3. 2. 5. L’élevage

Très peu d’auteurs du 19e siècle parlent explicitement de l’élevage chez les Ding orientaux. Mais une indication fournie par Wissmann atteste du commerce des poules et des chèvres dans la contrée 1 . Plus tard, les missionnaires de Pangu se plaindront de l'insuffisance de poules et de chèvres fournies par les Ding. Ils s'émerveilleront, par contre, du grand nombre des moutons et des chèvres qu'ils trouvent chez les Pende 2 .

Au terme de ce que nous avons écrit, nous pouvons penser qu'avant et même pendant la colonisation l'élevage était, de toutes les activités, celle qui n'avait pas encore trouvé sa vraie place dans la région forestière du Bas-Kasaï en général et chez les Ding orientaux en particulier. Pourrons-nous imputer cette carence au milieu physique forestier qui serait peu propice au développement de certaines espèces comme le cochon ou le mouton ? Il n'existe pas encore d'études qui aient abordé cette question. Mertens semble, en 1934, attribuer cette carence au mode de vie de ces populations qui est orienté vers la collecte des produits de la chasse (et de la pêche) :

‘On peut se demander quel but poursuivent les Badzing en pratiquant l'élevage. Ce n'est certes pas pour avoir une nourriture carnée plus stable. On ne les verra en effet jamais tuer pour leur propre consommation une chèvre ou un bouc qui leur appatient. Est-ce pour le vendre qu'ils s'adonnent à l'élevage de ces animaux ? C'est peu probable. Toute la nourriture carnée leur viendra de la forêt 3 . ’

S'il y a dans chaque village des Ding orientaux et même des Nzadi des chiens, des chèvres, des moutons (très rarement), des cochons ( dans les villages de brousse limitrophes des Mbuun), des poules, des canards et quelquefois des pigeons, ces animaux ne sont pas destinés en priorité à l'alimentation quotidienne ; ils représentent un capital et une provision pour résoudre des problèmes économiques et sociaux. Ainsi, par exemple, un membre de la famille vient-il de mourir, son enterrement exige le sacrifice d'un bouc : c'est dans le cheptel familial qu'il est prélevé.

Les Ding orientaux pratiquent un élevage dit de prestige, destiné aux achats de prestige, aux échanges matrimoniaux, aux exaltations solennelles, aux sacrifices et aux transactions judiciaires. Ils n'avaient pas besoin de multiplier ces moyens de paiement ; il fallait se limiter à l'essentiel étant donné que la nourriture carnée provenant de la chasse et de la pêche était suffisamment abondante. D'où, comme indiqué plus haut, le grand prestige social pour les deux dernières activités ainsi le mépris qu'affichaient les femmes vis-à-vis des animaux domestiques qu'elles refusaient de consommer. Pour la femme, la valeur d'un homme se mesurait par sa capacité de chasser et d'apporter le gibier au foyer et non d'avoir un nombreux cheptel.

Trois espèces d'animaux semblent avoir été traditionnellement élevés chez les Ding orientaux : la poule, le chien et la chèvre.

1° Chaque famille élève quelques poules et coqs qui sont très souvent recherchés pour faire venir tel guérisseur ou payer tel devin du coin, sollicité pour la santé de tel ou tel autre membre de la famille. Cette volaille intervient aussi dans plusieurs cérémonies, sacrifices et rites magiques et sorciers. Pour prendre, par exemple, possession d'un arbre qui sera plus tard son cercueil, on sacrifie un coq à son pied. Pour implorer les génies de la chasse ou de la pêche, les « maîtres » de ces domaines égorgent un coq et ils en rependent le sang à des endroits bien précis. Pour interroger les esprits des morts sur tel ou tel autre malheur, on égorge aussi un coq.

Il faudrait enfin signaler la symbolique liée à la couleur du coq. On raconte que pour s'initier à certains rites qui exigent le sacrifice d'un être humain, le maître d'initiation demande au néophyte de lui apporter une poule ou un coq blanc. Le blanc étant la couleur de la mort ; la poule ou le coq signifient, en langage symbolique, une femme ou un homme. On demandera, par exemple aussi, une poule ou un coq noir pour les rites qui consistent à donner un « supplément de vie ».

Le coq est aussi l'emblème de la confrérie des orthopédistes (banga ndun). Cette association regroupe tous ceux qui ont déjà subi une fracture et qui possèdent, en exclusivité, le pouvoir de soigner et de guérir les entorses et les fractures. Les membres de l'association « ndun » ne peuvent pas partager la chair du poulet avec les non-initiés.

