2. 2. LES STRUCTURES POLITIQUES

Dans la tradition des Ding orientaux le pouvoir politique s’échelonnait à trois niveaux que nous pouvons imparfaitement traduire par le village ( waa), la chefferie de terre (umen) et la principauté (mung).

2. 2. 1. Le village

Un dictionnaire de la langue française, en l’occurrence le Petit Robert, définit le village comme « une agglomération rurale, un groupe d’habitations assez importantes pour avoir une vie propre » 2 . Cette définition convient à la situation en occident et en Afrique contemporaine, mais elle ne correspond pas exactement à la réalité ancienne en Afrique équatoriale où le village était la seule et unique unité d’habitation. Il n’existait pas de villes  3 ; il est donc impossible de considérer le village comme une agglomération rurale en opposition à l’habitat urbain. C’est dans le cadre villageois que se déroulait toute l’activité sociale. Les Ding orientaux ont trois mots distincts pour désigner trois espèces de village : « Ipam » pour un hameau de quelques habitants, « Waa » pour un village ordinaire de taille normale et « musiang » pour la capitale.

En se référant aux écrits des ethnographes du 19e siècle, Vansina indique que « le village était de taille variable avec une moyenne à peine supérieure à 100 habitants » 1 . Le témoignage de Wissmann, chez les Ding orientaux, confirme les impressions de Vansina :« un village érigé de manière régulière en forme rectangulaire comptait environ quatre-vingt cases qui se trouvaient en cinq lignes rangées tout près les unes après les autres. Le style de la case était le même chez les deux tribus (Bashilele et Badinga) : tracé long, toit de feuilles et petites portes » 2 . L’explorateur allemand écrit encore : « Un village (Ngung) installé sous forme d’un angle droit régulier. Il compte environ 80 cases qui se dressaient les unes à côté des autres en cinq longues rangées » 3 Delcommune écrit : « Apercevant enfin un village plus populeux, nous nous arrêtons avec espoir de nous procurer des vivres autres que la viande. Situé sur la rive gauche, il se compose de vingt trois huttes disséminées à la lisière d’un bois » 4 .

Chaque village porte un nom propre. Un inventaire plus ou moins aléatoire de ces toponymes – indiqué dans le tableau à la page suivante, - montre que les noms de plusieurs villages équivalent au nom d’un clan qui y habitent. Pour nous, le clan donateur du nom serait le fondateur du village. Il semble bien, qu’à l’origine, chaque village ait été monoclanique et que c’est par le jeu des alliances matrimoniales et de la virilocalité que les villages sont devenus pluriclaniques.

Tableau N°17 Clans et villages des Ding orientaux
CLANS VILLAGES
1. Mbeo (Mbel) Mbeo
Mbel, Mbele Mukor (Laba), Mbele-Lubwe
2. Iben Iben la Makwo
Iben la Nkowel
3. Nsong Nsong Ntor
Nsong Nsaa
Nsong Piopio
4. Mpwum Mpwuum (C.K.)
Mpwuum Wa Nsol
Mpwuum Lakm
Mpwuum Laken la kpa
Mpwuum Ibay
5. Nsim Nsim Kadima
Nsim Ntshyon
Nsim Nie-nie
Nsim Bwala Mbongo
Nsim Ngulungu
Laba Nsim, Nsim Bawongo
6. Ndung Ndung
7. Nsampar Nsampar
8. Ntshyon Ntshyon
9. Mukong Mukong
10. Nkil Nkil

(Source : Nkay, Mémoire de licence)

Chaque village est divisé en quartiers et chaque quartier abrite un « lignage » 1 ou plutôt l’unité sociale que les Ding orientaux désignent par les termes « mudib », « igyer » ou « m’n mu nzo » 2 . Les quartiers sont séparés entre eux par un terrain vague, sorte de no man’s land marquant la frontière entre les « lignages ».

