3. 1. 3. La propriété foncière

Nous examinerons cette notion de la propriété foncière à deux niveaux : d'abord chez les Ding orientaux qui habitaient la terre ferme et ensuite chez les riverains ( Nzadi).

a. Chez les Ding de l'intérieur

Comme Nicolaï l'explique, chez les Ding orientaux qui occupent la terre ferme ainsi que chez la plupart les populations du Bas-Kwilu, la notion de propriété foncière concerne l’usage de la chasse plutôt que celui de l’agriculture 2 . Dans le passé, l’exploitation agricole apparaît comme un fait accessoire laissé aux soins des femmes.

Pour comprendre ce phénomène, il convient de cerner de plus prêt l’organisation et la division traditionnelle du travail.

Notons, d’abord, que c’est au sein de la maisonnée que se réalise la division sociale la plus significative du travail : la division sexuelle. Il existe des travaux pour hommes et des travaux pour femmes, souvent sanctionnés par des interdits. A cette répartition du travail correspondent des pratiques foncières sexuellement différentes. D’après A. Pourtier, le statut de l’homme, en rapport avec sa force physique, est celui de « chasseur-guerrier- bûcheron » 3 . Son rapport à l’espace se situe sous le signe d’une grande liberté. En effet, le sarclage, l’abattage et l’incinération de la forêt représentent ses seules véritables contraintes : quelques semaines par an pendant la saison sèche. Toutes les autres tâches agricoles( semis, entretien, récolte, préparation de la nourriture, etc.) incombent à la femme et l’occupent toute l’année. Libéré, grâce au travail des femmes, de la quotidienneté des tâches matérielles répétitives, l’homme emploie son temps à l’organisation et à la pratique des activités cynégétiques.

La chasse devient ainsi la principale activité sociale vers laquelle toutes les autres convergent. D'où l'importance des espaces vierges, lieux de reproduction des animaux sauvages et domaines privilégiés de chasse. Le domaine foncier est donc avant tout un domaine de chasse.

Sur le plan physique, le terroir revêt un caractère particulier. Il y a au centre de chaque espace élémentaire, un village, point fixe, au moins durant plusieurs années, pivot autour duquel s'effectue la rotation des champs. À partir de ce centre, dans un rayon de quelques kilomètres, l'espace est connu de tous les villageois parce qu'il y a des champs (mangyong), des jachères (mpang), la forêt intacte (mpengn'e) et parfois la brousse (nsia). À ces quatre formes d'organisation de l'espace physique correspondent des droits différenciés.

Les premiers droits sont ceux liés à la jouissance des fruits du champ. L'ensemble des activités agricoles relève essentiellement de la vie domestique. L'homme s'occupe, comme nous l'avons déjà dit, de l'abattage d'une portion de la forêt primaire (igyong la mpeng'n) ou d'un recrû forestier (igyong la mpang); la femme fait les semis, l'entretien et les récoltes. La production agricole sert avant tout à nourrir la famille. Le surplus faisait l'objet d'échange, surtout avec les riverains qui fournissaient du poisson, du sel et d'autres produits. Les Ding orientaux ne paient aucun tribut sur la production agricole considérée comme mineure et relevant du droit élémentaire de chacun à pouvoir se nourrir. C'est pour cette raison qu'on ne refuse à personne, même s'il est étranger, d'avoir son champ.

La deuxième catégorie des droits concerne ceux liés à la jachère (mpang). L'abattage de la forêt est une tâche rude, surtout avec une forêt primaire : il faut beaucoup plus d'énergie que pour défricher un recrû forestier. Il est, alors, normal que le premier défricheur ( ou ses ayants droit), se voit reconnaître des droits sur sa jachère. Ces droits consistent essentiellement à ce qu'il fasse son champ sur ce terrain quand il le veut, qu'il en donne l'usage à un tiers ou qu'il le lègue à ses descendants 1 .

La réalité de ces droits et de leur durée tiennent à la mémoire sociale. La longueur du cycle de reconstitution de la forêt expose à l'oubli : le droit s'éteint si la mémoire ne peut l'actualiser ou si un emplacement autrefois cultivé ne peut plus se distinguer de l'environnement forestier.

Chez les Ding orientaux, l'héritage était, entre autre, composé des différentes jachères ayant appartenu au défunt.