2°Quant à la chèvre, son importance sociale était énorme et mériterait qu'on s'y arrête. Le Père De Deken démontre que la chèvre était de toutes les circonstances au Congo et dans le bassin du Kasaï. Il décrit une scène qui s'est passé à Mushie et qui aurait aussi pu se dérouler dans n'importe autre partie du bassin du Kasaï :

‘Au cours de nos transactions, quelques indigènes avaient remarqué le cheval de l'inspecteur, attaché – le cheval – dans l'entre-pont. Ahuris ces gens appelèrent les autres, amenant par le bras les plus timides. Ce furent alors des cris d'étonnement, des battement des mains, des claquements de lèvres, en présence de cette grande bête qui mangeait tranquillement l'herbe. Les uns la prennent pour un éléphant ou un hippo d'Europe. Non, c'est une grande chèvre, dit un autre, et les européens la mangeront. Pas un ne songe qu'on peut utiliser cette bête pour la monter parce que les chevaux, les bœufs, les ânes n'existent pas dans ces parages. Mais la chose dont ces moricauds se montraient le plus intrigués, c'était la queue de l'animal; ils la croyaient postiche. Pour les détromper, je pris la chose à deux mains et tirai de toutes mes forces. Ce furent alors, dans la bande grouillante, des rires touchant à l'épilepsie ; mais, malgré mon invitation, aucun n'osa m'imiter. Un chef offrit pourtant d'acheter l'animal moyennant quatre chèvres. La chèvre toujours la chèvre, c'est ici la seule monnaie courante pour le marché de quelque importance. Ces gens croient qu'avec leurs chèvres ils pourraient se procurer toutes les richesses de l'univers. L'un d'eux, ayant visité le Stanley, l'ayant vu manœuvrer machine en avant, machine en arrière, et courir sur le fleuve sans secours du vent ou des rames, demanda sérieusement au capitaine pour combien de chèvres il céderait son bateau 1 .’

L'enseignement tiré de ce texte est qu'en cette fin du 19e siècle, la chèvre est un important moyen de paiement. Elle est recherchée pour des transactions symboliques et de prestige : paiement de la dot, achat d'une concession ou d'un objet important comme une pirogue, un filet de chasse, un chien de chasse, etc., dédommagement d'une infraction judiciaire, réparation d'un crime de lèse-majesté ou d'adultère, contribution au deuil d'un parent ou d'un allié, etc.

Pour louer les services d'un individu ou d'un groupe d'individus, pour récompenser un devin qui a apporté un charme de protection au village ou un guérisseur qui a su sortir quelqu'un d'une grande maladie, c'est la chèvre qui est choisie.

La chèvre est encore aujourd'hui, un animal sacrificiel. Si quelqu'un est malade et si le devin décrète que c'est un défunt de la famille qui en est l'auteur, une chèvre sera immolée au cimetière pour réclamer la clémence de l'esprit malveillant. Lors des enterrements, on coupe la tête d'une chèvre et on en répand son sang sur la tombe. La cérémonie du retrait de deuil débute par le sacrifice d'une première chèvre sur la tombe du défunt : sa tête est coupée pour épandre son sang ; le reste de la viande retourne au village pour la fête.

La chèvre est tellement présente dans la culture qu'on peut penser qu'elle est, avec le chien, l'animal la plus anciennement domestiqué ici. Il est difficile, à l'état actuel de nos connaissances, de préciser la date de l'introduction de ces animaux dans le Bas-Kasaï; il nous manque, comme l'indique Vansina, des informations nécessaires. Ce que nous savons aujourd'hui, grâce aux différentes sources relatives au royaume Kongo et à la côte atlantique, c'est que la chèvre ainsi que le cochon et le mouton étaient parmi des produits d'exportation dans l'aire du commerce atlantique qui s'étendait jusqu'au pays des Ding orientaux 1 .

Notes
1.

Cf. supra

2.

JANSSENS, Notes sur la Mission de Mpangu

3.

MERTENS, Les Ba Dzing de la Kamtsha..., p.165-166.

1.

DE DEKEN, Deux ans au Congo..., p. 136-137.

1.

VANSINA, Sur les sentiers..., p. 273-281. Voir carte et légende, p.274-276. Dans la note n° 30 à la page 277 l'auteur donnent quelques indications sur sur la dissémination sur le contient. Les cochons venus d'Europe sont mentionnés pour la première fois sur le continent C. 1575 mais étaient déjà gardés sur Saõ Tomé c.1500. Les moutons précédèrent les Européens, mais se disséminèrent davantage au 18e et 19e siècles. Les canards furent introduits par les Européens bien après 1600.