1. 3. ENFANTS ET PROCHES DE L’ANIMALITÉ

Au 19e et au début du 20e siècle, une autre façon de mettre en relief l’infériorité des Noirs était de les comparer à des enfants ou de prétendre qu’ils possédaient des affinités avec le monde animal.

Traiter les Noirs d’enfants était un thème récurrent dans les récits des missionnaires et une habitude dans la pratique quotidienne. La pitié pour ceux qui vivent hors de la religion catholique, considérés comme des enfants au regard des croyants européens, était une attitude courante dans l’esprit missionnaire. D’où des écrits du genre de celui-ci de Cambier : « pauvres noirs, mais bons noirs ; parfois enfants terribles, mais enfin bons petits enfants ne devenant terribles que lorsqu’on les a frappés, à peu près comme le caniche qui mord quand on l’agace »[…], « idées de la religion et de civilisation, tout cela à inculquer, à faire naître dans leurs cerveaux… » 1 .

Dans leur pratique quotidienne, les missionnaires de tout bord désignaient tous leurs catéchumènes, jeunes, adultes ou vieux, par le terme « enfant » 2 . On note aussi un emploie massif du possessif : « nos filles », « nos garçons », « nos enfants », « nos Noirs », « Nos nègres ou négresses », « nos sauvages, nos sauvageons », « nos peuplades », « nos tribus », etc. Il y avait là un désir manifeste de les chosifier pour les posséder. Or posséder quelque chose, c’est avoir une emprise sur elle, c’est la dominer. Dans leur esprit, les missionnaires croyaient que tous les pensionnaires du poste de mission constituaient leur possession exclusive. Ils exerçaient une sorte de tutelle sur eux. Partout, chez les Scheutistes ou chez les Jésuites, l’attitude envers les écoliers, les catéchumènes et les chrétiens habitant le poste de mission, était empreinte de paternalisme. Ces Noirs étaient des enfants qu’il fallait habiller, nourrir, loger, soigner, éduquer et même enterrer s’il arrivait qu’ils décèdent au poste. Ils étaient aussi enfants à cause de leur docilité : « Ils acceptent toujours bien la punition infligée, si je dis à quelqu’un, le matin : « Agenouillez-vous près de l’église », il ne manquera d’y revenir ; il toussera bien un peu, pour me rappeler qu’il est là, mais il y restera jusqu’à ce que je lui dise de partir » 3 .

Les Noirs n’étaient pas seulement des « enfants », mais ils étaient aussi des « pauvres ». Pauvres matériellement, car ils savaient se contenter de peu 1 . Ils n’avaient pas le confort des Européens auquel les missionnaires avaient eux-mêmes renoncé. Sur ce point, les missionnaires qui ont fait des vœux de pauvreté, essayaient de s’identifier aux Noirs et d’épouser leur pauvreté. Les Africains étaient aussi pauvres moralement et spirituellement. Ils étaient païens, conduits par les passions aveugles, livrés à toutes sortes de superstitions et de péchés et donc prêts à être jeté dans la géhenne. D’où ce sentiment de pitié éprouvé pour eux par les missionnaires.

1889, Augouard effectue un voyage à l’Équateur, chez les Bangala, avec Cambier, le Scheutiste découvre lui aussi ces « affreux cannibales » 2 .L’autre thème abordé par nombre d’auteurs du 19e siècle et repris par les missionnaires était celui de la prétendue animalité des Noirs. Ce sujet avait engendré de nombreux récits légendaires dont un des plus célèbres reste celui des Niam-Niam 3 qui, selon une croyance largement répandue, possédait une queue. On racontait, en Europe, que ces gens n’avaient pour tout mobilier qu’un petit banc percé d’un trou dans lequel ils passaient leur prétendu appendice 4 .

Comme les Noirs étaient censés être proches des animaux sauvages, la logique cartésienne voulait alors qu’on les accuse de cannibalisme. Le mythe de l’anthropophagie était donc ainsi né. Le célèbre prélat du Congo Brazzaville, le Spiritain Augouard, dans ses notes de voyage chez différentes populations de l'Afrique équatoriale, fait créditer les légendes des Noirs consommant la chair humaine surtout celle des Blancs. C'est à partir de ces notes d'Augouard que son biographe Antoine Redier écrira le célèbre « L'évêque des anthropophages » 5 Lorsqu’en

En 1921, lorsque les Ngwi se sont révoltés et ont massacré leur chef, le chrétien Benoît Mabere, les Jésuites d’Ipamu les ont accusés de s’être jeté sauvagement sur lui, de l’avoir découpé en morceaux et de l’avoir dévoré 6 .

En 1930, un avion français s’écrasait près du village Bangende, chez les Ding orientaux. Une rumeur avait circulé jusqu’à Mwilambongo rapportant que les rescapés auraient été mangés par les habitants de la contrée. Une certaine inquiétude avait gagné les Sœurs. Elles rapportent dans leur Journal :

La baleinière rentre en rapportant d’étranges nouvelles que les Noirs, ennemis des Badingas, n’ont pas manqué d’amplifier : « un avion est tombé au début de l’année près de Lubué, les Blancs auraient été tués et ceux qui ont survécu, mangés par les habitants très méchants de cette tribu ». En tous cas, les Pères ne veulent plus que nous allions chercher des noix de palme dans leurs forêts parce qu’une fois, 2 garçons y ayant pénétré, on ne les a plus revus. En tous cas, les grands-pères, si pas les pères de nos gens ont comme leurs voisins, goûté la chair humaine 2 .

