2. 1. L'ESSENCE DU POUVOIR POLITIQUE

Pour permettre une bonne intelligence du système politique des Ding orientaux tel qu’il fonctionnait avant l’arrivée des colonisateurs et des missionnaires, il convient de comprendre d'abord la notion même de pouvoir telle qu'elle était pensée dans la tradition ancestrale.

Le concept de pouvoir politique se traduit par le terme « nkup » (nkub) ou « kikup » (kikub). Le sens originel de terme n’est pas facile à saisir. Le pouvoir est nommé par la racine « kup » chez les Ding (orientaux et occidentaux) et chez les Ngwi. Les Lele et les Wongo le traduisent par le mot « bukumu » tandis que les Mbuun disent « emfum ». Ndaywel indique que, chez les Ngwi, « la racine « kup » (kub) se retrouve dans plusieurs mots ayant trait au chef : Nkub est un pagne de peau finement découpée et porté autrefois par le chef ; Ndiekub est un terme signifiant « ami » ou « compagnon » et dont l’usage était réservé aux chefs » 1 . Chez les Mbuun nous avons noté le terme « Akub » qui signifie « vieux », « ancêtres » ou « anciens du clan ». Les Ding occidentaux emploient parfois le mot « Ikup » dans le sens « d’aîné » ou « d’ancien ». Ils disent par exemple « Mwan Ikup » pour désigner le premier enfant ; « Ikup ebal » signifie un homme mur, un ancien. Chez les Ding orientaux le terme « nkub » se trouve dans le même champ phonologique que « lakub »,placenta, « kikop », femme stérile, « Mulakup », nom propre de personne ou titre donné au premier fils né après l’élection du successeur présumé de « Munken » (Nsoa-Mwi) et « Lasinkup », nom propre de personne. Ndaywel estime qu’il faut lier la racine « kub » (kup) au mot « Ekopo » qui désigne également le pouvoir dans la plupart des dialectes Mongo de la région de l’équateur. « Ekopo » signifie aussi, selon Muller , « dépouille » ou « peau de léopard ». Le léopard, nous l’avons déjà indiqué, est, chez les Ding orientaux et tous leurs voisins, le symbole du pouvoir politique 1 .

Le pouvoir politique « nkup » (nkub) est perçu d’abord comme appartenant aux aînés (akub chez les Mbuun ; mwan ikup et ikup ebal chez les Ding occidentaux ; Mulakup chez les Ding orientaux). Ensuite, il est en rapport avec les anciens où plutôt les « ancêtres » (akub, chez les Mbuun). Enfin, il est analogiquement lié à l’activité cynégétique symbolisée par le léopard, maître chasseur par excellence.

Le chef, c’est-à-dire celui qui est investi de « nkub » semble avoir été originellement l’aîné des chasseurs ou, plus prosaïquement, le premier (primus) des chasseurs. Il est assimilé au léopard (et/ou à l’aigle) parce que celui-ci est, de tous les carnassiers de la forêt, le chasseur par excellence ; il possède des qualités attendues d’un « maître » ou « guide » de chasse : il jouit d’une grande autorité (qualité qui permet au maître de maintenir un certain ordre parmi ses gens), il inspire la crainte surtout lorsqu’il rugit (le chef est censé posséder le charme nommé « nkwar » : dès qu’il prend la parole, la crainte s’empare de son auditoire qui se tait), il sait se dissimuler pour attaquer sa proie le moment venu ( l’expert chasseur, c’est celui qui sait se dissimuler au bon endroit pour attendre le gibier), il transcende sa propre espèce parce qu’il se nourrit d’elle, il se démarque ainsi de tous les autres animaux ( le chef a le droit de vie et de mort sur ses administrés, il est enterré avec les esclaves vivants, etc).

La redondance entre « nkup » (kikup), pouvoir, et « lakup », placenta, n’est pas simplement phonologique, il y a ici une analogie symbolique entre le pouvoir et la maternité. Le chef de famille, de clan ou de la nation est le premier responsable de la fécondité de ses filles ( on s’adresse d’abord à l’oncle maternel, chef de famille, lorsqu’une des nièces a des problèmes de fertilité ), mais plus encore, il est responsable de la fécondité de la forêt, c’est-à-dire de l’abondance des gibiers. Comme la femme qui, en engendrant, assure la postérité et pérennise la société, et le pouvoir, dans son exercice, doit féconder les forêts pour nourrir les générations présentes et futures et garantir, de cette manière, le devenir de la société.

