Les savants occidentaux et les missionnaires avaient aussi disserté sur la sexualité des Noirs. D’après eux, les Noirs possédaient une libido déréglée qui ne leur laissait aucun repos. Cet état de fait venait de la taille démesurée de leurs organes sexuels, les Noirs ayant un pénis plus grand que celui de l’homme blanc et leurs compagnes ayant un vagin plus large que celui de la femme blanche 4 .
Ces idées et beaucoup d’autres 1 concernant la sexualité des Noirs allait induire une morale sexuelle intransigeante, empreinte de soupçon, enseignée et imposée par les missionnaires. En fait, les missionnaires allaient transférer Outre-mer les rigueurs d’une morale chrétienne de plus en plus contestée en Europe à cause de sa suspicion envers le corps et la sexualité.
La nudité était le signe le plus visible du dérèglement sexuel des Noirs. Il fallait à tout prix les habiller avant de les baptiser ou de leur donner un travail qui les met en contact avec les Blancs.
Si on analyse les dépenses opérées par les postes de missions au Congo, l’habillement des catéchumènes et des écoliers occupe une part importante. Cette campagne d’habillement était facile à mener chez les populations qui, comme les Ding orientaux, avaient une tradition vestimentaire. Ici le problème se posait seulement pour les femmes qui ne devaient plus exhiber leurs seins et les jeunes enfants qui souvent restaient nus jusqu’au début de l’adolescence.
L’attitude des Blancs vis-à-vis de la nudité des Africains suscite tout de même quelques interrogations. Que se passait-il dans la tête d’un Européen quand une jeune femme se présentait devant lui avec sa poitrine toute nue ? Pour l’Africain cette situation était normale puisque, chez lui, la femme ne couvre pas ses seins. Pourquoi tant de voyageurs et d’ethnographes du 19e et du 20e siècle avaient-ils une propension pour les collections des photos de nudité ? S’empressaient-ils de projeter leurs phantasmes sexuels sur les Africains ?
En tout cas la nudité, naturelle aux yeux des Noirs, posait problème aux Blancs. Cambier n’appréciait guère de rencontrer les Noirs nus : « curieuse impression le premier jour que de voir ces hommes presque nus, mais qui cesse bien vite, il faut s’habituer à tout en Afrique » 2 . La nudité impressionnait même les Religieuses qui cherchent à justifier chacune de ses manifestations :
‘Vous parlerai-je des dortoirs habités chacun par 110 ou 120 élèves ! Elles dorment à peu près nues, ne gardant pour la nuit qu’un étroit pagne cache-sexe ; non pas par indécence car nos filles si « nature » ne se voient pas l’une l’autre, pas plus que nous ne songeons à nous offusquer de nos mains nues. Elles se dévêtent parce que 1°il y a dans les dortoirs des parasites indésirables : j’ai nommé puces et punaises qui se logent dans les nattes 2° elles se dévêtent pour n’avoir point froid et ainsi éviter les rhumes. En effet, le pagne de coton par les nuits fraîches et le brouillard servirait d’enveloppement humide et les glacerait toute la nuit. Serrées les unes contre les autres, elles n’ont pas froid et le brouillard ne colle pas à leur peau huilée » 1 . ’Les danses africaines, souvent qualifiées d’obscènes et de lascives, étaient, pour les missionnaires, des signes tangibles de la dépravation des mœurs et de la sensualité débridée des Noirs. Il fallait coûte que coûte les interdire ou empêcher les convertis d’y prendre part. Mais cette tâche n’était pas facile même au poste de mission où les Pères et les Sœurs avaient une grande emprise sur leurs pensionnaires. Aucun jeune ne pouvait résister au tam-tam comme le raconte si bien Sœur Joseph Marie : « Le soir, quand les tam-tams mettent de l’effervescence dans l’air et du feu dans les veines, les négresses n’ont plus envie de se coucher et Sœur Anna doit lever sa fine baguette de jonc souple pour les remettre dans l’ordre. C’est ainsi que dernièrement Sœur Anna n’avait pu tenir son sérieux en voyant les élèves de son dortoir sur le toit. » 2
Reprenant le thème de la libido déréglée des Noirs, les Jésuites instaurent un régime moral sévère dans leurs missions. Ils voient des symptômes de la sensualité partout et même dans la coquetterie des jeunes filles. Ainsi, par exemple, ils interdisaient aux filles de tresser leurs cheveux, car les tresses étaient considérées comme signe de la légèreté de mœurs. Sœur Joseph-Marie écrit :
‘Une des nos chrétiennes peu régulière, « Anna », est envoyée au R. P. B. afin de recevoir une bonne semonce. Elle avait la tête couverte de petites tresses. Je vous assure qu’elle était bien transformée à son retour. Le R. P. et tous les Missionnaires interdisent sévèrement les cheveux travaillés parce que, disent-ils, c’est un indice de fornication consommée ou prochaine… jeune fille en train de se perdre… ou qui cherche… et moi qui trouvais si jolies ces coiffures ! Dès que nous découvrons un soupçon de tresse, vite, les grands ciseaux et la vanité tombe 3 !’Pour éviter des flirts entre garçons et filles, au poste de mission les quartiers étaient séparés 4 et interdiction était faite aux garçons d’aller chez les filles et vice-versa. Malheur à qui transgresse cette règle !
