2. 3. VERS UNE TOLÉRANCE DES TRADITIONS AFRICAINES

Il s’agit ici de la prise en compte de la réalité des traditions africaine dans la pastorale missionnaire. La théologie de la malédiction des descendants de Cham et celle de l’Église catholique, seule et unique moyen de salut (Hors de l’église pas de salut) conduisaient inévitablement à une pastorale de la table rase qui ne trouvait rien à « défendre dans la coutume » des Bantu. Cette pastorale qui a caractérisé, pendant plusieurs décennies, l’action des missionnaires belges au Congo était, surtout à partir des années 1920, progressivement remise en cause sinon discutée. Un ensemble de facteurs tant externes qu’internes à l’Église favorisait ce virement.

Évoquons d’abord le changement de la vision de « l’autre croyant » intervenu dans le chef même de la papauté à Rome. Jacques Gadille attribue à la Grande Guerre (1914-1918) et à l’exacerbation des nationalismes en Europe au cours de l’entre-deux-guerres, ce qu’il appelle la « désoccidentalisation » de l’Église romaine et le début d’une reconnaissance des personnalités juridiques et culturelles des religions non chrétiennes 1 .

L’ecclésiologie du 19e siècle, héritée de Vatican I, et les certitudes d’une supériorité de la civilisation occidentale étaient ébranlées par les horreurs d’une guerre meurtrière et sauvage menée par des peuples chrétiens. La tragédie de ce conflit avait fait comprendre à l’Église romaine que tous les peuples « descendent du même Père, qu’ils ont la même nature et font partie de la même société humaine » 2 et que l’Église, « loin de s’effrayer de la diversité des usages, lois et institutions qui établissent et assurent la paix du monde, loin d’en rien retrancher ou détruire… conserve en s’y adaptant tous les éléments qui, variant avec chaque nation, concourent pourtant à la même fin, la paix du monde » 1 . L’Église catholique était, en principe, cette famille, cette cité où Grecs, Gentils et Juifs devaient se retrouver dans le strict respect des différences : « … l’amour de la patrie de la terre… ne doit ni contrarier, ni à plus forte raison dominer l’amour de la patrie du Ciel… cette patrie dont nous trouvons véritablement l’image mystique dans l’église catholique, qui, par dessus toutes les barrières de nationalités et de langues, groupe en une seule famille, tous les enfants de Dieu, sous un même Père et Pasteur… » 2 .

Avec ces textes, le magistère donnait le ton de la reconnaissance du non européen, comme fils de Dieu, et de sa « civilisation » comme différente de celle de l’occident. Pour joindre l’acte à la parole, le Saint siège, par l’intermédiaire de son délégué apostolique, Mgr Celso Costantini, allait mener, en Chine, une politique de dialogue portant l’accent sur la mise en place de grands séminaires, l’encouragement des relations avec les non-chrétiens et la reconnaissance de « l’élévation morale des principes de Confucius et de Mencius ». Six évêques chinois seront sacrés le 28 octobre 1926, jour anniversaire de l’ordination épiscopale de dom Achille Ratti (Pie XI).

Cette politique de reconnaissance des autres cultures allait s’amplifier et être doublée, au plan de la liturgie, par une volonté d’« indigénisation » de l’architecture religieuse, de l’art sacré, à laquelle Mgr Costantini donne sa marque, notamment après son retour à Rome, comme secrétaire de la Propagande. Le cardinal Fumasoni-Biondi généralise cette orientation, comme l’atteste sa lettre au délégué apostolique du Congo belge, Mgr Dellepiane :

‘L’Église catholique n’est ni belge, ni française, ni anglaise, ni italienne ou américaine : elle est catholique. C’est pourquoi elle est belge en Belgique, française en France, anglaise en Angleterre, etc… Au Congo, elle doit être congolaise : dans la construction des édifices religieux, et dans la fabrication des objets de culte, on doit tenir compte, avec le plus grand soin, des styles, des coloris et de tous les éléments de l’art congolais… 3

Au-delà de la volonté d’« indigénisation » des cadres ecclésiaux et de l’art sacré, c’était tout un mouvement de réhabilitation des valeurs culturelles non européennes qui sous-tendait l’impulsion romaine : le pape Pie XI, ancien bibliothécaire de l’Ambrosiana, appelle près de lui les Oblats allemands initiateurs de la Bibliotheca Missionum comme le Père Streit. Il décide le transfert de la revue Anthropos du Père Schmidt, de Vienne aux environs de Lucerne et demande au Père Henri Dubois de l’aider à préparer l’exposition ethnologique missionnaire de Latran 1 .

