3. 2. 4. L’ethnonyme « Ba Dzing » dans l’histoire

Le terme « Ba Dzing » ou « Dzing » (selon les linguistes modernes) dont Mertens dit, dans ses premiers écrits, que l’usage n’est pas universel, va progressivement s'imposer dans les lexiques, les traités de linguistique africaine et les plus sérieux inventaires ethnographiques. La préeminence de ce mot n'a pas toujours été accompagnée d'une définition claire du nouvel ethnonyme. Les différents auteurs ont hésité entre appliquer ce nom à toutes les populations que le kikongo désigne par le terme « Badinga » et le donner seulement à ceux qui, selon Mertens, se nomment eux-mêmes ainsi. Cette difficulté provient de la genèse même de ce terme. Lorsque Mertens écrit à Maes : «Nous nous trouvons en face d’une grande tribu, divisée en deux branches », il ne dit pas quel est le nom de cette « grande tribu » ; il se contente seulement de citer les dénominations de deux branches. Cette lacune ouvre la voie à toutes sortes d’interprétations. Chacun cherche à trouver un nom à la « grande tribu » dont les « Ba Dinga-Mukene » et les « Ba Dzing de la Kamtsha » sont les deux composantes.

Gaston Van Bulck est le premier à donner un nom à la grande tribu, dans sa préface à la monographie de Mertens. Lorsqu’il affirme que « Les Ba-Dzing de la Kantsha ne pourront désormais plus être confondus avec les Ba-Dzing de Mukene-Mbel », il attribue le nom de « Ba Dzing », qui auparavant leur était refusé par Mertens, aux « Badinga de l’Est ». Ainsi les deux branches ont un seul nom commun : « Ba Dzing » 1 .

En 1935 apparaît, sous la plume de J. Maes et O. Boone, un inventaire des ethnies ( tribus, races, peuplades, etc.) du Congo. L’ouvrage a pour titre « Les peuplades du Congo Belge. Nom et situation géographique » 2 . Pour les deux auteurs qui se sont directement inspirés des notes fournies par Mertens au Dr Maes, le mot « Ba Dzing » est « une façon différente d'orthographier « Ba Dinga », nom officiel de l'ethnie » 3 . Il est donc entendu que « Ba Dinga » ou « Ba Dzing » sont deux manières de désigner la même réalité, c’est-à-dire la « grande tribu » dont Mertens n’a pas explicitement indiqué le nom. Plus tard, suivant cette logique, dans la  Carte ethnique de la République du Zaïre. Quart Sud-Ouest  d’Olga Boone, le terme « Ba Dzing » devient le nom officiel de l’ethnie (ou tribu) composée de toutes les populations que le Kikongo appelle « Badinga » et même de Ba Nzadi et des Ba Lori 4 .

Le linguiste M. Guthrie, qui a travaillé à partir du matériau puisé dans le dictionnaire de Mertens, retient le « Idzing » comme la langue de la tribu de « Ba Dzing » 5 .

Dans sa monographie, l’ethnographe Van der Kerken ne fait même plus allusion à la distinction opérée par Mertens entre Ba Dzing et Ba Dinga Mukene. Pour lui, il n’existe que la « tribu de Ba. Dzing » englobant ceux de l’Est et ceux de l’Ouest 6 .

Le débat sur l’ethnonyme « Ba.Dzing » est relancé en 1965 par l’historien J. Vansina indiquant que « Les Ding de l'Est se distinguent au point de vue linguistique et culturel des Ding de la Kamtsha et méritent une appellation légèrement différente : les premiers sont les Ding, tandis que les seconds sont les Dzing » 7 . Vansina reprend non pas seulement la problématique de l’écriture de l’affriquée « dz » notée par Mertens, mais aussi toute la question de la différence entre les Badinga de l’Est et ceux de l’Ouest, c’est-à-dire la question de la double « ethnicité ». Il se dégagera, à partir de ce moment, parmi les chercheurs autochtones, deux positions.

