3. 1. 1. Construction d’un espace géographique

Afin que les lecteurs occidentaux comprennent les récits rapportés par les missionnaires de la nouvelle Mission d’Ipamu à propos des Ding orientaux, il a fallu, d’après la bonne méthode cartésienne, situer ces populations, délimiter leur territoire et le représenter sur une carte géographique. Cette délimitation de l’espace et sa représentation cartographique relèvent à la fois des observations des missionnaires, de leur imaginaire et des objectifs qu’ils poursuivent. En fait, ce sont les missionnaires qui ont construit l’espace qui nous est présenté dans les ouvrages rédigés par eux-mêmes . Ce sont eux qui ont fixé les Ding orientaux dans un espace géographique continu, délimité par des frontières inamovibles et ont imprimé sur des cartes élaborées selon les schèmes cadastraux de type occidental.

Examinons l’une de ces cartes élaborées par les Jésuites d’Ipamu. Il s’agit de celle dressée par Struyf, achevée en 1934 et jointe à la monographie de Mertens 1 . Dans ce croquis, le territoire des Ding orientaux (Badinga-Mukene) est situé à l’Est de celui de « Badinga-Kamtsha », mais aucune limite ne sépare les deux groupes. Ils sont inclus dans un même vaste ensemble, celui de « Badinga », qui s’étend de la rivière Mulil (ou Libungu) à l’ouest jusqu’à la Loange à l’Est. Au nord, ce territoire de Badinga est borné par la rivière Kasaï le long de laquelle habitent les Bangoli et les Balori jusqu’aux environs de Mangaï. Entre Mangaï et l’embouchure de la Loange, la rive du Kasaï est occupée par les Ding orientaux (Badinga-Mukene) ; les Banzadi cités dans les textes antérieurs sont curieusement absents. De même, à l’embouchure de la Kamtsha, la trace des Banzadi a disparu.

Au sud et au sud-ouest, il n'existe pas des barrières naturelles (cours d'eau, montagne, etc.) pour séparer les différentes populations (Ding, Mbuun, Pende et Yans) habitant, à certains endroits, des villages communs. Dans cette zone, Struyf fixe une frontière arbitraire.

Le long de la Lubwe, le pays des Ding orientaux (Badinga-Mukene) occupe les deux rives de la rivière depuis son embouchure et se prolonge jusqu’à la limite du territoire de Bapende. Les territoires des Bawongo (rive gauche de la Lubwe) et de Bapende ne sont séparés de celui de Ding orientaux par aucun obstacle naturel. Les frontières entre ces trois groupes ne relèvent que de la seule volonté du cartographe. À l’est de la Loange, le territoire est entièrement donné aux Bashilele et pourtant plusieurs documents attestent de la présence des Ding orientaux et des Banzadi dans ces parages. La carte de Struyf ne signale pas les communautés Ding de la rive droite du Kasaï, mentionnées pourtant dans certains textes 1 . Il en est de même des fameux Badinga du territoire de Tshikapa et de

ceux intégrés dans le royaume Kuba, ils ne figurent pas dans la carte ethnique des Jésuites d’Ipamu. Ces omissions ne constituent pas, à proprement parler, des erreurs. Elles répondent à l’objectif visé par l’auteur de la carte : connaître les populations présentes dans son champ d’évangélisation. Les franges qui débordent ce champ ne le concernent pas et il ne s’en préoccupe pas.

Carte 14, dressée par Struyf et jointe à la monographie de Mertens, p. 11
Carte 14, dressée par Struyf et jointe à la monographie de Mertens, p. 11

(source : Mertiens, Les Ba Dzing … p. 11)

D’ailleurs pourquoi devait-il se préoccuper de ces groupes éparpillés dans les espaces si différents et si éloignés de ce qu’il considérait comme le terroir naturel des « Badinga » ? Qu’importe que ces gens là revendiquent le nom ethnique de « Badinga », ils ne partagent pas, avec les autres Badinga, un même territoire, un même espace politique et administratif reconnu par l’autorité coloniale.