Les récits à propos du cannibalisme relevaient parfois d'une simple présomption comme le montrent ces écrits de Sœur Josèphe-Marie: « La race « Bakongo » s'approche de la Mission. Race Bakongo, gens fort sauvages, chez qui nous n'avons pas encore eu le moyen de pénétrer. Voici qu'eux-mêmes viennent à nous.[...] Nous avons soigné deux fillettes aux portes du tombeau: la première a été baptisée sous les yeux du chef, un vieux sauvage qui, dans son jeune temps, a sûrement goûté la chair humaine et la goûterait encore s'il en avait l'occasion » 3 .

Les histoires d’anthropophagie sont nombreuses dans les récits missionnaires, mais dans aucune d’elles, un missionnaire ne dit avoir vu les Noirs tuer leur victime, la dépecer et la faire cuire dans une casserole. Le missionnaire arrivait souvent trop tard et ne voyait que des crânes décharnés. Souvent les récits ne rapportent que ce que les missionnaires avaient entendu. Et pourtant, partout en Europe, la parole du missionnaire était acceptée sans autre forme de procès. Elle confirmait les thèses et les rumeurs qui circulaient à propos de l’anthropophagie des Noirs. Elle nourrissait les théories racistes les plus folles et fécondait même l’imaginaire littéraire.

Les jeunes missionnaires qui se proposaient d’aller en Afrique s’abreuvaient de tous ces récits et, dès lors qu’ils étaient établis sur le continent noir, ils reproduisaient ce qu’ils avaient eux-mêmes observé.

Pendant que les Blancs accusaient les Noirs d’anthropophagie, ces derniers, comme nous le verrons plus loin, portaient les mêmes accusations contre les Blancs 1 .

Comme on croyait le Noir proche de l’animal, certains, comme au Moyen Âge et à l’époque des Grandes découvertes et de la Traite des Noirs, s’étaient demandés si l’âme du Noir était pareille à celle du Blanc, s’il avait une intelligence capable de comprendre la science occidentale, s’il éprouvait les mêmes sentiments 2 . que le Blanc, s’il pouvait avoir des mœurs raffinés comme les occidentaux, s’il pouvait vraiment être « un bon chrétien », etc.

Un Jésuite, par exemple, s’était demandé , le plus sérieusement du monde, si le Nègre était capable d’affection, lui qui était « à peine humain » ? Le missionnaire écrit :

‘En débarquant sur le continent noir le missionnaire se voit enveloppé, dès l’abord, d’épaisses ténèbres : comment civiliser ce sauvage qu’on dit être une brute ? Comment former ce cœur à peine humain ? Comment le pénétrer, le connaître surtout ? Certes il est vite édifié sur la paresse native du noir, sur ses mensonges quasi érigés en vertu, sur son avidité du bien d’autrui ; mais, sous tous ces vices, son regard, habitué à sonder les consciences, cherche un sentiment qui pourrait secourir puissamment le travail de relèvement moral : l’affection. Hélas ! plus il fixe ce pauvre cœur, mieux il distingue ce sombre mélange d’inconstance et d’égoïsme qui est le propre du noir 3 .’

Cette manière de douter de l’humanité du Noir, de le considérer comme un enfant, allait influencer la conduite des missionnaires et conduire certains à adopter des comportements bien éloignés de la charité chrétienne.

Notes
1.

VELLUT, Émeri Cambier …, op.cit., p. 43.

2.

En kikongo, cette appellation, dans sa forme d’interjection, est significative. Les missionnaires d’Ipamu disaient souvent avec un ton sarcastique : « Eh, mwana fioti ! » (petit enfant !), « Mwana ndwelo ! » (petit enfant !), « Mwana mpuku » (petit rat !), etc.

3.

DOM, « Lettres aux élèves de Saint Michel »…, op.cit, p. 219.

1.

Idem, p. 218.

2.

VELLUT, Émeri Cambier …, op.cit., p. 195.

3.

« Niam-niam » est le nom par lequel Schweinfurth désigne les Zandé, population du nord du Congo. Lire NDAYWEL, Histoire générale du Congo…, op.cit., p. 202-209.

4.

COHEN, Français et Africains…, op.cit., p. 335. La raison de cette croyance venait de l’ornement de cuir en forme de queue porté par les danseurs zandé.

5.

REDIER, A., L'évêque des anthropophages, Fernand Sorlot, Paris, 1933.

6.

Cf. supra, p. Le corps de Benoît repose pourtant à Koream !

2.

DSSFS, Mwilambongo, mars 1930.

3.

DSSFS, Mwilambongo, Juin 1931.

1.

Cf. infra.

2.

DE VILLE, F.X., « La vie indigène » dans Missions des Oblats de Marie Immaculée, Juin 1938, p.87.

3.

DAVISTER, E., « Le Nègre est-il capable d’affection » in MBCJ, 1905, p. 100