La première soutient que les différences entre les Badinga de l’Est et les Badinga de la Kamtsha sont telles que les deux communautés forment deux entités ethniques distinctes. Ces propositions ont d’abord été formulées par Awak dans sa thèse présentée en 1975. Contrairement à Van Bulck qui affirme que les contrastes entre les « Ba-Mbunda » et les « Ba Dzing de la Kamtsha » sont frappants et qu’ils mettent fort en doute la question de la parenté tribale antérieure entre les deux groupes, Awak maintient qu’il faut rattacher les Ding de la Kamtsha aux Mbuun pour une triple raison : historique, toponymique et culturelle 1 . Les Ding de la Kamtsha (surtout ceux de l’actuel secteur Bulwem, limitrophe avec le secteur Kalanganda, majoritairement habité par les Mbuun) n’ont rien de commun avec les Ding de l’Est.

Ensuite, c’est Nkuminsongo qui reprend les assertions d’Awak. Il écrit : « Historiquement, socialement, culturellement parlant, les Dzing de la Kamtsha sont un peuple plus proche de Mbuun et de Yans que de Ding. D'ailleurs, ces derniers méconnaissent toute parenté antérieure ou actuelle avec les "Makantsha » 2 .

La critique majeure pouvant être adressée à ces deux auteurs, c’est l'absence d'information relative à la démarche scientifique qui les conduit à leur conclusion. Nous avons l’impression qu’ils se fient aux divisions administratives qui ont fait l’objet de plusieurs manipulations à l’époque coloniale. Ils ne s’interrogent pas sur la problématique principale qui est celle de savoir pourquoi ces gens, qu’ils soient de l’Est ou de l’Ouest, affirment porter le même nom, celui de « Bading » (Muding).

La deuxième position récuse l’authenticité de la graphie « Dzing » et donc la dichotomie entre les « Ding » et les « Dzing ». Elle affirme, ainsi, l'unicité ethnique des « Ding ». Sachant que la seule orthographe retenue est « Bading» (ou Muding) – pour les natifs 3 de l'Est ou de l'Ouest - , il n'est pas possible de parler de deux ethnies. Cet argument, défendu par Ndaywel 1 , Kabona 2 et nous-même 3 , se fonde sur les enquêtes de terrain et un dépouillement critique des archives. Toutes les sources dont nous disposons aujourd’hui montrent que l’utilisation de l’affriquée « dz », origine de tout le malentendu, est une erreur. L’usage de cette affriquée n’est attesté nulle part chez les « Badinga de la Kamtsha ». Toutes les personnes interrogées disent être « Ba Ding » (ou Mu Ding). D’ailleurs, aucun des Européens qui ont visité cette région depuis le dernier quart du 19e siècle jusqu’à la parution de l’ouvrage de Mertens ne mentionnent la graphie « Badzing ». Aucun des missionnaires Oblats de Marie Immaculé, qui ont succédé aux Jésuites, n’utilise cette forme pour parler des « Bading de la Kamtsha ».

Mertens aura certainement été induit en erreur soit par ses informateurs, soit par sa mauvaise formation linguistique.

