7. 1. LA POLYANDRIE

C’est Vanderyst qui, pour la première fois, parle de la polyandrie chez les Ding orientaux dans un article écrit à Ipamu à Noël 1921 et publié dans la revue Congo de 1922 sous le titre provocateur de « La polyandrie existe-elle au Congo ? » 3 À sa question, il répond que cette « pratique abominable » existe et qu’il l’a observé chez les « Badinga de l’Est » dans les villages « Bampumu et Bakongo » 4 . Vanderyst commence son article par un constat général sur la polygamie et son impact négatif sur la natalité :

« La polygamie, sous la forme polygynique, existe chez presque tous les peuples primitifs. Elle est très répandue en Afrique centrale. Au moins la grande polygamie y est une plaie sur laquelle l’attention a été attirée à maintes reprises, sans grand résultat d’ailleurs.

Elle est néfaste à la natalité, et, de ce chef, tout le monde devait être d’accord pour la combattre ». Il fait remarquer ensuite que «  jusqu’à présent, on n’a signalé nulle part dans le bassin du Congo, la polyandrie dont l’ignominie laisse loin derrière elle la grande polygamie elle-même » 1 .

Pour démontrer que la polyandrie est une abomination, le Jésuite recourt à l’autorité d’un philosophe :

‘Voici comment un philosophe bien connu s’exprime à ce sujet : « La polyandrie, ou union d’une femme à plusieurs hommes, est tellement hors nature qu’elle n’a pu s’établir, même chez les peuples à l’état sauvage, que dans des conditions très particulières. Partout elle a excité l’horreur… La polyandrie, c’est la prostitution avec son cortège de maux et de hontes ; d’où l’infamie qui s’y est attachée toujours, je le répète, sauf quelques cas glanés dans les champs de la barbarie la plus noire… » 2

Cette abomination, précise le missionnaire, existe pourtant malheureusement chez les Badinga de l’Est :

‘Cette pratique immorale et néfaste existe malheureusement chez une des peuplades que nous évangélisons actuellement : chez les Badinga. Elle semble même y être très répandue. D’après nos renseignements, elle existerait sinon dans tous les villages, du moins dans la plus grande majorité des villages chez les Badinga de l’Est, c’est-à-dire des Badinga où nous venons de fonder la mission d’Ipamu. Elle est signalée également chez les Banzari, en contact avec les Badinga. Par contre, ces pratiques immorales sont hautement réprouvées par les Bangoli 3 .’

Vanderyst constate que cette pratique n’est pas quelque chose de superficiel ; elle est une institution sociale qui engage toute la communauté. Il montre comment fonctionne cette institution faite pour exploiter les jeunes filles ; il indique aussi que c’est la violence qui est au centre de la polyandrie :

‘Il s’agit d’une coutume quasi généralisée, on pourrait même dire d’une institution présentant un caractère social et, par conséquent, de nature à intéresser spécialement les ethnologues.’

Des hommes libres ou mariés de tout âge et d’un même village se réunissent en une société pour exploiter en commun mais à tour de rôle, une malheureuse – souvent une enfant de 11 ou 12 ans – qui accepte spontanément cette honteuse situation, ou, à défaut de femmes assez dépravées pour se plier aux exigences de ces satyres, on recourt à la force, à la violence, à l’enlèvement, aux menaces de mort par empoisonnement… Ces malheureuses portent le nom de Mususumu, ce qu’on nous traduit, en langue Kikongo, par « nkento bantu bonso » 4 .

Il convient de remarquer que l’article de Vanderyst paraît au moment où une grande querelle oppose les missionnaires d’Ipamu aux agents de l’État, notamment l’administrateur du territoire, Deslahaut. C’est l’époque de la fameuse polémique autour de la « politique indigène » de Louis Franck. La « révélation » de l’existence de la polyandrie était, pour les Jésuites, un argument pour dénoncer la complaisance des agents de l’État, démontrer l’erreur d’une politique qui voulait remettre en selle des coutumes barbares que les missionnaires étaient en train d’éradiquer et prouver l’inanité des coutumes ancestrales.

Vanderyst exprime clairement son amertume dans la conclusion de son article. Il dit avoir reçu plusieurs plaintes au sujet de ces « pratiques hautement condamnables » et qu’il eut l’occasion de signaler, sans succès, certains cas à l’administrateur d’Idiofa. Il donne comme exemple le cas d’un jeune catéchumène du village Bampum qui se serait plaint auprès de lui parce que les gens de Bakongo (Ngyekung) auraient enlevé de force sa fiancée pour la réduire au rôle de « Mususumu ».

