1. 3. 1. Le Kasaï

Dans les textes de l’époque coloniale et missionnaire le terme « Kasaï » se rencontre sous plusieurs formes graphiques ( Kasye, Kasaï, Kassai, Kasay, Kasayi, etc.) et la réalité qu’il définit n’est pas univoque. Il désigne aussi bien la rivière, le plus grand affluent du fleuve Congo, que l’entité administrative de laquelle sont nées les actuelles provinces du Kasaï occidental et oriental ainsi qu’une partie de l’actuelle province de Bandundu. Il désigne parfois l’ensemble du bassin hydrographique du Kasaï. Les missionnaires emploient souvent le mot « Kasaï » pour désigner la mission du Haut-Kasaï. Pour les Jésuites et les Oblats de Marie Immaculée, le « Kasaï », c’est le territoire que les Scheutistes ont cédé à l’Ouest de la Loange.

Dans ce paragraphe nous parlons du Kasaï comme rivière, le plus grand affluent du fleuve Congo. Long de 2000 kilomètres, gonflé des eaux de nombreux affluents, est le principal tributaire du fleuve Congo. Il prend sa source en Angola par 12° de latitude Sud et 19° de longitude Est Greenwich, non loin du plateau de 1500 mètres où le Zambèze trouve également son origine. Il existe plusieurs récits de voyages édités ou manuscrits décrivant le cours du Kasaï, son paysage, sa faune et sa flore à la fin du 19e siècle. Ces descriptions ont été intégrées dans des synthèses savantes dont les trois plus importantes restent celles de Devroey 1 , Storme 2 et Van Lederer 3 . Nous ne reviendrons pas sur ces descriptions.

Le terme « Kasaï » n'appartient pas à l’onomastique des Ding orientaux ou des Nzadi. Il apparaît pour la première fois dans la littérature écrite dans le récit de voyage de Livingstone. Lors de sa célèbre traversée du continent, il « découvre » une rivière que les autochtones appellent « Kasye », « Kasaï » ou « Loke » 4 .

L’appellation « Kasaï » s'est alors imposée peu à peu dans le langage jusqu'à supplanter Ibari-Nkutu, ce dernier terme étant celui des Teke de la région de Kwa, rapporté par Stanley et qui signifie, selon Bylin « le fleuve des Nkutu » 5 . Ibari-Nkutu est constitué de deux fleuves à partir de Mushie; l'un à l'eau blanche (Mbihe ou Kasaï) et l'autre à l'eau noire (Mfimi).

Von François et Wolf rapportent dans le Mouvement Géographique de 1887 :

‘Lors de notre exploration, nous l'avons entendu nommer par les indigènes N'zaïve, Schalle Ouelle, Sankoulou, Boloumbo, N'sadi Kama, etc, tandis que le nom Kassaï prédomine dans le cours supérieur. Nous avons jugé que ce nom serait le plus rationnel pour désigner toute la rivière 1 .’

Ni le terme Ibari Nkutu ni celui de Kasaï n'étaient connu chez les Ding orientaux et les Nzadi avant l'occupation coloniale. Ici ce grand cours d'eau s’appelait simplement « le fleuve » ( « Nzel » ou « Nzal »  en langue Ding, « Nzar » en Nzadi, « Nzeï » en Ngwi, « Nzadi » en Kikongo). Le Kasaï est considéré, de ce point de vue, comme le plus grand cours d'eau du pays.

Dans les traditions des Ding orientaux le mot « Nzankul » revient assez souvent pour désigner le « Kasaï ». Mertens affirme que «  les Ba Dzing-Mukene  lui donnent encore un autre nom: « ntsaankul », nom qui est passé de chez eux aux Ba Dzing de la Kamtsha et qui dérive manifestement de « Sankuru ». Pour qui regarde de fait une carte, le Sankuru est le prolongement du Kasaï au moment où le vrai Kasaï oblique à Port Franqui, vers le Sud » 2 .