En réalité aucune carte géographique n’est neutre. Elle traduit l’état d’esprit de son auteur, elle livre un message, dévoile une intention. Les éléments figurant sur une carte font l’objet d’un choix conscient ou inconscient. Dans l’esprit des Jésuites la région qu’ils ont acquise des Scheutistes est composée de plusieurs ethnies (race, tribu, peuplade, etc.) et la définition de l’ethnie ( tribu ou race) est associée à la notion de « territorialité ». Les missionnaires, comme d’ailleurs tous les autres coloniaux, pensent que chaque groupe ethnique ( tribal ou racial) rencontré possède nécessairement un territoire géographique repérable et fixe sur lequel il exerce une sorte de souveraineté. Ils estiment aussi que ce territoire possède des frontières reconnues par l’ensemble de la communauté ethnique et qu’il est

possible d'établir sur un papier une carte des différents groupes ethniques (tribaux). Ces idées, communes à l’époque coloniale et missionnaire, dérivent manifestement de trois événements survenus dans l’histoire occidentale :

Vue du village Ding de Bangi, 1930
Vue du village Ding de Bangi, 1930

(source Goemé, in Mertens, annexe)

1° Le processus de création des États débuté depuis les Temps Modernes s’achève au 19e siècle et au début du 20e siècle, par le renforcement de l’idée de l’État-nation 1 . À cette période correspond aussi une montée en puissance des nationalismes. C’est dans ce climat que s’est opérée la conquête de l’Afrique. Une fois sur place, les Européens se trouvent devant une situation inédite : la multiplicité des ethnies. Pour définir l’ethnie, ils recourent à leurs propres concepts culturels : ils considèrent l’ethnie comme une micro-nation ou plutôt, comme l'indique Amselle, un « État-nation à caractère territorial au rabais » 2 ayant aussi son « chef », son sol, sa mère-patrie à défendre. D’où le mythe des guerres tribales où les Ding, par exemple, lèvent une armée pour défendre leur territoire de l’invasion des Ngwi ou des Mbuun. En réalité, ce mode occidental de représentation de l’espace est tout à fait étranger aux autochtones. Ceux-ci ont leurs propres manières de percevoir et de marquer leur espace physique et ethnique. Les guerres entre ethnies n’ont souvent été que des conflits entre villages voisins ou entre des chefs locaux pour des motifs autre que la violation des frontières. D’ailleurs, personne ne peut savoir avec exactitude où commence son ethnie et où elle se termine. Dans certaines régions, la mixité est telle que le passage d’un village à un autre signifiait le passage d’une ethnie à une autre. La délimitation de l’ethnie et même sa définition n’est donc pas chose aisée. Comment, par exemple, fixer sur une carte un peuple de pêcheurs comme les « Banzadi » (gens d’eau) que l’exigence de leur métier contraint au nomadisme continuel ? Comment immobiliser sur une carte, les villages souvent appelés à être déplacés ou à se disloquer pour se rapprocher d’un lieu d’approvisionnement en nourriture ou pour fuir la sorcellerie ou une épidémie ? Tous ces problèmes, les missionnaires les ont occultés. Avec l’État colonial, ils ont tenté de fixer les populations dans des villages permanents où l’école et la chapelle constituent le point de ralliement de tous les hameaux environnants. La stabilisation des populations constitue ainsi un gain pour les missionnaires qui fondent leur évangélisation sur la permanence du catéchiste en un lieu donné.

2° Depuis l’époque des « grandes découvertes », c’est la logique de « territorialisation » qui a présidé à la constitution des missions catholiques. Les congrégations et les instituts religieux, empruntant souvent les mêmes itinéraires que les conquérants coloniaux, se partagent, sous l’arbitrage de la Sacrée Congrégation de la Propagande, les terres de missions. Les limites sont établies, les cartes dressées et les juridictions ecclésiastiques constituées 1 .

Quelles que soient la diversité et la dynamique des populations contenues dans les frontières négociées entre congrégations, ce qui compte c’est le respect des frontières, le respect des juridictions. Cette logique de « territorialisation » poussée à l’extrême a conduit au partage de mêmes populations entre des juridictions différentes. La situation des Ding de la rive orientale de la Loange illustre bien l’aberration de cette logique de « territorialisation ». Lorsque les Scheutistes cèdent l’Ouest aux Jésuites, ils gardent dans le Kasaï les communautés Ding de l’Est de la Loange. C’est ce qui explique que les Jésuites ne reprennent pas ces Ding sur leurs cartes.