Le troisième groupe des droits sont ceux liés à l'usage de la brousse (nsia). Comme nous l'avions déjà indiqué, les Ding orientaux ne considèrent pas cette espèce d'écosystème comme un espace propice à l'agriculture. Là où existe une brousse, elle constitue un emplacement favorable à l'établissement du village, évitant ainsi à l'homme le pénible travail de défrichage de la forêt. Les règles de l'appropriation du gibier de brousse sont les mêmes que celles appliquées en jachère ou en forêt intacte. De même la cueillette et le ramassage, en ce lieu, ne sont pas soumis à l'obligation de donation d'une redevance à une tierce personne hiérarchique. Les gibiers capturés lors d'un feu de brousse sont partagés entre tous les participants, hommes, femmes et enfants. La brousse semble relever du domaine public, dans ce sens qu'elle est souvent le lieu où se tiennent les marchés, le lieu aussi de rassemblement pour le jeu de lutte traditionnel (Minkar), ou encore le lieu de l'épreuve du poison (kipom) et aussi, le lieu pour faire la guerre ou pour arbitrer un grand conflit entre deux communautés villageoises 1 .

La quatrième série des droits fonciers et la plus complexe reste celle liée aux activités cynégétiques.

Remarquons qu’ici, l'espace agricole et l'espace cynégétique se superposent. Les Ding peuvent chasser, sans restriction, dans un champ, une jachère, une brousse ou une forêt intacte.

Selon leurs convictions, les bêtes sauvages sont une propriété collective de la communauté des vivants ; celles-ci leur sont données par les ancêtres et les génies sylvestres. Ces ancêtres et ces génies communiquent par l'intermédiaire des anciens et des chefs investis et reconnus par l'ensemble de la société. Ces autorités, structurées suivant une hiérarchie complexe 2 , sont les gardiennes de règles séculaires de la bonne gestion du patrimoine animalier ; elles sont aussi garantes de la sécurité alimentaire du groupe. À ce titre, elles ont des droits à revendiquer sur chaque prélèvement qui s'opère sur le patrimoine dont elles ont la charge. N'importe quel membre de la communauté peut donc, en vertu du principe qui dit que « nul ne peut mourir de faim, chacun doit manger », dans la mesure de ses moyens, puiser parmi la variété qu'offre le monde animal.

Dans leurs vues cognitives, les Ding orientaux estiment que tous les animaux ne sont pas consommables et qu'ils n'ont pas nutritionnellement et socialement la même valeur. Ainsi, certains gibiers de chasse ou certains de leurs organes peuvent être destinés exclusivement aux hommes, aux femmes ou aux enfants, et d'autres consommés sans exclusive par tous les membres de la communauté. Ainsi, par exemple, est-il interdit aux femmes de consommer des animaux qui n'ont pas de sabots (ns'r to), à l'exception des singes. D'une manière générale, ces animaux sont des carnivores.

Tableau N°16 Principaux animaux nobles
ANIMAUX ORGANES A PAYER
Léopard Peau, dents, griffes, cuisses
Éléphant Pointe, cuisses, poils
Sanglier Cuisses, mâchoire inférieure
Phacochère Idem
Antilope Bongo Cuisses, peau
Buffle Queue, cuisses, dents
Gros pangolin Queue, cuisse, tête
Aigle Plumes, griffes, cuisse
Nkol (oiseau) Plumes rouges

(Sources: nos enquêtes sur terrain.)

Une autre division est aussi opérée entre les animaux dits « nobles » (ns'r kikn), dont certains organes doivent être livrés comme tribut aux différentes aristocraties, et les gibiers ordinaires que le chasseur doit partager, selon les règles bien précises, avec sa parenté, ses alliés et ses amis. Il y a ici un double niveau de droits liés à la qualité du gibier : les droits sur les animaux nobles et les droits sur les animaux non nobles.

Le grand chef « Munken » et sa sœur « Nkumukoor » reçoivent en tribut certains organes d'animaux nobles qu'ils vouent à la consommation ou qu'ils gardent comme trophée ou objet de prestige.

De tous ces animaux, le sanglier et le phacochère ont été les plus prisés par la noblesse à cause de la saveur de leur chair. À propos de ces deux animaux, le scheutiste Janssens note : « Comme tribut les hommes paient une partie du produit de la chasse, seulement de la viande d'un cochon, pas une autre viande, au chef » 1 .

La chasse étant la principale activité sociale, la terre est considérée comme un domaine de chasse. Le propriétaire foncier est un chef de chasse ou plutôt, comme le disent les ethnologues, un « chef de cuisse » 2 parce que son usufruit est constitué des cuisses de bêtes nobles tuées sur ses terres. Dans ce contexte, les contestations foncières portent plus sur des droits de chasse que sur les cultures.

Notes
2.

NICOLAÏ, H., Le Kwilu…, op.cit., p. 194.

3.

POURTIER, R., « La dialectique du vide. Densité de population et pratiques foncières en Afrique centrale forestière » in Politique Africaine, n° 21, (mars 1986), p. 15.

1.

POURTIER, A., « La dialectique du vide... », p. 12.

1.

Cf. supra.

2.

Nous analyserons la structure du pouvoir dans un autre paragraphe.

1.

JANSSENS, Historique de la Mission de Pangu…, op. cit.

2.

Dictionnaire d’ethnologie, p. 56.