2. 3. 1. Contre-coups de la présence européenne sur les populations riveraines

D'abord les populations riveraines de grands cours d'eau, premières voies d'accès des colons, ont eu à subir plus que les autres, les contre-coups de la présence européenne. Une combinaison de facteurs a dû influencer l'évolution démographique. Un premier facteur serait lié à l'expansion des endémies favorisée par la multiplication des voyages et des voyageurs. Le Kasaï est devenu, après 1885, une grande « autoroute » qui menait jusqu'au Katanga. On ne pouvait pas aller à Lusambo sur la Sankuru ou à Loulouabourg dans le Haut-Kasaï sans passer chez les Ding orientaux et y faire escale ( à Lubwe et à Pangu) pour s'approvisionner en bois et en vivres 1 .

L'intensification des voyages, sur le Kasaï, va augmenter le risque de contamination par des maladies jusque-là confinées dans des zones géographiques précises.

La maladie du sommeil sera, comme nous l’avons indiqué à plusieurs reprises, l'une de ces terribles endémies, qui décimera les populations le long du Kasaï, de Berghe-Sainte-Marie jusqu’aux alentours de Luluabourg et de Lusambo.

D'autres épidémies, comme la malaria, la variole, le syphilis, le pian, la diarrhée, la lèpre, etc., viendront augmenter la mortalité dans cette zone où des populations différentes se rencontraient fréquemment.

Deux exemples pour démontrer comment les grands mouvements de populations - occasionnés par les expéditions et l'occupation coloniale - ont provoqué, le long des routes empruntées par les Européens et leurs auxiliaires, des épidémies inconnues de la médecine indigène et souvent aux conséquences destructrices. On notera au passage que les populations locales n'étaient pas dupes! Elles savaient désigner l'origine des calamités qui s'abattaient sur elles en accusant les Blancs.

Le Père De Deken nous raconte l'étonnante histoire de la propagation de la variole et de la désolation qu'elle a semée sur les rives du Kasaï et de la Sankuru :

‘C'est ici que je dois relater le plus fâcheux incident de notre voyage. On se rappelle qu'à Léopoldville, parmi les cents enfants envoyés de la Nouvelle-Anvers pour achever leur instruction militaire et religieuse à Boma, j'avais choisi deux boys qui, de concert avec Mangounga (Moustique) et Nganza, devaient nous accompagner jusqu'à Loulouabourg. Celui que j'avais réservé pour le service du T. R. Supérieur avait reçu le baptême et se nommait Fataki. Le mioche avait probablement fréquenté les abords de l'hôpital de Léopoldville, où se trouvaient plusieurs varioleux au moment de notre départ. Voilà que dans les parages ci-dessus cités, le petit bonhomme est accablé d'un affreux mal de tête, accompagné d'une courbature générale. Deux jours après se montraient sur tout son corps les taches de la petite vérole. Sous peine d'infecter tout notre personnel, il fallut isoler le malade, en le déposant dans la chaloupe remorquée par le steamer. Nous allions nous-mêmes lui apporter sa nourriture et sa boisson, lui réservant, à cet effet, quelque friandise de notre table. Deux jours après l'éruption, le patient ne présentait de la tête aux pieds qu'une croûte sanieuse. Nous le crûmes perdu. Mais qu'un nègre a donc la vie dure! Être couché nuit et jour dans une barque inondée par des pluies presque quotidiennes; être continuellement aspergé par les éclaboussures de la roue motrice; n'avoir nul moyen de s'abriter contre les rayons d'un soleil impitoyable; en pareille situation, l'enfant européen le plus robuste eût succombé dix fois. Fataki supportait ces misères avec vaillance; dix jours après, les croûtes tombèrent, l'appétit se réveilla, le petiot qui s'ennuyait de ne plus jouer avec ses camarades eut la permission de revenir sur le pont. Fatale imprudence! Trois jours n'étaient écoulés qu'une dizaine de nègres adultes étaient atteints à leur tour. Et parmi ces malades se trouvaient des ouvriers chauffeurs ou mécaniciens, le boy du capitaine en second, la jeune femme d'un timonier. Bref, pour peu que la contagion se rependit encore, nous allions être cloués sur place, avec la perspective de voir périr tout l'équipage. De deux maux, il fallut choisir le moindre, et déposer les varioleux sur la berge, en leur laissant assez d'article d'échange pour se procurer leur subsistance chez les riverains durant trois mois au moins. Le navire les reprendrait à son retour de Lusambo. [...] Hélas, nous n'étions pas à la fin de nos misères! Quatre jours après, il fallut encore déposer onze hommes, dont plusieurs étaient les ouvriers les plus nécessaires pour la marche du navire. [...] Nous apprîmes plus tard qu'au retour du Stanley vers Léopoldville, on trouva que, sur les vingt-sept nègres déposés en deux contingents, seize étaient morts; les autres furent rapatriés par navire. De plus, quand nous revînmes par la même route, après notre séjour à Loulouabourg, d'autres malheurs étaient survenus. Les indigènes, attirés par les marchandises laissées à nos malades, s'étant mis en rapport avec ces derniers, avaient porté la contagion dans leurs villages respectifs. Un an plus tard la petite vérole désolait encore la région du Sankuru, dix mille nègres avaient succombé, des villages ont été abandonnés ou brûlés par leurs habitants, émigrés ensuite vers les rives du lac Léopold. Et quand, ainsi que je le raconterai dans la suite, je revins par le même navire, le Stanley, amenant de Léopoldville les Sœurs destinées à Loulouabourg, le bateau, que l'on reconnut parfaitement et qu'on accusait d'avoir amené la peste dans le pays, fut assailli furieusement à coup de flèches et de sagaies. Nous dûmes fuir en toute hâte 1 .’

