5. APPRENDRE LEURS LANGUES EXTRÊMEMENT DIFFICILES :
« C’EST UNE MER À BOIRE » !

L’étude des langues locales s’impose aux missionnaires comme l'exigence d’un bon apostolat. Comment peuvent-ils enseigner l’évangile ou entendre les confessions des gens dont ils ne connaissent pas l’idiome ? Par ailleurs, les missionnaires ont l'obligation d’étudier les dialectes « extrêmement difficiles » des Bantu par la Convention du 26 mai 1906 1  , les recommandations romaines et les instructions des Supérieurs du Congo.

Dès son arrivée à Ipamu, Struyf s’est posé la question de l’étude des langues locales. Lors de sa première visite aux Badinga du village Elumbu (Bulumbu), lorsqu’il assiste, sans comprendre grand chose, au rite de la « mort d’un aigle », il s’exclame : « Qu’on regrette de ne pas connaître la langue de ces gens ! Mais je la saurai, coûte que coûte, comme je parviens déjà à me tirer d’affaire avec la langue des Bangoli » 2 . Mais la tâche n’est pas facile. Elle est compliquée non pas seulement, comme l’indique Delaere, parce que la région comporte « une demi-douzaine des langues » 3 , mais aussi parce qu’à l’intérieur de chaque langue, on dénombre une multitude des variantes. Pour Struyf, comme nous l’avons indiqué plus haut, les langues des Bantous de forêts, sont extrêmement difficiles. Il faut s’armer de patience pour les apprendre. C’est donc ce que fait le fondateur d’Ipamu.

Il se met effectivement à étudier le Ding ainsi que d’autres langues de la région. Son jeune confrère Delaere témoigne : « Il (Struyf) a une facilité remarquable pour les langues; depuis qu'il est arrivé dans la région, il s'est mis en devoir, outre ses multiples occupations d'étudier les langues du pays, mais encore de rassembler les premiers éléments pour la composition d'une grammaire de ces langues » 4 .

Les données linguistiques rassemblées par Struyf constitueront, comme l'auteur l'avouera lui-même, une part non négligeable de la Grammaire de l'idzing de la Kamtsha et du Dictionnaire idzing-français et français-idzing, publiés par Mertens 1 .

Quant au Père Struyf, il rédige et publie une Esquisse de grammaire du Kidinga de Mukene Mbel, d'après trois fables codifiées en écriture phonétique 2 .

De son côté, Van Bulck, profite des recherches de Struyf pour introduire le Ding dans son ébauche de classification des « langues et dialectes du Congo belge ». Il distingue, dans cette étude, les langues bantoues et les langues non bantoues. Les langues bantoues sont divisées en dix sections. Le ding est situé, ainsi que les langues lwer, mput, ngwi et mbuun dans la section Nord-Ouest, groupe de la Kantsha et de la Loange 3 .

Par la suite, le matériau rassemblé par Struyf et Mertens a permis aux savants qui ne s'étaient jamais rendus sur le terrain, - notamment Guthrie -, d'opérer des comparaisons et d'introduire le ding dans leurs classifications linguistiques.

L’étude des langues indigènes ne préoccupe pas seulement les missionnaires ; elle intéresse aussi les agents de l’administration coloniale qui, pour communiquer avec les autochtones et pour l’efficience, s’efforce de connaître les idiomes locaux.

En ce qui concerne le ding, les premiers éléments transcrits, connus à ce jour, seraient les notes de l'administrateur territorial Deslahaut.

En effet, dans les années 1920, dans le cadre de la « politique indigène », le bureau du Gouverneur Général avait préparé un livret contenant un certain nombre de mots et de périphrases que les administrateurs territoriaux étaient priés « de traduire en chacun des idiomes parlés dans leur territoire, même en ceux qui ne seraient parlés que par un groupement insignifiant d'indigènes ».

Deslahaut, administrateur territorial faisant fonction sur le Territoire de la Kamtsha-Lubwe se mit, en 1923, à exécuter ce travail en traduisant les données du livret en langues « Ambuna, Adinga, Anguli, Andze et Luere » 4 . Il s'agit du Mbuun, Ding Ngwi, Nzadi et Lwel. Ces notes manuscrites sont restées dans les archives et ne sont connues ni des scientifiques ni du grand public.

Tous ces efforts pour transcrire et étudier scientifiquement la langue des Ding n’ont conduit ni les missionnaires ni les agents de l’État, ni les commerçants à user en pratique de cet idiome. Le kikongo est resté la seule langue de l’évangélisation, de l’administration et du commerce.