Parlons ensuite des efforts fournis par les Jésuites à Louvain. À partir de 1922, sur l’initiative du Père Albert Lallemand se tenaient chaque année, pendant l’été, les Semaines de Missiologie. Ces réunions rassemblaient, à l’Université Louvain, les missionnaires de diverses congrégations en congé en Europe et les différentes sommités de la théologie et des sciences humaines. Elles étaient une occasion d’échanger les expériences de terrain et de les confronter aux progrès de la théologie.

Le célèbre jésuite Pierre Charles, professeur de théologie à Louvain, succède à son confrère Albert Lallemand en 1924 et donne une impulsion nouvelle à ces rencontres. Un thème était proposé chaque année aux intervenants. Les éditions « Museum Lessianum » s’occupaient de publier les comptes rendus de ces Semaines de missiologie.

La quatrième semaine de missiologie tenue en 1926 avait choisi comme thème : « Autour du problème de l’Adaptation ». L’exposé du problème fait, par le père Pierre Charles, pour introduire le débat, constituait, à l’époque, une avancée majeure dans la manière de percevoir les autres cultures et les autres religions par rapport au christianisme. Le théologien militait pour le respect des cultures non européennes et notamment asiatiques pour le motif que chez chaque peuple on trouve des valeurs saines et honnêtes. Il écrit :

‘En principe tout le monde est d’accord. Depuis les condamnations des anciens dualismes et depuis que S. Pie V a réprouvé la 55e proposition de Baïus, on est orthodoxe si on ne reconnaît pas qu’entre la nature humaine, telle qu’elle existe historiquement et actuellement, et la grâce divine il n’y a point d’antagonisme foncier. Le Créateur et rédempteur, le Dieu cause de l’être et le Dieu cause de grâce ne sont pas des principes rivaux, mais une seule essence, très simple et très bonne. Il n’est donc pas nécessaire de détruire l’homme pour faire place au chrétien ; il est néfaste de saccager l’œuvre de la cause première pour frayer la route qui monte au ciel. Le Christ n’est pas venu ravager mais achever, et le péché d’origine qui a rendu infirme notre nature ne l’a pas corrompue au point de la rendre mauvaise. Dès lors dans tout ce qui est sainement humain, dans tout ce qui est honnête, il y a un terrain préparé pour la graine évangélique. Dès lors aussi tout effort vers le bien mérite une estime infinie ; tout front tourné vers la lumière porte une invisible auréole. 2

L'évangélisation ne consistait pas à « dépayser les âmes sous couleur de les christianiser, comme si le Christ leur était étranger et comme si l'Europe avait, à la manière d'un nouveau peuple élu, on ne sait quel monopole » 3 .

Tout était ainsi dit sur ce qu'on appellera plus tard « Dialogue inter religieux » et « Inculturation ».

Lors de ce même colloque, un missionnaire du Congo belge, le père Dufonteny, avait exposé les « griefs des indigènes au sujet de l'Apostolat ». Il relevait que le noir reprochait au blanc en général et aux missionnaires en particulier de mépriser la tradition ancestrale. Ce manque de respect pour leur « tradition », serait la cause même de la résistance des indigènes contre la religion des missionnaires :

‘[...] Si la tradition fascine déjà à tel point des esprits christianisés depuis des siècles, qui ne comprend la puissance de l'objection chez le Noir, qui ne vit que la tradition? Son pays repose sur la tradition; sa prospérité, son bonheur terrestre et immortel reposent sur la tradition; son existence même n'a pas d'autre base. C'est là le fond des préventions des Noirs contre le Blanc et surtout contre le missionnaire. Les difficultés qu'éprouve celui-ci à se faire accepter par eux n'ont d'autre raison profonde que celle-là. Des contrées entières sont restées fermées durant de nombreuses années, uniquement pour ce motif. 2