3° L’ethnographie est née dans le sillage de la colonisation. Elle se donne comme objet d’étude les « ethnies » (tribus, peuplades, races, etc.) primitives et vivant en marge de la « Civilisation ». Ces ethnies, unités d’observation « scientifique » sont considérées comme des groupes territoriaux, d’âge indéterminé, à l’intérieur desquels « tout le monde partageait les mêmes croyances et les mêmes pratiques » 2 . D’après cette logique, il existe un territoire ethnique (tribal) dont les frontières peuvent être déterminées. D’où les cartes géographiques qui foisonnent dans tous les manuels d’ethnographie.

Notes
1.

Voici le commentaire que Mertens fait de cette carte : « La carte qu’on trouvera jointe au présent travail fut dressée à cette intention par le R. P. Struyf, S. J. et achevée en 1934. Il serait difficile de présenter une documentation récente. La longue pratique que le Père possède des gens de là-bas (1920 jusque 1934) fait de lui le porte-parole autorisé dans tout ce qui concerne le groupe des Ba Dzing. Je suis heureux de transcrire ici les notes qu’il a bien voulu joindre à sa carte, notes dont je le remercie vivement. Les Ba Yansi ne s’étendent au Nord que jusqu’à la Mulil (Libungu). Les Ba yansi, au Sud de Njadi, sont tous des Ba Dinga, quoi qu’en disent tel agent de l’État et tel missionnaire. Les Ba Yansi se sont établis, plus tard : les Ba Ngoli, les Ba Ngongo, les Ba Hungana et les Ba Mbala. Les Ba Mputu sont authentiques Ba dinga et se considèrent comme tels. Les Ba Nzadi ont une langue qui leur propre, mais elle est fortement influencée par la langue des tribus voisines riveraines. On y trouvera donc des influences des Ba Ngoli, des Ba Dinga, des Ba Lori. Les Ba Mbunda et les Ba Pende vont ensemble vers le Nord, achètent le trrain aux Ba Wongo (qui sont eux-mêmes les esclaves des Ba Shilele), entre la Lubwe et la Lwange. Le carré marque sur la carte la région occupé par les Ba Dzing dont nous nous occupons ici ». MERTENS, Les Ba Dzing…, op.cit., p. 11.

1.

La carte de Struyfmentionne comme habitants de la rive droite du Kasaï, en face du territoire des Ding orientaux, les « Basonga-Meno ou Bankutu ». Les Ding de cette région ne sont pas cités et pourtant ils y vivent. Le premier témoignage écrit sur cette présence des Ding orientaux est celui donné par PARMINTER, fondateur du poste de Nzonzadi. En 1932 Vanden Hove, l’administrateur du territoire de Dekese écrit : « Deux clans, transfuges de la rive gauche du Kasaï. Ce sont : un clan Bashilele et un clan Badinga. L’occupation de ces terres par les clans susdits, fut autorisée par les Booli. Le prix fut fixé d'un commun accord et versé lors de l’installation. L’emplacement respectif de ces deux clans est :

a) Les Bashilele : occupent une bande de terre d’une vingtaine de kilomètres de profondeur le long du Kasaï et du Sankuru. Le premier village, Kasanga, est situé à 15 kilomètres en amont de Bena-Bendi, région de Sankuru. Le dernier village, Mombi, se trouve à 50 kilomètres en aval de Bena-Bendi, région du Kasaï.

b) Les Baringa ou Badinga : occupent la rive droite du Kasaï sur la même profondeur que les Bashilele, c’est-à-dire vingt kilomètres. Le premier village se trouve à hauteur du poste commercial de la Compagnie du Kasaï de Lubue et le dernier village est à mi-route de ce poste au poste de Manghaï en territoire d’Idiofa. Entre ces deux clans les terres sont occupées par des villages Booli ».

1.

On estimait au 19e siècle qu'il y avait un sol allemand, un sol français ou un sol anglais qu'on pouvait limiter par des tracés géométriques et que les forces armées pouvaient défendre au prix du sang. Ce territoire ainsi délimité correspondait au niveau conceptuel à ce qu'on appelait alors la « nation ».

2.

AMSELLE, J-L., « Ethnies et espaces: pour une anthropologie topologique » in AMSELLE, J-L. & M’BOKOLO, E., Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et État en Afrique, La Découverte/Poche, 2001, p. 19.

1.

Pour comprendre toute la problématique de délimitations et de l’attribution des territoires missionnaires, il convient de lire PRUDHOMME, C., Stratégie missionnaire du Saint-Siège sous le pontificat de Léon XIII …, op. cit., p. 295-338.

2.

VANSINA, Sur les sentiers ..., op. cit., p. 21.