C’est, au sein du quartier, qu’apparaît la première autorité politique, l’aîné des oncles maternels. Les Ding orientaux lui donnent le titre de « nga wa » (celui à qui appartient le village). Ce personnage est d’une grande importance au sein de son lignage et dans le rapport avec l’ensemble du clan et le village. Au sein du lignage, il est le « chef ». C’est lui qui connaît les limites du domaine foncier sur lequel le lignage a des droits sur les jachères. C’est lui qui perçoit et garde les sommes versées pour les dots des nièces et les petites filles (batuil). À ce titre il concocte les mariages des neveux. C’est chez lui qu’on apporte les dépouilles des gibiers tués par les membres du lignage et il en effectue le partage d’après les règles déjà évoquées. C’est par lui que les dépouilles des animaux nobles parviennent aux autorités qui en ont droit. Il est aux « premières loges » lorsque se pose un problème de maladie ou de mort dans son lignage. Il doit alors prendre l’initiative d’aller consulter le devin et c’est chez lui que sera apporté le « kaolin qui annonce la mort » (mpiam kpa). Il préside le rituel funéraire du lignage : libation, sacrifice sanglant, incantation, etc. C’est lui qui protège ses « sœurs » et « leurs enfants » (nièces et neveux).

Enfin, À ce titre, il va chercher à se prémunir des charmes pour protéger les siens contre les attaques extérieures, et parfois, aussi pour accroître son autorité et son emprise à l’intérieur. Lui seul avait, autrefois, le droit de vie et de mort sur un neveu indocile qu’il pouvait vendre comme esclave. Pour ces raisons, le « nga wa » est souvent accusé de sorcellerie.

En règle générale, il y a dans chaque village plusieurs lignages du même clan ou de clans différents, même si, à certains endroits, village et lignage clanique se confondent.

Le village est dirigé par le « nga wa » du lignage dominant du clan fondateur. Il est assisté par les autres chefs des lignages constituant ainsi son conseil.

Le chef du village porte le titre de « nkum wa » ; il reçoit aussi une partie de la chasse en signe de reconnaissance de son statut de maître du domaine car, le village est une unité territoriale possédant un domaine de chasse protégé par le chef contre les étrangers. Enfin, il veille sur son village en plaçant des charmes communautaires de défense et de bien-être et ce, en particulier, à l'encontre des ennemis extérieurs. C'est aussi lui qui invite le féticheur à faire le rite de purification du village (munkyar).

Lorsque le site d’un village, devient vieux, que les sorciers ne sont plus contrôlés malgré les visites répétées de l’anti-sorcier, que la nourriture se fait rare, il se dit que le village est « gâté » (wa ma bia), il n’y a plus de tranquillité (ka polo bo), alors il se désagrège. Ses lignages constituants quittent leur emplacement pour un autre, un nouveau village naît de ce nouveau groupement des lignages. Le chef fait fabriquer un nouveau charme protecteur pour le nouveau village. L’ancien village abandonné prend le nom de « igyum ». Les rapports avec l’ancien site ne sont cependant pas rompus. Les droits territoriaux demeurent et les gens y retournent pour récolter dans des plantes pérennes qu’ils avaient laissées et, aussi, pour enterrer les morts.

Même situé dans un environnement ethnique similaire, il n’existe pas deux villages qui se ressemblent. Chaque village a sa physionomie propre façonnée par un foisonnement de réseaux et de structures différenciées. Il est autonome, sinon indépendant par rapport aux autres. Économiquement, il vit presque en autarcie, surtout en matière alimentaire exploitant son domaine foncier pour l’agriculture, la chasse, la pêche et la cueillette. Sur le plan militaire, chaque village assure lui-même sa défense et, d’ailleurs, ce que nous pouvons considérer aujourd’hui comme étant des guerres, n’étaient que les conflits entre villages. Ils étaient souvent limités à des attaques surprises contre un village de l’ethnie voisine pour le rapt de jeunes filles ou des jeunes gens, pour venger un meurtre, razzier le bétail, réparer un vol, régler un litige foncier. Dans la plupart des cas, le vainqueur mettait le feu au village vaincu.

Le pouvoir du chef du village comporte deux dimensions : a dimension diurne et la dimension nocturne.

1)Le pouvoir de jour est celui qu’il exerce au vu et au su de tout le monde lorsqu’il convoque une palabre pour arbitrer un litige entre deux personnes, deux familles, deux clans, etc.