Revenons sur la qualité des informateurs. Nous avons indiqué plus haut qu’aucun élément probant ne nous donne à croire que Mertens a été dans les villages de la région de la Kamtsha. S’il a eu des contacts avec les gens de ces contrées, ça ne peut être qu’à Ipamu même. Or ici où « grouillaient les noirs », pour employer l’expression de Mertens lui-même, de plusieurs « races » (Ding, Mbuun, Ngwii, Lwel, Nzadi, Yans, etc.), était-il facile à un jeune Européen, fraîchement débarqué, de saisir les différentes variantes dialectales de tous ces idiomes qui, sur plusieurs points, se ressemblent ? En plus, nous savons, aujourd’hui, que dans la région entre la Piopio et la Kamtsha, surtout dans la zone au Nord de Bulwem, le brassage entre Ngwii, Ding de l’Est, Ding de l’Ouest et Lwel est tel qu’il est difficile de déterminer l’identité linguistique (et donc ethnique) des individus. Alors comment être certain que c’est un Ding et non un Ngwii qui aurait parlé des « Ba Dzing » à Mertens ? Mertens, avait-il la capacité de discerner la différence entre les Ngwii qui, dans leur langue, emploient le terme « Adzing » (pluriel) ou « Udzing » (singulier) pour désigner les Badinga et ces Badinga qui se nomment eux-mêmes « Bading »ou « Muding » ? Il aurait fallu que le Jésuite nous donne les noms de ses informateurs pour résoudre ces questions. Cette précaution méthodologique était sans importance à son époque.

Examinons maintenant la question de la formation linguistique. Venu à Ipamu comme régent, Mertens n’est pas préparé à affronter la langue des Badinga dont Struyf dit qu’elle « est extrêmement difficile ; c’est une mer à boire » 1 . Entendre ce que les gens disent et le transcrire est complexe même pour nous qui sommes sensés parler ces idiomes depuis notre enfance. Combien devait-il être plus compliqué pour un étranger qui n’avait aucune notion de ces langues ? Combien de missionnaires n’ont pas transformé les noms propres des personnes simplement à cause de la difficulté de les transcrire en alphabet latin ? Il n’est donc pas impossible que Mertens se soit égaré dans ces arcanes des sons où souvent deux ou trois consonnes se suivent et qui paraissent bizarres aux locuteurs de la langue de Molière. Il nous semble vraisemblable que Mertens n’a fait que mettre en musique les notes de l’expérimenté Struyf. Celui-ci avait l’habitude, depuis le Bas-Congo, de fréquenter les indigènes et il était également déterminé, comme il l’indique lui-même, à connaître ces langues si compliquées des « Bantous de la forêt » 2 .

Après avoir lu les travaux de Ndaywel et toutes les objections qu’il formule à propos des thèses de Mertens, Vansina a évolué dans ses positions.

À partir de 1974, il a revisité l’histoire du Bas-Kasaï et donc celle des « Badinga » en utilisant deux sources jusque-là peu employées par les historiens : les données linguistiques et anthropologiques 3 . En linguistique, il s’est s’inspiré des données lexico-statistiques telles que mises à jour par les travaux des chercheurs comme Heine, Henrici, Coupez, Evrard et Bastin, pour affiner ses hypothèses historiques et mesurer quantitativement la parenté entre différentes langues. À partir de cette nouvelle donne, il est arrivé à la conclusion qu’il n’existe qu’une seule langue Ding 1 avec plusieurs variantes dialectales 2 qui peuvent paraître au profane comme des langues différentes.

Aujourd’hui, aucun ouvrage sérieux ne parle des « Badzing » mais si le débat autour de l’ethnonyme et de la langue semble clos 3 , d'autres questions restent sans réponse. Elles concernent la signification de l’ethnonyme « Bading », le pourquoi de la différence d’itinéraires historiques empruntés par les diverses communautés qui se disent « Bading », la diversité des systèmes politiques et les rapports avec tous les autres peuples voisins, notamment les Ngwii, les Nkutu, les Lele, les Wongo, les Mbuun, les Mput et les Yans.

En réalité la véritable histoire des « Ding », celle qui prendra en compte tous ces points fondamentaux que nous venons d’énumérer, n’est pas encore écrite.

Notes
1.

Van Bulck « Les Ba. Dzing dans nos sources… », p. 330.

2.

Maes, J., et Boone, O., Les Peuplades du Congo Belge. Nom et situation géographique, Monnom, Bruxelles, 1935, pp. 54-57.

3.

