6.1. MAGIE ET SORCELLERIE

Pour les Ding orientaux, le sorcier est un personnage, homme ou femme, possédant un pouvoir maléfique qui le pousse à nuire, à détruire ou à tuer. Ce personnage, les Ding orientaux l’appellent « muloë ». La sorcellerie est l’ensemble des activités mauvaises du sorcier. Il y a une sorcellerie « innée » qui se transmet souvent dans une même lignée, de l’oncle au neveu ou du père au fils. La sorcellerie liée aux charmes - censés procurer à leurs détenteurs des pouvoirs magiques – est la plus courante ; c’est cette deuxième catégorie de sorcellerie que les Ding orientaux désignent par le terme « mukpoë ». S’initier à cette sorcellerie ou prendre la magie se dit « ugyan mukpoë ».

La magie relève de la triade savoir, pouvoir et technique de caractère occulte 1 . Elle est l'apanage de certaines personnes leur permettant de soumettre à leur volonté les forces de la nature, le monde de nuit, voire Dieu lui-même. La magie recourt à des moyens apparemment sans commune mesure avec les effets escomptés ; par exemple, des formules incantatoires pour faire pleuvoir, une parole pour transformer un morceau de bois en gibier. Chez les Ding orientaux magie et sorcellerie vont de paire ; pour posséder un pouvoir magique, il faut sacrifier, pensent-ils, une ou des personnes. Ce sont, en fait, les esprits (nsib) de ces morts qui se mettent au service de l’initié et qui l’aident à réaliser les prodiges attendus. Ce n’est pas le chasseur qui transforme un morceau de bois en gibier, mais c’est l’esprit du sacrifié qui agit. Des sorciers opèrent dans le but d’acquérir, d’entretenir ou de protéger un pouvoir magique les aidant à réaliser les choses extraordinaires. Par exemple, un chasseur, cherchant à tuer beaucoup de gibier, va acquérir le charme « niang » et pour le rendre efficient, il faudra l’entretenir en lui sacrifiant régulièrement des avortons ; pour en obtenir le chasseur (sorcier) jettera un sortilège à une jeune femme de sa famille pour provoquer une fausse couche chaque fois qu’elle sera enceinte.

Les sacrifices humains (kibva) perpétrés pour conserver le pouvoir politique ou pour acquérir la richesse, le prestige social ou le savoir des blancs 2 procèdent de la même catégorie de sorcellerie.

D’autres sorciers sont ceux qui agissent par envie et jalousie. Ils tuent parce que les autres ont le succès qu’ils aimeraient avoir, le pouvoir qu’ils aimeraient exercer et la prospérité qu’ils désireraient connaître.

Les Ding orientaux croient que les meurtres par sorcellerie sont fréquents et ils soupçonnent la sorcellerie d'être la cause de chaque décès. Vansina estime que dans la tradition ancestrale des Bantu, « la sorcellerie incorporait la notion du mal absolu, malveillant et tenait que le pur mal était toujours le travail des humains et seulement des humains. Un corollaire à cette croyance était qu’il ne fallait jamais devenir une source d’envie : il ne fallait pas se singulariser et toujours partager. En somme, l’idéologie de la sorcellerie présupposait une idéologie de l’égalité et de la coopération […] » 1 .

La détection des sorciers est le domaine des devins (ngang nga tii). Consulter le devin se dit « okya utii ».

Prenons un exemple : suite à une mort liée à un accident ou à une maladie, après concertation, les proches décident d’aller voir le devin. Celui-ci désigne l’origine du mal. La mort peut avoir diverses origines : l'intervention d'un sorcier ; une malédiction ; la transgression d’une règle sociale ( tels l’inceste, l’infidélité, assassinat, etc.) ; le mécontentement d’un être disparu (non-respect d’un testament), de l’appel d’un ancêtre mort (un enfant meurt suite à la privation de son vrai nom), l’acquisition d’un charme par un membre de la famille ; la rencontre d’un mauvais esprit, etc. S’il s’agit d’un cas d’envoûtement (ensorcellement) ou de malédiction, le devin en désigne l’auteur. Une fois, revenus au village, les émissaires convoquent la famille et restituent les déclarations du devin. Le présumé coupable est nommé. S’il reconnaît sa culpabilité, il paye les dommages et intérêts (umpogn). Dans le cas contraire, la famille consulte un deuxième, puis un troisième devin. Si le verdict est identique et que le présumé coupable continue à nier, c'est alors l’oracle du poison. L’accusé boit le poison (kipom) 2 . S’il est innocent, il le vomit ; dans le cas contraire, il montre des signes d’empoisonnement à la vue desquels les spectateurs le lynchent. Dans la plupart des cas son corps est brûlé afin d’annihiler son esprit ancestral. Dans le cas où l’accusé aurait vomi le poison et où il est innocenté, ses accusateurs lui payent des dommages et intérêts et ils vont chez un autre devin pour trouver la cause de la mort de leur parent.