Si le chef du village convoque la palabre, ce n’est pas lui qui juge. Il y a des personnes préposées à cela, ce sont les « ntian » (arbitres, juges). Être juge (ntian) est un honneur pour le lignage et le clan parce que ce personnage est censé maîtriser non seulement la jurisprudence mais aussi toute la sagesse et l’histoire ancestrale (Ns’m). Les Ding orientaux accordent au juge un respect certain. Celui-ci n’est pas lié à son village. En fonction de sa renommée, il peut être invité à tel ou tel autre village, sollicité pour arbitrer une palabre qui oppose deux clans, deux villages, etc. Parfois le grand chef « Munken » le convoque pour siéger dans une affaire de haute importance concernant l’ensemble de son peuple. Il intervient aussi dans les marchandages pour l’achat ou la vente des produits de grande valeur ( exemple : une chèvre, une pirogue, une plantation, etc.). Il est souvent invité pour les affaires matrimoniales (dot, adultère, divorce, etc.). Il est aussi à l’œuvre dans les palabres relatives aux décès et à leurs suites ( héritage, veuvages, etc.). Comme le proclame un dicton : « tant que les hommes seront les hommes le juge (ntian) ne chômera pas ».

Pour être au courant de ce qui se passe dans son village, le chef s’entoure d’une autre catégorie de personnage que les Ding orientaux nomment « nsey » 1 . Ils sont les yeux et les oreilles du chef. Les juges (ntian), les surveillants (nsey ) ainsi que les chefs des lignages (nga wa) forment, avec le chef, le conseil visible du village. Ils exercent le pouvoir diurne.

2) Mais la bonne gouvernance du village nécessite aussi un commerce permanent avec le monde des morts, des esprits et des génies. Parce qu’il a été initié et qu’il a « quatre yeux », le chef forme, avec les sorciers, les guérisseurs, les féticheurs et les membres des sociétés ésotériques, un autre conseil de gouvernement pour traiter dans affaires relatives au monde de l’invisible. C’est ici que s’exerce le pouvoir de nuit. C’est à ce niveau que se décide, par exemple, la convocation d’un anti-sorcier pour la purification du village, l’empoisonnement d’un individu nuisible à la société villageoise, le sacrifice pour obtenir que les ancêtres bénissent la forêt ou les récoltes, etc.

Cette face du gouvernement du village est toujours gardée secrète. Il a ainsi longtemps échappé aux missionnaires et aux ethnographes. Aucun missionnaire ne témoigne, par exemple de l’existence des cases nobiliaires sensées abriter les génies de la chasse et les objets sacrés. D’ailleurs très peu de missionnaires étaient intéressés par ces genres de curiosités qui, d’après eux, relevaient des superstitions. Et même s’ils s’y étaient intéressés, aucun villageois, fût-il fervent chrétien, ne leur aurait livré une bonne information.

Notes
2.

Petit Robert Illustré, éd. 2000, p. 1505, col. 1.

3.

Dans la plupart des langues du bassin du Congo, le mot « ville » n’a pas d’équivalent. À l’époque coloniale, pour dire ville ou cité, les locuteurs du lingala employaient la périphrase « mboka ya mundele » (le village du blanc) ou le mot « belge » transformé en « belze » (village des belges). Les jésuites du Kwango ont traduit le terme « ville » par le mot kikongo « mbanza ». Cette traduction est incorrecte. « Mbanza » ne signifie pas ville mais plutôt le village où habitent le grand chef (roi ou empereur), c’est-à-dire la capitale. Le « mbanza » des Kongo équivaut à « musumba » chez les Lunda et à « Mushenge, mosenge, musiang, etc » chez les Kuba, Lele, Ding, Mbuun, etc. [ cf. Vansina, Probing…, p. 363.]

1.

VANSINA, Sur les sentiers..., op.cit., p. 96.

2.

WISSMAN, cité par VAN BULCK, Les Badzing dans nos sources de littérature ethnologique, dans Congo, II, 3, 1934, p. 305.

3.

Von Wissmann cité par Van Bulck., "Les Badzing dans nos sources…", p. 305.

4.

DELCOMMUNE, Vingt années…, p. 251

1.

Le terme de lignage est employé ici dans le sens où l’entend MAQUET, Africanité traditionnelle et moderne, p. 56. Il s’agit d’un cercle familial regroupant les individus qui, au sein d’un même clan, se reconnaissent issus d’une souche commune et peuvent retracer, avec précision, leurs liens d’ascendance.

2.

Cette réalité équivaut plus ou moins à ce que VANSINA désigne par le terme « Maison » : cf. Sur les sentiers…, op. cit., p. 92-96.

1.

Le mot « nsey » vient du verbe « Usey » qui signifie surveiller.