Dans la pratique, le sang issu des premières menstrues des jeunes pubères, les avortons, les morts-nés ou les placentas sont souvent objet de manipulation non seulement pour la fabrication de certains charmes propres aux chefs, mais surtout dans la confection de nombreux charmes de chasse. Chez les Ding orientaux, le charme de chasse appelé « Niang » se trouve en rapport direct avec la maternité. Une femme chez qui on a prélevé, à son insu bien entendu, le sang des premières menstrues pour la fabrication de ce charme, ne peut pas avoir d’enfants soit qu’elle ne voit plus ses règles soit qu’elle avorte chaque fois qu’elle tombe enceinte. Quant au chasseur muni de ce charme, il attire et tue beaucoup de gibiers. Le chef, notamment Munken, se situe aussi dans ce registre, il est censé attirer de nombreux gibiers dans les forêts qu’il contrôle.

Le pouvoir (nkup) n’est ni un objet ni un fait, mais il est un esprit qui continue à exister même quand il y a personne pour l’exercer. L’expression que les Ding orientaux utilisent pour dire « prendre le pouvoir » ou « monter au trône » explique bien cette idée d’un « pouvoir-esprit ». Pour exprimer cette réalité, ils disent « ubial nkup » (littéralement : devenir malade du pouvoir), c’est-à-dire être habité par le pouvoir, être possédé par le pouvoir. Le pouvoir vient, en quelque sorte, habiter la personne qui le prend. Le chef évolue dans le même univers que le magicien, les sorciers, les esprits des morts, les membres des associations sécrètes, les jumeaux, les albinos et peut-être aussi les nains 1 Aussi le successeur présumé doit-il prendre un temps d'initiation pour apprendre à vivre avec « l’esprit-pouvoir », à l’utiliser et surtout à connaître les arcanes du « monde de nuit ». Chaque esprit-pouvoir a son mode d’emploi spécifique indispensable à respecter afin qu’il produise les effets escomptés. L’esprit-pouvoir actualisé par le titre « Munken » oblige, par exemple, celui qu’il habite à manger en réclusion ou à se faire enterrer avec neuf esclaves, etc.

L’esprit-pouvoir est aussi lié aux ancêtres qui constituent son fondement et son origine ; ce sont eux, principalement qui l’ont dompté. À l’origine de chaque pouvoir, se trouve un esprit de la nature prétendu dompté par un clan ou un groupe social. Ce clan ou ce groupe social continue, par un rituel particulier, à l'entretenir. Cet esprit est autonome, il est doté d’un nom propre et des insignes spécifiques. Il est, en fait, objet d’un culte : le chef qui l'actualise est le pontife et la case nobiliaire où ses symboles sont placés est le sanctuaire. Sacrifier à « l’esprit-pouvoir » ou lui rendre un culte se dit « ulamn »(c’est-à-dire invoquer, implorer).

Comme les esprits de la nature sont hiérarchisés, les « esprits-pouvoirs » sont aussi classifiés suivant leur degré de puissance. C’est ce qui explique, comme nous le verrons plus loin, la hiérarchisation des titres prestigieux (positions-names) chez les Ding orientaux. Ndaywel fait judicieusement remarquer l’anachronisme qui consiste à juger les unités politiques traditionnelles selon les critères modernes de démographie et d’étendues territoriales ; hier, dit-il, « c’était le dynamisme de chaque pouvoir qui déterminaient sa place parmi tous les autres pouvoirs » 1 . Ainsi, chez le Ding orientaux, l’esprit-pouvoir le plus puissant et le plus dynamique est celui détenu par le clan « Ntshum » et actualisé, pour les hommes, par le titre de « Munken » et pour les femmes, par le titre de « Nkumukor ». Tous les autres pouvoirs lui sont subordonnés. L’esprit-pouvoir du clan Ntshum est un esprit supérieur qui contrôle plusieurs esprits inférieurs.

Notes
1.

NDAYWEL, Organisation sociale…, op.cit., p. 152.

1.

NDAYWEL, Organisation sociale…, op.cit., p. 153.

1.

Nkay, op.cit., pp.70-92.

1.

NDAYWEL, Organisation Sociale..., op.cit., p. 156.