Le titre du paragraphe est «  Badinga ». Le point 1est ainsi libellé : « Nom – Orthographes différentes: Badinga, Badzing, Ba-Dzing, Badinga, Baringa », Maes et Boone, Les peuplades du Congo Belge..., p. 54.

4.

BOONE, op.cit., p.16

5.

GUTHRIE, M., Comparative Bantu. An Introduction to the comparative and prehistory of the Bantu languages, Geeg international publishes, L.T.D., Vol.II, p. 12.

6.

Van der KERKEN, G., L’ethnie Mongo, Bruxelles, 1944, 2 vol.

7.

VANSINA, Les Anciens Royaumes de la savane , I.R.E.S., Léopoldville (1965), p. 89.

1.

AWAK, A., Histoire de l'évolution de la société Mbuun de l'entre Kwilu-Lubwe du 17 e s. au 20 e s., Thèse de Doctorat, Sorbonne, Paris, 1975, p. 82.

2.

NKUMINSONGO, V. F., Bases socio-économiques des Ding pour le développement agricole et rural,, L'Shi, 1976, p. 110 (mémoire de licence en sociologie).

3.

KABONA, M., Introduction à l'histoire ancienne des Ding de la Kamtsha, travail de fin de cycle, Lubumbashii, 1977, p. 9-17.

1.

NDAYWEL, Organisation sociale..., op. cit.

2.

KABONA, Introduction à l'histoire ancienne des Ding de la Kamtsha…, p. 9-17.

3.

NKAY, M.F., Histoire des Ding ..., op. cit.

1.

STRUYF, « Ma première visite aux Badinga »…, op.cit., p. 133-134.

2.

STRUYF, « Ma première visite aux Badinga »…, op.cit., p. 134.

3.

VANSINA, J., « Probing the Past of the Lower Kwilu Peoples (Zaïre)” in Paideuma, 12-20, 1974, p. 332-364 ; Idem, The children of Woot : a history of the Kuba peoples, Madison, University of Winconsin Press, 1978 ; Idem, “Sur les sentiers du passé en forêt. Les cheminements de la tradition politique ancienne de l’Afrique équatoriale » in Enquêtes et Documents d’Histoire, 1991, n° 9 ; Idem, « Les langues Bantoues et l'histoire : le cas Kuba », in Perspectives nouvelles sur le passé de l'Afrique Noire et de Madagascar, T.7, Sorbonne, Paris, 1974. Mélanges offerts à H. Deschamps ; Idem, « Kuba chronology revisted » in Païdeuma, Franckfurt am Main, 1975, pp. 134-150.

1.

Dans la dernière classification de GUTHRIE (vol. III, 1970, p. 12) confirmée par les études des autres auteurs, la langue ding est classée dans la zone B n°86, Groupe Tende-Yansi (B80), ensemble avec les langues tende B 81, boma B 82, mfinu B 83, mpwono B 84, Yans B 85 qui comprend plusieurs dialectes importants et le mbuun B 87.

2.

Déjà, en son temps, Van Bulck dénombrait 7 variantes dialectales de « l’Idzing » (Ding de l’Ouest et de l’Est). Voir Van Bulck, « Liste des langues et dialectes du Congo belge » in Bulletin des séances de l’Institut Royal Colonial Belge, 1954, p.259-260.

3.

Comme pour clore ce débat, NDAYWEL écrit : « Toujours dans le même pays (il s'agit de la RD Congo), à la même époque,un autre missionnaire, Joseph Mertens, identifia deux autres langues supposées distinctes, l'Idzing et l'Iding. Il s'attacha pour sa par à décrire la première, pendant que son confrère, Yvon STRUYF, s'intéressait à la seconde. La différenciation linguistique fut consignée officiellement sur la carte linguistique et ethnographique du pays. Il a fallut attendre les travaux récents pour qu'il soit conclu qu'il s'agissait de la même langue, parlée par les deux groupes Ding, orientaux et occidentaux », NDAYWEL, « Les langues africaines en question... », p. 165-166.