Il y a ici une première confusion à relever. Ce n'est vraisemblablement pas « Ntsaankul » ou « Nzankul » qui dérive de « Sankuru », mais c'est bien le contraire. « Sankuru » proviendrait d'une mauvaise audition de l'hydronyme « Nzankul » (Zankul, Ntsaankul ou Nsankul ). Que le même mot « Nzakul » puisse désigner aussi bien l'actuel « Sankuru » que ce que Mertens appelle «  le vrai Kasaï », cela n'a rien d'étonnant pour celui qui connaît ces deux cours d'eau. Il est parfaitement difficile, sinon impossible de distinguer les deux fleuves à leur confluent à Bena Bendi. D'ailleurs, il a fallu du temps aux géographes du 19e siècle pour décider que le « Sankuru » est l'affluent du Kasaï et non le contraire 3 .

Mais que signifie « Nzankul »? Jean Marie De Decker estime qu'il s'agit du nom d'un grand personnage d'autrefois 4 . Cette proposition paraît peu plausible dans la mesure où aucune tradition de la région n'attribue un nom propre de personne à une rivière.

Par contre, il est possible que ce soit la contraction de deux mots: « Nzal » (Nzel, Nzar, Nzeï) qui signifie fleuve et « Nkur » (Nkul, Nkut) qui est l'ethnonyme qui désigne globalement les populations de la rive droite du Kasaï (les Ba Nkutu ou les Nkutu). « Nzankul » ou « Nzankur » signifierait donc « le fleuve des Nkutu » et serait l'équivalent de « Ibari Nkutu » de Teke (Ibari= Ebale qui signifie « fleuve »).

Au niveau de la représentation mentale, cette explication est plausible. Le Sankuru se trouve sur la rive droite du pays des Ding et des Nzadi. Cette région est réputée être celle de Nkutu (Ba Nkutu, Ba Nkur). Il paraît normal qu'une grande rivière coulant dans ces parages soit appelée « fleuve de Nkutu ».

Mertens signale aussi les noms de « Lubuu » et « Mulibuu » chez les Ding du Sud-Ouest, pour désigner le Kasaï 1 . Ces deux termes seraient-ils proches de « Boloumbo » dont parle Von François et le Dr Wolf ?

Pour sa part, Struyf note que les Ngwi appelaient le Kasaï « Obanga »; il s'agirait là d'un terme très ancien, inconnu de nos jours 2

Appelé « Ibari Nkutu », « Nzankul », « Lubuu », « Mulibuu » ou « Obanga », le Kasaï a été pour les Ding orientaux et leurs proches voisins, « le fleuve par excellence ». C'est pour cette raison que les populations qui ont choisi comme principale activité sociale la mise en valeur de ce « fleuve », sont prosaïquement désignées par le nom de « Ba Nzel », c'est-à-dire « les gens du fleuve » ou « les maîtres du fleuve ».

Si nous possédons aujourd'hui, comme nous l'avons indiqué, des synthèses sur l'hydrographie du Kasaï, son rôle dans l'histoire économique et démographique avant la colonisation européenne reste encore peu ou pas étudié. Il ne manque pourtant pas de sources. Les traditions locales, les données linguistiques et numismatiques nous livrent des multiples indices qui pourraient permettre non seulement une étude des mouvements de populations, mais aussi et surtout de déterminer l'impact du Kasaï dans le « Grand commerce du fleuve » 3 .

Il est certain que pour les gens de la période antérieure à la colonisation belge, le Kasaï était une sorte de « mare nostrum » où par le biais de la pêche et du commerce, les hommes et leurs institutions socio-culturelles se rencontraient. Il conviendrait, pour bien appréhender l'histoire de cette région, de tenter une analyse du système commercial qui y prévalait avant la fin du 19e siècle, de déterminer les protagonistes de ce commerce et les marchés qu'ils fréquentaient et d'inventorier les produits, objet de leurs transactions.