Pour répondre aux récriminations des indigènes, le père Dufonteny proposait qu'on reconnaisse ce qui est exact dans les croyances des autochtones et qu'on montre que le missionnaire respecte les coutumes locales et l'organisation sociale en ce qu'elles ont de bon :

‘Tout en relevant à leurs yeux ce que leurs croyances ont d'exact, on parvient à leur expliquer bien des questions qui les intriguent: l'origine des maladies qui sont la suite du péché, et la réparation de Jésus, l'existence d'une Mère du Ciel, point qui leur est très sensible à cause du matriarcat en honneur dans le pays, le culte des images et des médailles à la place de leurs images et de leurs amulettes, etc. Bref, le meilleur moyen à employer, c'est de montrer à l'indigène, par des faits surtout, que le missionnaire respecte les coutumes locales, l'organisation sociale et les croyances religieuses en ce qu'elles ont de bon 3 .’

Ces Semaines de Missiologie allaient lentement changer l'attitude des missionnaires – surtout ceux qui y participaient - vis-à-vis de la culture non européenne et africaine. L'ostracisme qui frappait les pratiques religieuses ancestrales se levait petit à petit.

Enfin, au Congo, la tolérance et la compréhension de la culture locale n’ont pas été le fait des autorités ecclésiastiques. Celles-ci, en opposition ouverte, depuis 1920, contre le gouvernement au sujet de la fameuse « politique indigène » que nous avons déjà évoquée 1 , considéraient « la société indigène comme tout à fait pourrie » 2 . Mgr de Hemptinne, Vicaire apostolique d’Élisabethville, était, comme nous l’avons déjà indiqué, l’un des plus grands pourfendeurs d’une ouverture du catholicisme aux cultures locales. Il est resté intransigeant contre les « coutumes des peuples arriérés » jusqu’à sa mort en 1958 3 .

Les efforts de mise en pratique d’une théologie d’adaptation était l’œuvre de quelques missionnaires de « brousse » qui s'étaient alors mis à l'écoute des leurs ouailles. Ils se sont efforcés, parfois avec quelques maladresses, de décrypter les traditions pour y découvrir quelque « terrain préparé pour la graine évangélique ». Ils ont produit une abondante littérature ethnographique dont nous avons étudié les conditions de production dans l’une de nos publications.

Notes
1.

GADILLE, J., « La prise en compte de « l’autre croyant » par le magistère romain, de 1918 à 1938 » in JACQUIN et ZORN, L’altérité religieuse…, op.cit., p. 333.

2.

BENOÎT XV, Encyclique Ad beatissimi du 1er novembre 1914, citée par MAYEUR, J-M., Histoire du christianisme, t. XII, 1914-1958, Desclée-Fayard, 1990, p. 306.

1.

BENOÎT XV, Encyclique Pacem Dei munus du 23 mai 1920.

2.

Actes de Benoît XV, t.2., p. 145 et Doc. Cath. Du 4 déc. 1920, p. 485.

3.

Cité par BATELLI, G., « Pio XI e le chiese non occidentali. La questione dell’universalita del cattolicesimo », in Achille Ratti, Pape Pie XI, École Française de Rome, 1996, p. 757.

1.

En ce qui concerne les expositions ethnologiques, lire NKAY, Missionnaires belges…, op. cit., p. 359.

2.

Charles, P., « Introduction » dans Autour du problème de l’Adaptation, Compte rendu de la quatrième semaine de missiologie de Louvain (1926), Museum Lessianum, Louvain, 1926, p. 6.

3.

Idem, pp. 9-10.

2.

DUFONTENY, « Griefs des indigènes au sujet de l'Apostolat » dans Autour du problème de l'Adaptation, Compte rendu de la quatrième semaine de missiologie de Louvain (1926), Museum Lessianum, Louvain, 1926, pp. 13-14.

3.

Idem, pp. 14-15.

1.

Cf. supra.

2.

BONTINCK, F., Aux origines de la philosophie bantoue. La correspondance Tempels-Hulstaert (1944-1948), FTCK, Kinshasa, 1985, p. 72.

3.

Cf. supra.