3. 1. 2. Les « hommes de bois »

À la lecture des écrits des Jésuites d’Ipamu il ressort que les Ding en général et les Ding orientaux en particulier sont essentiellement des « gens de la forêt » 3 , les « hommes de bois » 4 pour reprendre l’expression de Van Bulck.

Selon leur histoire, car ils sont des « Bantous des forêts » 1 originaire - comme les Bangoli , les Balori et les Banzadi - du Nord, région réputée être celle de la grande forêt équatoriale. Au cours de leur migration dans le territoire actuel, ils n’ont occupé que des zones forestières. Ils ont, comme l’écrit Struyf, « poussé leurs invasions vers le Sud, aussi loin qu’ils avaient des forêts et ils se sont arrêtés là où les rivières coulent dans les plaines » 2 . À ce niveau, les Jésuites d’Ipamu opposent les Ding à leurs voisins Mbuun et Pende qui sont, au même titre que les Bakongo, des peuples des savanes. C’est de cette distinction que naîtra l’idée selon laquelle l’histoire des Mbuun est plus liée à cette de Pende que celle des Ding.

Les Ding sont, ensuite, « peuple de la forêt » parce que toute leur économie de subsistance est basée sur l’exploitation de la forêt. Mertens note : « La forêt signifie avant tout le gibier, grand et petit ; les fruits saisonniers, les légumes de toutes espèces. Pour tout cela, la forêt constitue le grand réservoir inépuisable » 3 . Les Jésuites indiquent que c’est en forêt que les Ding cultivent. Ils insistent aussi sur le fait que la chasse en forêt reste l’activité la plus prisée des Ding. Mertens écrit encore :

« Je n'ai jamais entendu dire qu'il y eût un temps prohibé. On chasse pendant toute l'année, quand les occupations les permettent. Et même en période de travail intense, quand il s'agit de préparer un champ pour la culture, il aura des jours où le travail chômera pour leur permettre de se livrer à leur sport favori » 4 . Les Ding sont donc présentés comme des « forestiers ». Cette image, qui n’est pas fausse, peut, cependant, conduire à des interprétations erronées.

D’abord, pour plusieurs européens, dont les missionnaires, la jungle tropicale inspire la peur, elle est le lieu de tous les dangers où quelques hordes de sauvages tapis derrière un buisson épais, peuvent décocher une flèche empoisonnée contre n’importe quel passant, un univers glauque mais impénétrable, résonnant du crissement d’insectes, exhalant des miasmes et meurtrier 5 . Dans la plupart des classements des races, celles de la forêt ont souvent été placées dans l’échelle inférieure par rapport à celles de la savane. La chasse a, quant à elle, été considérée comme une activité moins valorisante que l’agriculture. C’est ce qui fait dire, comme nous l’avons déjà indiqué, à l’administrateur territorial de Luebo, Lode Achtten que les Badinga sont des chasseurs assez frustes, mais qui commencent, grâce à une propagande active, à s’adonner à la culture du riz 1 . Selon cette vision, les chasseurs de la forêt seraient des « barbares » et pourquoi pas des « anthropophages ». Le progrès dans la civilisation serait le passage de la chasse à l’agriculture.

Ensuite certains ethnographes et coloniaux ont considéré la forêt comme un milieu hostile et débilitant 2 . Les populations qui y habitent « étaient trop occupées de leur survie dans un environnement si hostile » qu’elles n’ont réalisé aucun progrès ni sur le plan technique ni sur le plan politique. Contrairement aux populations de la savane qui ont développé des grands ensembles étatiques, ces gens de la forêt sont restés au stade des « sociétés segmentaires » et leur territoire a même été qualifié d’anhistorique par Cornevin 1 .

Enfin, certains ont, par exemple, affirmé que les Ding orientaux ne connaissent rien de la savane (brousse) qu’ils fuient. Or la réalité du terrain démontre le contraire. Il suffit d’observer la répartition des établissements humains entre la Pio-Pio et la Loange : un grand nombre de villages des Ding orientaux se trouvent en savane et les missionnaires Jésuites le reconnaissent. La savane (brousse) joue un rôle non moins important dans les activités sociales et économiques des habitants de cette zone. Même s’ils n’y font pas de cultures, ils y font la chasse (feu de brousse), ils y ramassent les champignons et y organisent les marchés et certaines cérémonies rituelles.

L’insistance sur l’activité forestière des Ding orientaux, notamment la chasse et l’agriculture, a occulté d’autres faits importants qui, pourtant, ont largement été signalés par les premiers explorateurs du Kasaï. Les Jésuites ont oublié ce que Wissmann a écrit à propos de la dextérité des Ding à manier la pirogue et leur habilité à faire du commerce. Ils ne parlent presque pas de la pêche et des autres activités économiques qui se déroulaient dans le passé sur la Pio-Pio, la Lubwe et la Loange. Les Ding orientaux ne sont finalement confinés que dans leur rôle de chasseur et cultivateur de manioc et de maïs en forêt.

Quant aux Jésuites eux-mêmes, ceux qui ont travaillé chez ces populations de la forêt n’expriment, contrairement à leurs confrères de la savane 2 , aucune crainte à vivre dans ces contrées. Malgré le danger que peut représenter la présence des fauves, les Jésuites d’Ipamu vont chercher la proximité de la forêt pour tirer profit des ressources dont elle regorge : le bois pour la menuiserie, les plantations de caféiers, de bananiers, d’ananas et les cultures du riz, de manioc, du maïs, etc. L’article de Delaere sur « La forêt d’Ipamu » 1 est un véritable plaidoyer sur la mise en valeur des essences forestières. Les Jésuites s’établissent à Mwilambongo à en raison de la grande forêt. Leur mission de Kilembe est proche d’une galerie forestière.