Les séminaristes étaient soumis à une discipline plutôt spartiate. Il fallait les soustraire des obscénités de leur environnement familial et villageois. Les Pères les persuadaient de s’éloigner de leur famille surtout large, à se dérober devant les femmes et les jeunes filles qui, au hasard, se présenteraient sur leur chemin, car, disait-on, salus in fuga ! Une lettre circulaire de Mgr Van Schingen traduit les exigences disciplinaires de l’époque missionnaire :
‘Les étudiants se rendront directement à leur mission et y présenteront leur feuille de route à dater et signer. Les jeunes filles de l’école normale de Leverville ne pourront faire route avec les jeunes gens. Après avoir passé deux ou trois jours à la mission, l’étudiant se rendra au village pour huit jours au maximum. On recevra avec bienveillance ceux qui anticiperaient sur la date de retour à la mission. Qu’à la mission, les étudiants, et en tout cas les séminaristes et les postulants, aient un logement pas éloigné de la maison des Pères et une place fixe à l’église, afin de favoriser la surveillance qui sera discrète. […] Tous les étudiants doivent être consignés à leur logement après la prière du soir. […] 1 ’C’est dans un contexte anthropologique colonial, empreint de racisme, de l’ethnocentrisme, de paternalisme et de rigorisme moral que les missionnaires entreprennent leur évangélisation au Congo et chez les Ding orientaux.
Il serait erroné de penser que tous les missionnaires, sans exception, ont épousé sans discernement les préjugés que nous venons de décrire. Les contacts prolongés avec les cultures autochtones, l’apprentissage des langues locales et les évolutions historiques ont constamment modifié les attitudes et aidé certains missionnaires à aborder la culture africaine avec un autre regard. D’autres, sans souvent se faire entendre, ont épousé la cause des Noirs et écrit des choses merveilleuses sur eux.
COHEN, Français et Africains…, op.cit., p. 339.
Des nombreux récits de voyages rapportaient des histoires fantastiques sur les orgies charnelles des Noirs, sur le désir incontrôlable des femmes noires pour l’homme blanc ; celles-ci, disait-on, s’organisaient en bande pour violer le premier Blanc qu’elles rencontraient. On racontait aussi en Europe que les Noirs étaient incapables de réprimer leur désir de posséder par le viol des femmes blanches. Dans les milieux ecclésiastiques, certains soutenaient, sans souvent le dire ouvertement, qu’il ne fallait pas ordonner des prêtres noirs parce que, naturellement, ils étaient incapables de vivre la chasteté et célibat.
VELLUT, op. cit., p. 41.
DSSFS, Mwilambongo, janvier 1930.
DSSFS, Mwilambongo, janvier 1930
Idem, Mwilambongo, février, 1930
Cf. supra.
VAN SCHINGEN, Lettre circulaire, n° 12, Kinzambi, le 25 février 1939, Archives de l’évêché d’Idiofa.