Pour sa part, Piron, agent de la SAB, nous rapporte un autre épisode de la propagation d'une mystérieuse maladie qui a décimé les populations dans les bassins inférieur et moyen de la Kamtsha.

En effet, en 1898, une épidémie consistant à une affection de la poitrine ou de la gorge éclate chez les Ding du bassin de la Kamtsha faisant de nombreuses victimes. Les Blancs, accusés d'être à l'origine de cette calamité sont attaqués et Hector Cambier, agent de la SAB, est assassiné. Piron raconte ce drame :

‘Vous vous rappelez que lors de notre passage à Mangkan, je vous disais qu'une épidémie régnait chez les Badinga; beaucoup d'entre eux mouraient d'une affection de poitrine ou de la gorge. Depuis lors, un de leurs chefs est décédé, également frappé par le même mal, et à partir de ce jour l'idée s'accrédita, propagée sans doute par les féticheurs, que c'était les Blancs qui étaient seule cause du mal et qui avaient dû, lors de leur dernier passage, jeter un sort sur le pays, car jamais, avant leur arrivée, pareille calamité ne s'était abattu sur lui.’ ‘Tous les villages situés sur la route et dépendant du chef décédé s'étaient, en conséquence et à notre insu, entendu pour s'opposer au retour des Européens. C'est dans ces fatales conditions que notre voyage fut entrepris. Partout le long de notre route les villages étaient abandonnés. Nous n'étions plus qu'à deux heures de la factorerie de Songo, lorsque nous fûmes subitement attaqués et que M. Cambier fut mortellement atteint d'une flèche, et que trois hommes de la caravane furent blessés. Après bien des difficultés et des dangers, j'ai réussi, bien que blessé moi-même, à emporter le corps de mon pauvre chef jusqu'à Songo, d'où il a été transféré à Eiolo 2 .’

Ces deux récits nous montrent clairement que les voyages et la multiplication des contacts provoqués par la colonisation ont eu des incidences négatives sur le peuplement de la rive gauche du Kasaï entre la Pio-Pio et la Loange.

Notes
1.

Cf. supra.

1.

De DEKEN, op.cit., p.143-147.

2.

M.G., 1898, col. 628