »(Cf. LEGRAND, P., et THOREAU, B., Les Bénédictins au Katanga (1910-1935), Lophem-lez-Bruges, 1935). On dit aussi qu’il avait une grande influence auprès du Délégué apostolique. Il est mort en février 1958, quelques mois avant la fin de la période coloniale. Dans ses nombreux écrits, il s’est montré farouchement opposé à toute reconnaissance de la tradition africaine. Du 25 juin au 8 juillet 1945, se tint à Léopoldville la « Troisième Conférence plénière des Ordinaires des Missions du Congo belge et du Ruanda-Urundi ». De Hemptinne est rapporteur de la séance du 4 juillet et parmi ce qu’il estime être les bases de « notre action civilisatrice », il émet quelques principes, parmi lesquels : « 1. La conversion des peuples arriérés au christianisme est la condition primordiale de leur accession à une civilisation supérieure […] 2. Les institutions coutumières issues du fétichisme sont aux antipodes de l’ordre social chrétien et ne peuvent être prises comme point de départ de la régénération du monde païen. » (Rapport de cette conférence, p. 253-254).

2.

Idem, p. 370-371.

3.

Le Père L. Le GRAND écrit : « Pourquoi nous faire illusion ? Tôt ou tard, et vraisemblablement plus tôt que beaucoup ne le pensent, les croyances et les pratiques religieuses indigènes disparaîtront : il n’est pas possible, en effet qu’au contact de plus en plus étroit avec les Européens, les Noirs ne comprennent bientôt l’inanité de leurs superstitions et l’impuissance de leurs idoles », LE GRAND, L., « Les Jésuites du Kwango et la politique indigène », dans Congo, I (1921), p.634.

1.

DE VOS, S., « La Politique Indigène et les Missions Catholiques » in Congo, 2 (1923) 1, p. 635-657.

2.

. DE VOS, S., « La Politique Indigène et les Missions Catholiques » in Congo, 2 (1923) 1, p. 635.

3.

Idem, p. 642.

1.

DE VOS, « La Politique indigène… », op.cit, p. 642.

2.

Idem, p. 643.

1.

DE VOS, op.cit. p. 645 (notes infrapaginales).

2.

Dans les Archives de la Province Belge Septentrionale de la Compagnie de Jésus à Herverlee (PBS), la boîte XIII/6 contient un nombre important de lettres rédigées ou reçues par le Père STRUYF et l’abbé VANDERYST. Cette correspondance polémique traite de différents conflits qui opposent les missionnaires aux agents de l’État, notamment l’administrateur du territoire d’Idiofa et le commissaire de district du Kasaï. Il est principalement question, dans ces lettres, des villages chrétiens, de l’arrestation des catéchistes, du refus des chrétiens d’obtempérer aux ordres des chefs investis, des abus commis par les agents de l’État, de l’arrogance de missionnaires, etc.