Le Kasaï, en tant que source principale d'approvisionnement en nourriture, notamment le poisson, devait, par le passé, susciter convoitises et conflits. Il devenait, de ce fait, un important enjeu économique et donc historique. L'historien aurait intérêt, non seulement d'inventorier les ressources halieutiques exploitées dans le passé mais aussi d'étudier les règles de leur appropriation et de leur usage.

Enfin, il faut se rendre compte de l'importance du Kasaï dans l'imaginaire des populations riveraines en examinant leur manière de représenter l'espace. Les Ding orientaux, par exemple, se situent suivant deux directions: l'aval (Ngye) et l'amont (Ntaa). Il s'agit de l'amont et de l'aval du Kasaï. Pour situer leurs origines, les Ding orientaux disent : « Nous venons de l'aval ou de l'amont » et non « nous venons de l'ouest ou de l'est » 1 .

Mertens mentionne que « Pour un Mu Dzing, dire que quelque chose se trouve du côté du Kasaï équivaut à dire que cet objet se trouve au Nord par rapport à ce dont il parle. Ainsi on entendra « bwa ame mpir a Lubuu »= mon village se trouve du côté du Kasaï. » 2

Le Kasaï est très présent dans la littérature orale des Ding orientaux. L'inventaire des chansons louangeuses fait par Kinzam nous montre que 12, 35 % font soit directement soit indirectement allusion à la « grande rivière » 3 . La littérature sapientielle et proverbiale recourt aussi régulièrement aux images du grand fleuve. Un proverbe souvent répété en cas de dilemme, évoque la rivière ( Nzel): « Lagang la nkel nzel, opiri okpa, okare okpa » 4

Le Kasaï demeure un élément important dans la compréhension du passé et de la structuration actuelle de la société des Ding orientaux. À l’époque coloniale et missionnaire, il a été la principale voie d’accès aux riches régions minières du Kasaï et du Katanga. Les missionnaires qui allaient évangéliser ces contrées empruntaient des steamers qui longeaient obligatoirement les rives du pays des Ding orientaux.

Notes
1.

DEVROEY, E., Le Kasaï et son bassin hydrographique, Bruxelles, 1939.

2.

STORME, M., « Le problème de la rivière Kasayi » in Zaïre, 1957, XI, 3, p.227-262.

3.

LEDERER, Histoire de la navigation au Congo, Bruxelles, MRAC., 1965

4.

LIVINGSTONE, Exploration dans l'intérieur de l'Afrique, 334-367.

5.

BYLIN, E., Les Basakata…, op.cit. , p. 9.

1.

M. G.,1887, col. 43

2.

MERTENS, J., Les Ba Dzing de la Kamtsha…, p. 290.

3.

Il suffit de lire les différents articles publiés dans les Mouvements Géographiques entre 1885 et 1897 pour se rendre compte de ces hésitations.

4.

DE DECKER, J. M., Les clans Ambuun d'après leur littérature orale, p. 83.

1.

MERTENS, op.cit. , p.290.

2.

STRUYF, Y., « De Verhuizingen bij de Kamtsha » dans Congo, II(1936)3, p. 348.

3.

À la fin du 18e siècle, trois régions commerciales se partageaient l’ensemble de l’actuelle République Démocratique du Congo. Il s’agissait de la région dite du Grand Commerce du fleuve, la région du commerce luso-africain et la région Swahili. Le bassin du Kasaï faisait partie de la région du Grand Commerce du fleuve. Lire NDAYWEL, Histoire générale du Congo…, op. cit., p. 239-248.

1.

NKAY, Histoire des Ding…, op.cit., p.36-53.

2.

MERTENS, Les Ba Dzing de la Kamthsa..., op. cit., p. 290

3.

KINZAM, Exaltation solennelle…, op.cit., p. 22-92.

4.

Ce dicton exprime le dilemme dans lequel se trouve quelqu’un qui est pris dans une forte tempête au milieu du fleuve prêt d’une touffe d’épines (langang). Il n’a pas de choix. S’il s’accroche aux épines, il ne tiendra pas longtemps, il lâchera et mourra et s’il ne s’accroche pas, il se noiera dans les eaux en furie. Que faire alors ?