Le Père aurait fait venir le chef de Bakongo et il aurait menacé de le dénoncer à l’Administrateur, si la jeune fille n’était pas rendue à sa mère. Le chef s’était exécuté en présence du Père. Mais une fois celui-ci parti, la jeune fiancée était retournée se livrer elle-même aux gens de « Bakongo », sûrement parce qu’elle était menacée de mort avec sa mère.

Au jeune catéchumène plaignant, le père avait remis une lettre pour l’Administrateur d’Idiofa. Mais ce dernier n'y avait pas donné suite.

L’article de Vanderyst fait jaser dans les milieux coloniaux. Deslahaut 1 , administrateur intérimaire d’Idiofa, est mis en cause, puis interpellé par sa hiérarchie. Il se justifie dans une lettre adressée au Commissaire de District du Kasaï en date du 2 février 1923 :

‘J’ai l’honneur de vous communiquer un extrait de la revue Congo (« La polyandrie existe-t-elle au Congo » ?) […].’ ‘De par l’extrait de la revue, je suis mis au courant du discrédit fâcheux lancé contre moi. Il est bien regrettable, que le Révérend Père ne spécifie aucun nom. Je n’ai jamais été mis au courant de cette affaire du village Bakongo et n’ai jamais eu l’occasion de voir le jeune homme en question. Les Pères sont au sein de la race Badinga et ont mieux l’occasion de les étudier que moi, c’est d’ailleurs la première fois que je voyage dans cette région. Je n’ai eu l’honneur de rencontrer le Père Vanderyst qu’en juillet 1922 et je suppose aussi que l’administrateur n’est pas qualifié pour être l’auteur des fautes, s’il y a, de ses subordonnés.’ ‘Monsieur De Noyette me déclare aussi n’avoir jamais été mis au courant de cette palabre.’ ‘Je me permets de (dire) que les différents services du territoire sont assurés d’une façon parfaite et si j’avais été mis au courant d’une telle situation il a longtemps que je l’aurais signalée 2 .’

La sévérité des anathèmes jetés contre la polyandrie peut s’expliquer, en partie, par le contexte polémique dans lequel le phénomène a été observé et le fait que, pour les Jésuites du Kwango, cette situation soit inédite.

Plus tard, dans sa monographie, Mertens réexamine la question de la polyandrie dont il dit qu’elle est une chose que les Ba Dzing de la Kamtsha ont en horreur tandis qu’elle est « fort en honneur  chez les Ba Dzing-Mukene » 3 . Les propos de Mertens semblent un peu plus modérés. Il note que, chez les Ding orientaux, chaque village a sa ou ses femmes polyandriques dénommées « mususumbe » ou encore « mushushumbe ». Il qualifie cette institution d’anomalie. Pour lui, c'est « le système de payage de la dot » qui en est la cause : «  Celle-ci, écrit-il, étant trop élevée, ou bien les indigènes trop peu enclins à travailler longtemps pour acquérir une femme, plusieurs jeunes mettent leur avoir en commun, se procurent une femme en commun, dont chacun usera selon ce qu’il aura apporté. Ce n’est pas que les femmes soient trop peu nombreuses, la polygamie n’y étant pas plus répandue que chez leurs voisins, pour autant que j’ai pu le remarquer » 1 .

Mertens s’arrête sur la condition des femmes polyandres. Il indique qu’elles « sont très bien vues au village ; rarement elles désirent changer leur condition sociale » 2 . Quant aux enfants issus de ces unions, « la question ne se pose même pas, toute la progéniture de la mère appartenant au clan de la mère. Le père, même très bien connu, n’a garde de s’ingérer dans ce qui, au point de vue purement indigène, ne regarde que le ou les frères de la mère. Ajouter à cela que l’entretien des enfants ne lui incombe absolument pas ; qu’il ne peut même pas leur donner une gifle sans s’exposer à devoir payer une amande aux oncles maternels » 3 .

Les explications que les Jésuites, Vanderyst et Mertens, donnent de l’institution polyandrique, montrent bien les limites de l’anthropologie missionnaire. Ceux-ci, enfermés dans les préjugés de leur culture et handicapés par des contraintes linguistiques et le poids de l’environnement colonial, ne peuvent pas approfondir la connaissance des phénomènes qu’ils observent. Ils se contentent souvent de la première explication qui leur est fournie 4 .