Notes
3.

BAUMANN, H. & WESTERMANN, Les peuples et les civilisations de l’Afrique, Payot, Paris, 1948, p. 191-214.

4.

Van BULCK, « Les Ba. Dzing dans nos sources… », op. cit., p. 297.

1.

STRUYF, « Ma première visite aux Badinga », op. cit., p. 133.

2.

STRUYF, Y., « Migration des Bapende et des Bambunda » in Congo, I, 5, 1931, p. 668.

3.

MERTENS, Les Ba Dzing de la Kamtsha…, op.cit., p.19.

4.

MERTENS, Les Ba Dzing de la Kamtsha..., p. 128-129.

5.

Pour VANSINA les dangers de la forêt est un mythe : « Comme Tarzan, la jungle est un mythe qui présente les forêts tropicales comme un environnement primitif compact et monotone, de taille énorme, un « enfer vert » où « l’Homme » pitoyable est pris dans une lutte incessante contre la végétation envahissante. Cet univers glauque est impénétrable : vous entrez dans cette mer verte inexplorée et au bout de quelques minutes, vous êtes déjà perdu. Résonnante du crissement produit par des millions d’insectes, exhalant des miasmes étranges, la forêt tropicale stupéfie, mutile, et tue. Seuls les pygmées s’y sont adaptés au prix d’une déshumanisation : « Ils sont devenus des fossiles vivants, des insectes humains pris dans l’ambre de la mers vertes » (Hartweg, R., La vie secrète des pygmées, p. 27 ; Duffy, K., Children of the Forest, p. 176-177) de la forêt, c’est le rebut de l’humanité rejeté là par les plus doués. Une telle image reflète l’hostilité des Européens et des nord-Américains à l’égard de paysages qui leur étaient peut-être les plus étrangers au monde. Stanley contribua beaucoup à l’élaboration de ce mythe, en particulier par la description de ses misères lors de la traversée des forêts Aruwini au cours de sa recherche d’Emin Pacha », ». VANSINA, Sur les sentiers…, op.cit., p. 45-47.

1.

Cf. supra, p.

2.

VANSINA démonte les arguments en défaveur de l’habitat forestier : « Les forêts sont-elles malsaines ? les avis informés sont partagés sur cette question. La morbidité et la mortalité dans la majorité des environnements de la forêt tropicale ne sont pas significativement plus élevées qu’ailleurs, bien que les agents pathogènes y soient différents. Dans l’ensemble, la comparaison semble favoriser les forêts tropicales primaires sur sol sec aux dépens de la savanes. Mais d’autres biotopes doivent être pris en considération. Ainsi, les frondaisons serrées ne sont pas favorables au moustique anophèle responsable de la malaria. Par contre, les marais ouverts lui offrent un refuge, de même que les rives des cours d’eau et les champs ouverts portant des cultures dont les feuilles retiennent des poches d’eau. La mouche Glossina, porteuse de la maladie du sommeil, exige des conditions spéciales de lumière et d’humidité malheureusement satisfaites par la plupart des rives des régions forestières. Toute affirmation générale au sujet des effets débilitants de la « forêt » ou de la « savane » n’est qu’une expression d’un préjugé. Seule une étude des agents pathogènes de chaque biotope spécifique peut répondre à de telles questions d’ordre sanitaire. Quant au caractère « menaçant » de la forêt, le mythe atout simplement renversé les rôles : « les gens tuent la forêt » plutôt que l’inverse. Ces habitats des forêts tropicales sont fragiles et facilement perturbés, précisement à cause de leur complexité. Le fait d’y vivre n’exige aucune lutte particulière, mais plutôt une attention soutenue à ne pas endommager ces habitats de façon irréversible. Les densités démographiques des forêts tropicales sont généralement très faibles, non que ces habitats soient défavorables aux humains, mais les forêts ont subsisté à cause de la très faible densité des populations qui les ont exploitées ». VANSINA, Sur les sentiers…, op.cit., p. 51.

1.

CORNEVIN, R., Histoire de l’Afrique, vol. 2., Paris, 1966, p. 26. VANSINA critique cette façon de considérer les populations de la forêt. Il démontre que l’Afrique équatoriale ancienne a eu une histoire dynamique et a développé des structures politiques et sociales très complexes et diverses. Lire VANSINA, Sur les sentiers…, op. cit., p. 1-39.

2.

VAN BULCK qui a œuvré dans la savane chez les Bayaka écrit par exemple à propos des Ding : « Les Ba Dzing semblent avoir été réfractaires ; du moins, on les a ignorés plus longtemps. Est-ce dû peut-être au fait que les riverains du Kasaï étaient plutôt des Ba. Lori, Ba Nzadi, Ba. Ngoli et que les Ba Dzing vivaient retirés à l’intérieur du pays ? Est-ce dû au fait qu’ils étaient plus « hommes de bois » avec toutes les conséquences que ce genre de vie entraîne habituellement ? Est-ce dû surtout au fait de leur réputation comme «  sauvages-anthropophages » ? » Nous avons mis en italique la phrase qui indique les préjugés du missionnaire vis-à-vis des peuples de la forêt. Cf. VAN BULCK, « Les Ba Dzing dans nos sources… », op.cit., p. 287.

1.

DELAERE, « La forêt d’Ipamu », op.cit., p.