Les Ding orientaux l'appelle « nsia ». Ce mot qui veut dire « brousse » peut aussi désigner une grande étendue, une plaine, un champ. Ainsi l'expression « nsia ndzu » ou « nsia mambam » désigne le champ d'arachides. Dans plusieurs récits de migration, les savanes ( nsia ) sont souvent présentées comme des premiers lieux préalables d'installation avant d'autres expansions (Nsia Miliang, Nsia Mbel, etc) 1 . Les centres politiques sont établis en savane (Nsia-Musiang ou Kapia-village, Mbel, Bankumuna, Kintshwa, etc.).
Mais quelle serait l'origine de ces savanes qui constituent de véritables clairières à l'intérieur de la grande forêt tropicale ? . Seraient-elles des formations végétales naturelles où relèveraient-elles d'une dégradation due à l'action humaine? 2
Les conditions de température et d'humidité de cette région du Kwilu étant à peu de chose près homogènes, Nicolaï estime que ces conditions écologiques devraient permettre l'existence de formations boisées partout, même là où règne actuellement la savane. Or, la forêt n'existe qu'à certains endroits. L'apparition de la savane serait la conséquence d'une transformation qui se serait opérée au cours des temps et qui a vu les formes « primitives » de la végétation disparaître. Le géographe belge attribue cette disparition à deux actions humaines: les défrichements et les feux de brousse 3 .
Mais plusieurs auteurs ont opposé des objections pertinentes à cette thèse.
D'abord, est-ce possible de croire qu'avant la colonisation européenne, l'action du paysan pouvait être si meurtrière, surtout qu'il vivait plus de la cueillette et de la chasse que de l'agriculture, et qu'il ne disposait en fait que d'un outillage plus rudimentaire encore?
De plus, jusqu'à l'arrivée des Européens, n'était-il pas plus ou moins nomade, changeant constamment d'habitat? Toutes ces migrations internes devaient avoir pour effet de favoriser la reconstitution rapide des forêts.
Mais plus encore que le défrichement de jadis, l'action destructrice du feu paraît minime en forêt. Aujourd'hui encore, que les essences coupées et brûlées dans l'espace d'un champ repoussent dès les premières pluies. Un terrain laissé en jachère se reconstitue rapidement. Certes,il faut attendre plusieurs années pour que la forêt retrouve sa forme primitive. Même en savane, le feux ne détruit rien totalement; l'herbe et les jeunes arbustes repoussent dès les premières pluies. Dans les Kraals, les feux de brousse quasi systématiques assurent le renouvellement des pâturages car la forestation se réalise plus rapidement que la savanisation.
La théorie de l'origine anthropique de la savane résiste très peu, non pas seulement à l'expérience pratique, mais aussi aux témoignages de la tradition. D'abord, la pratique même de feu de brousse, suppose au préalable l'existence de la savane comme un écosystème ayant sa flore et sa faune particulière. Dans la tradition, le feu de brousse est une technique de chasse. Les animaux traqués en brousse ne sont pas les mêmes que ceux de la forêt. Le buffle ou l’antilope « mbam » (mbambi) par exemple, ne vivent qu'en savane où ils trouvent l'herbe nécessaire à leur alimentation.
Ensuite plusieurs contes et proverbes des populations réputées forestières, comme par exemple les Ding orientaux, évoquent la savane avec son environnement végétal et animal. Un proverbe dit même expressément qu'« un lézard de brousse ne pourra jamais se transformer en lézard de forêt » 1 . D'après cette logique, la savane et la forêt ont toujours coexisté sans se confondre.
Enfin, il a toujours existé une approche de l'appropriation et de la mise en valeur des terres de la savane différente de celles de la forêt. La savane n'a jamais été, pour les Ding orientaux, un domaine agricole. Il est perçu comme un espace plus ou mois pauvre où les espèces cultivées en forêt ne pourraient en aucun cas pousser. Sa mise en valeur consiste à la cueillette des champignons (twum et nsabwu), à la collecte des insectes et chenilles comestibles et surtout au feu de brousse qui intervient une fois l'an, au mois d'août, et donne lieu à un rassemblement de tous les villages du voisinage. Le feu de brousse est à la fois une cérémonie rituelle et un spectacle publique. Les gens viennent avec les tam-tams pour danser et se mesurer dans l'épreuve de la lutte traditionnelle (minkar). En cours d'année, à la saison des pluies, les hommes pratiquent une seule forme particulière de chasse, le « nkiek » pour traquer l'antilope « mbam » (mbambi).
La savane est aussi sentie comme un lieu public et neutre, une sorte de no man's land sur lequel personne n'a de droits à revendiquer. C'est le motif de l'installation du grand village du roi ( Musiang). Les marchés s'y tiennent aussi non seulement pour des raisons de sécurité, mais également pour garantir la neutralité de ceux-ci et leur portée extra-territoriale. Les communautés villageoises qui veulent, pour une raison ou une autre, en découdre, choisissent aussi la « brousse » la plus proche comme champ de combat. Ainsi, les antagonistes peuvent se tenir face à face, constater les pertes de l'adversaire et arrêter le combat quand celles-ci deviennent importantes.
Tous ces éléments de la tradition que nous venons d'évoquer démontrent que, même chez les peuples de la forêt, la savane est culturellement présente. Elle fait partie intégrante de leur représentation de l'espace. Il apparaît que la savane n’est pas la résultante d'une action dévastatrice des populations actuelles sur l'écosystème forestier. Ces populations auraient manifestement trouvé le paysage du Kwilu tel qu'il se présente vers 1900 avant la mise en place de l'économie coloniale de plantations et l'émergence de grandes agglomérations urbaines.
C'est l'activité humaine de l'époque coloniale et postcoloniale qui a sérieusement détruit les forêts et les savanes tropicales au point de compromettre, peut-être à tout jamais, l'existence de plusieurs espèces végétales et animales 1 .
NKAY, Histoire des Ding..., op.cit., p. 36-37.
NDAYWEL consacre quelques pages de sa thèse à cette question : p. 5-10.
NICOLAÏ, Le Kwilu..., op. cit., p. 78-89.
Information de Bilukwa Denis, Ngyenkung, le 10 septembre 2003.
Si le Jésuite DELAERE revenait aujourd’hui à Ipamu, il ne reconnaîtrait plus la belle forêt qu’il a si bien décrite.