Notes
3.

VANDERYST, H., « La polyandrie existe-elle au Congo ? » in Congo, I (1922), p. 353-355.

4.

Il s’agirait de Bampum (C.K) et de Ngyenkung, deux villages voisins, sur la route d’Idiofa et qui entretiennent des rapports sociaux et politiques plus que séculaires.

1.

VANDERYST, « La polyandrie existe-elle… », p. 353.

2.

Idem, p. 353-354.

3.

VANDERYST, « La polyandrie existe-elle… », p. 354.

4.

VANDERYST, op. cit., p. 355. L’auteur traduit «  Mususumu » par la périphrase kikongo « nkento bantu bonso », c’est-à-dire la « femme de tout le monde ». Cette traduction ne rend pas exactement le sens du mot. En langue ding deux termes désignent la polyandre : « mukor nkum » (épouse de la classe d'âge) et « mususwum » ( épouse commune ou mieux « l’épouse qu’on échange »). Le mot « mususwum » dérive manifestement du verbe « uswam’n » qui signifie « changer », « échanger ». L’institution polyandrique, nous le verrons plus loin, est liée à la stratification de la société en classes d’âge. Cette donnée n’était pas connue des missionnaires Jésuites. Cette polyandrie qui apparaissait aux premiers jésuites d’Ipamu comme un phénomène typique aux Ding Orientaux, s’avérera d’origine Lele et fera l’objet d’études plus approfondies : BRAUSCH, G.E., « Polyandrie et mariage classique chez les Bashilele (Kasaï) » in Problèmes d'Afrique Centrale, 4(1951)12, p.86-101 ; TEW, M., «  A form of polyandry among the Lele of Kasaï » in Africa, XXI (1951)1, p.10-12; VANSINA, J., Les Bakuba et les peuplades apparentées, Tervuren, 1961 ; Le royaume Kuba, Tervuren, 1964 ; DOUGLAS, M., The Lele of Kasaï, Oxford University Press, 1963 ( voir notamment p. 128-140.) ;

MBAYA-NGANG, C., Influence du droit écrit sur les coutumes Lele, Mémoire en droit, Kinshasa, 1970 ; LWASHORO, I., Études sociologiques sur la polyandrie chez les Lele du Kasaï, Mémoire de Licence, Lubumbashi, 1972 ; NGOKWEY, « Propos sans titre sur la polyandrie chez les Bashilele du Kasaï » in Voix Muntu, n° 4, 1977, p. 50-60 ; KWETO, Histoire des Lele du Kasaï, Mémoire de Licence, Lubumbashi, 1982 ;KINZAM, K., Exaltation solennelle... p. 47-83.

NDAYWEL, Organisation sociale et Histoire..., p. 135-146 et 246-249 ; Idem, « Histoire de l'institution polyandrique dans le Bas-Kasaï (Zaïre) », 2000 ans d’histoire africaine : le sol, la parole et l’écrit. Mélanges en hommage à Raymond Mauny, Karthala, Paris, 1981, p. 769-789.

1.

L’article de VANDERYST est, nous l’avons dit, de Noël 1921 ; les faits auraient du se passer au cours du 2e trimestre 1920. Monsieur DESLAHAUT a repris l’administration de la Kamtsha-Lubwe le 5 juin 1921. C’est HUYSMANS qui administrait alors le territoire.

2.

VANDERYST, « La polyandrie existe-t-elle… », op. cit., p. 355.

3.

MERTENS, Les Ba Dzing de la Kamtsha…, T.I., op.cit., p. 207.

1.

Idem, p. 207.

2.

Ibidem

3.

Idem, p. 207-208.

4.

Nous reviendrons sur la polyandrie dans la troisième partie de notre exposé. Mais d’ores et déjà, il faudrait signaler qu’après les Jésuites, d’autres études ont été entreprises sur ce sujet. Elles ont montré que l’origine de la polyandrie n’était pas chez les Ding orientaux, mais plutôt chez les Lele et que son extension était plus large que ne l’avait imaginé les Jésuites. On a aussi noté qu’il existait d’autres formes de polyandrie, notamment la polyandrie royale, plus répandues en Afrique centrale.