Les Jésuites ont importé le kikongo de Kisantu (le kitandu), ils l’ont imposé dans tout le Kwango-Kwilu et donc dans le territoire qui leur avait été cédé par les Scheutistes. L’œuvre du Jésuite René Butaye servait de base à l’étude de cette langue : grammaire 1 et dictionnaire Kikongo-français 2 . Les catéchumènes et les écoliers devaient s’initier aux déclinaisons, conjugaisons, classes, préfixes, suffixes et infixes. C’est en kikongo que l’on récitait les prières usuelles, qu’on apprenait le catéchisme et qu’on lisait quelques extraits bibliques. Un certain nombre de chants liturgiques avait été traduit en cette langue. Les Jésuites publiaient aussi, à partir de Kisantu, une revue mensuelle « Ntetembo eto » (Notre étoile), lancée en 1901, par Butaye.

Au fur et à mesure de son extension, le kikongo original (kitandu) se simplifiait, perdant les déclinaisons et les conjugaisons, ne gardant plus que l’infinitif, amalgamant les dix classes des noms et adjectifs. C’est ainsi, au grand dam des puristes, que sont introduites des formes bâtardes. De leur côté, les agents de l’État et des compagnies commerciales mélangeaient souvent du français et du lingala. D’où la naissance du kikongo actuel, appelé aussi le « kituba » ou « l’ikele ve », langue véhiculaire, dont l’aire de diffusion atteint tout le Kwango-Kwilu, Léopoldville, quelques grands centres du Bas-Congo et même Brazzaville.

L’introduction du kikongo, chez les Ding orientaux, n’a pas, du moins au début, favorisé une rapide évangélisation. Les anciens chrétiens de Pangu qui ont tout appris en ciluba devaient s’accommoder de la nouvelle situation. Pour ceux qui ne peuvent plus apprendre le kikongo, les Jésuites sont tolérants et ils les laissent continuer à prier comme à l'époque des Scheutistes. Les catéchistes devaient absolument apprendre le kikongo afin de pouvoir collaborer avec les nouveaux Pères. La situation des écoliers et des catéchumènes était encore plus compliquée. Ils devaient apprendre le kikongo avant de s’initier à la doctrine chrétienne et ses mystères. Les missionnaires eux-mêmes ne s’en sortaient pas facilement. Ils se trouvaient, surtout quand ils venaient d’arriver, dans des situations étranges. Delaere explique :

‘Un mot sur la langue. La première question que l’on se pose en Belgique à ce propos est celle-ci : « Comment fait-on pour parler aux indigènes ? Car, s’ils sont composés de races diverses, ils usent sans doute de langages différents. » Oui certes, ils ont de langues différentes, et c’est là une cause de grosses difficultés pour l’évangélisation de ces peuples. S’il nous fallait apprendre toutes les langues parlées dans notre région, nous en aurions une demi-douzaine à étudier. Au poste, il y a trois races bien distinctes qui sont représentées : Bagoli, Badinga, Babunda ; les langues parlées par ces peuples sont différentes de notre Kikongo qui est parlé dans le Bas Congo et dans les autres parties de la Mission. Comme il faut pourtant adopter une seule langue, force nous est de faire apprendre le kikongo par nos chrétiens. C’est ainsi que pour ma part, je suis dans cette étrange situation, d’enseigner une langue que je ne connais pas encore, à des Noirs qui la comprennent à peine. Il n’y avait pourtant que cette solution. Je me mets donc sérieusement à l’étude du kikongo, étude qui ne peut se faire que dans les livres. Tous les jours, je dois trouver 2 heures à donner à ce travail, si je veux arriver à un bon résultat ; et la journée est déjà tellement chargée 1  !’

La question linguistique est bien une des grandes difficultés d’une évangélisation en profondeur. Le refus d’adopter les idiomes locaux a rendu la compréhension aléatoire des vérités essentielles de la foi et suscité de nombreux quiproquos alimentant un malentendu sur lequel nous nous pencheront ultérieurement.

Notes
1.

Lire MUKOSO, Les origines et les débuts…, op.cit., p 189-200.

2.

STRUYF, « Ma première visite… », op.cit., p. 133.

3.

DELAERE, « À Ipamu »…, op.cit., p. 177

4.

DELAERE, « À Ipamu », op. cit., p. 177.

1.

MERTENS, Les Ba Dzing de la Kamtsha, t.2. : Grammaire de l’idzing de la Kamtsha, 1938 ; Dictionnaire idzing-français et français-idzing, 1939.

2.

STRUYF, Esquisse de grammaire du Kidinga de Mukene Mbel, d'après trois fables trois fables codifiées en écriture phonétique, IRCB, Bruxelles, 1938.

3.

VAN BULCK, « Liste des langues et dialectes du Congo belge », op.cit., p. 258-260.

4.

Notes de l’administrateur DESLAHAUT, AMBAE, Archives Africaines, AIMO, II, S.7.C., n° 10.

1.

BUTAYE, R., Grammaire congolaise, De Meester, Roulers, 1910.

2.

Idem, Dictionnaire kikongo-français et français-kikongo, De Meester, Roulers, 1910.

1.

DELAERE, op.cit., p. 177.