3. 2. MERTENS ET L’INVENTION DES ETHNONYMES

De 1935 à 1939, le Jésuite Joseph Mertens publie une monographie en trois volumes intitulée « Les Ba Dzing de la Kamtsha » 2 . Il introduit ainsi, dans la littérature ethnographique et linguistique, les termes « Ba Dzing »(pluriel) et « Mu Dzing » (singulier) pour désigner les populations que ses prédécesseurs comme Struyf, Vanderyst, Delaere ou Dom avaient, jusque-là, appelé, en kikongo, « Badinga » ( au pluriel) et Mudinga (au singulier).

Rappelons que, jusqu’en 1935, les cartes géographiques, les récits des explorateurs et des commerçants, les rapports administratifs et médicaux, les enquêtes ethnographiques et les témoignages des missionnaires désignent ces « Ba.Dzing » de Mertens par l’ethnonyme « Mudinga » (au singulier), « Badinga » (au pluriel). Cette appellation apparaît pour la première fois en 1885 dans les récits de voyage de l’explorateur allemand Hermann von Wissmann 3 . Plusieurs autres Européens visitant ou s’installant dans la région dans le dernier quart du 19e siècle, précisent la localisation de ces « Badinga » aussi bien dans le bassin de la Kamtsha que dans la région comprise entre la Pio-Pio et la Loange 4 . Certains signalent la présence des villages habités par ce peuple sur la rive droite du Kasaï 5 . D’autres comptent les « Badinga » parmi les tribus du royaume Kuba 1 et d’autres encore indiquent qu’ils sont présents dans le territoire de Tshikapa vers la frontière angolaise 2 .

Le vocable « Badinga », usité par les locuteurs du Kikongo, langue vernaculaire du district du Kwilu, est une forme altérée du mot « Bading » ( Muding ) 3 . S'il est demandé à un membre de cette communauté de décliner sa dénomination « ethnique », il répond sans ambages : « mii Muding » (Je suis Muding), et s'ils sont nombreux, ils diront « bii Bading » (Nous sommes Badinga). Les populations voisines les désignent par « A Ding » ou « O. Ding » (Mbuun), « Ba Ringa » ou «  Mu. Ringa » (Lele, Kuba, Wongo, Nkutu ), «  A Dzing » ou « U Dzing » (Ngwii) et « Ba Dinga » ou « Mu Dinga » (Pende).

Sur le plan morphologique, ce mot comporte deux parties distinctes : Mu-(et Ba-)est un préfixe grammatical de la classe 1 (mu-/ ba-) indiquant le nombre (mu- = singulier; ba- = pluriel) et -ding est un radical. Dans les langues bantu, les radicaux sont toujours affectés de leurs préfixes grammaticaux. Or, dans la littérature scientifique contemporaine, les savants ont une écriture différente : ils retiennent, conventionnellement, les radicaux, sans prendre en compte les préfixes nominaux 4 . Ainsi, ils disent « Ding » pour « Bading » ou « Muding » et depuis la publication de l’ouvrage de Mertens, ils écrivent « Dzing » pour dire « Badzing » ou « Mudzing ».

L’ouvrage de Mertens n’introduit pas seulement le terme « Dzing » mais il énumère plusieurs autres ethnonymes : Ba Mbensja, Ba Dzing-Mukene, Ba Dzing de Lesja, Ba Dzing de Kum Itjitjirii, Ba Dzing d’Ibjaal, etc. Derrière ce foisonnement d’ethnonymes se profile, en filigrane, la problématique de la définition des identités ethniques, encore aujourd’hui d’actualité 1 . Nous pouvons, légitimement, nous interroger sur ces différentes dénominations : désignent-elles différentes entités ethniques (tribales, raciales, etc.) ?

Notes
2.

MERTENS, J., Les Ba Dzing de la Kamtsha, t.1 : Ethnographie, Bruxelles, I.R.C.B., 1935 ; t.2. : Grammaire de l’Idzing, I.R.C.B., 1938 ; t.3. Dictionnaire Idzing-français, I.R.C.B., 1939.

3.

Dans l’un de ses récits, WISSMANN indique même qu’il y avait des « Badinga » parmi les noirs (Baluba) qui ont descendu le Kasaï avec lui en 1885, Cf. supra, p.

4.

Une synthèse partielle des expéditions européennes dans cette région, à partir de 1885, a été esquissée par le Jésuite Gaston Van BULCK. Lire Van BULCK, G., « Les Ba. Dzing dans nos sources de littérature ethnographique » in Congo, II (1934) 3, p. 297-331.

5.

Lire, par exemple, PARMINTER qui écrit : « La factorerie, située sur la rive droite du Kasaï, à environ 35 minutes en aval du confluent du Loange, s'appelle Zouzadi. Elle a été fondée le 4 avril 1893, au milieu d'une grande population qui occupe les deux rives et qui, d'ici fort peu de temps, se montrera tout à fait disposée à l'égard du blanc » in Mouvement Géographique, 1893, col., 80. Dans une lettre de 1934 l’administrateur du territoire de Dekese, L. Van den HOVE, expliquera la présence des « Badinga » sur la rive droite du Kasaï. Cf. supra, p. note n°

1.

Lire NDAYWEL, Histoire générale du Congo…, op.cit., p. 112-113

2.

BOONE, O., Carte ethnique de la République du Zaïre, quart-Ouest, MRAC, p.

On lira aussi avec intérêt cette note de l’agent territorial M. CANON qui, du 3 au 11 janvier 1923, à la tête d'un corps expéditionnaire, mène des opérations de pacification à la frontière portugaise au sud Kasaï, il rencontre une résistance de ces Badinga  : « 3 janvier. Campons au village Kambongo, 3 kilomètres nord frontière. Race Badinga. Capita Tchimbele, chefferie Kanda-Kanda. Indigènes en fuite, routes non nettoyées, plantations de chanvre en plein village, indigènes armés de fusils et d’arcs circulent sur les hauteurs qui environnent notre campement. 15 heures. Des indigènes ont lancé des flèches sur la corvée d’eau, aucun blessé, les soldats d’escorte n’ont pas riposté. Un porteur nous traduit que les Badinga nous défendent de prendre l’eau. J’envoie quelques hommes sous les ordres d’un Européen, ordre de faire usage des armes au moindre acte nettement hostile de la part des Badinga » in A.M.B.A.E. Archives Africaines, Dossier n° A. I. M. O. II-Q/5.

3.

Lire M'PENE, N. L., Les Bading Occidentaux et la Mission catholique de Mateko, Mémoire de Licence, UNILU, Lubumbashi, 1986, p. 10-13.

4.

Lire NDAYWEL, I., Histoire générale du Congo. De l’héritage ancien à l’âge contemporain, Duculot, Belgique, 1997, p.

1.

Depuis le génocide rwandais de 1994 et toutes les guerres dites « civiles » qui déchirent l’Afrique noire, la question des ethnies (tribus, races, etc.) est revenue au premier plan de l’actualité médiatique. Lire à ce propos AMSELLE, J-L. & ELIKIA M’BOKOLO, Au cœur de l’ethnie..., op.cit.; CHRÉTIEN, J.-P. & PRUNIER, G., Les ethnies ont une histoire, Karthala, Paris, 2003.