On consulte le devin pour plusieurs autres situations conflictuelles (maladie, vol, adultère, etc.). Ici aussi, on procède, en dernier ressort, par des ordalies pour confirmer ou infirmer la sentence du devin.

Les devins utilisent les rêves, les charmes, les oracles et parfois la transe. L'usage des charmes est le plus fréquent. Selon leur mode opératoire, il y a distinction entre le « Ngang Kisoko », le « Ngang Mbuaam », le « Ngang Ikong » et le « Ngang Munkyar ».

- Le « Ngang Kisoko » utilise un fil lié à un tronc d’arbre ou un poteau de bois descendant jusqu’au sol. Le fil passe à travers une petite boule. Le devin fait monter et descendre la petite boule le long du fil tendu. Ce mouvement est accompagné de commentaires. Ces derniers consistent à imaginer le motif de la consultation du « Ngang » et à chercher la réponse à l’énigme. Le devin fait monter au plus haut la boule et la descente s’accompagne des questions de la part du devin. L’arrêt de la boule le long de son trajet correspond à une explication du malheur évoqué par le devin.

Prenons un exemple. Léon Mbele va consulter un « Ngang Kisoko ». Le devin installe son matériel et commence sa divination. Il fait monter la boule et agite le fil. Il pose la première question : pourquoi cet homme est-il venu me voir ? Il laisse descendre doucement la boule en suggérant un certain nombre de réponses : pour vol ? pour maladie ? pour mort ? Si la boule s’arrête au milieu du fil lorsqu’il dit « pour vol ». Il conclut que Léon Mbele est venu le voir pour cas de vol. Il continue son opération pour déterminer l’objet volé, les circonstances du vol et le coupable. À la fin, il construit un discours cohérent qui établit le verdict énonçant l’objet de la consultation, les circonstances du délit et le coupable 1 .

- Le « Ngang Mbuaam » jouit d’une plus grande considération parce que son pouvoir est d’ordre magique. Il l’acquiert après une longue initiation couronnée par un sacrifice humain qui rend sa voyance efficace. En se mettant au travail, il invoque les esprits ; dans ses mains, il tient une coquille et un instrument de musique « mudzee ». Il prend du kaolin de la coquille, le frotte aux narines afin de percevoir l'affaire présentée par ses clients.

- Le « Ngang Ikong » 1 possède, lui aussi, des pouvoirs magiques. Il obtient son charme après avoir sacrifié un être humain. Il opère avec une marmite(mfwe) remplie d’eau claire. En présence de ses clients, il récite une incantation, et l’image du coupable apparaît dans l’eau comme dans un miroir. Les clients voient à l’œil nu l’auteur de leur malheur. Alors, le devin leur demande s’il faut exécuter le malfaiteur ou l’épargner pour une palabre au village. Au cas où ils optent pour la première option, l’augure « tue » avec une lance (ikong) l’ombre du coupable apparue dans l’eau. Le liquide se transforme en sang. La marmite est détruite et au même moment l’incriminé est atteint d’un mal qui le conduit inéluctablement à la mort.

- Le « Ngang Munkyar » 1 jouit d’une très grande notoriété. Les particuliers ne le consultent pas. Il est invité par la communauté villageoise pour procéder au rite de purification du village (munkyar) et à la confection d’un charme de protection (nkin). Il opère par la transe, la danse et l’accomplissement des prodiges (tels marcher à travers les flammes sans se brûler, marcher sur les eaux, etc.). Il expurge le village de ses sorciers et des mauvais esprit, auteurs de la mort et de la désolation. Cette cérémonie qui se déroule occasionnellement, peut-être une fois par décennie, a un caractère spectaculaire ; elle est censée réconcilier le village avec lui-même et lui apporter la tranquillité.

Notes
1.

Lire BUAKASA, T.K.M., L’impensé du discours. « Kindoki » et « nkisi » en pays kongo du Zaïre, F.C.K., Kinshasa, 1980, p. 29-30 ; HEBGA, Sorcellerie, chimère dangereuse ?..., op.cit., p.12.

2.

À l’époque coloniale, les premières personnes qui exerçaient par exemple, les fonctions importantes dans le commerce (magasinier) ou dans l’administration (commis), puisqu’elles savaient lire et écrire et possédaient les biens matériels des blancs (vélo, phonographe, etc.), étaient régulièrement accusées de sorcellerie par les membres de leurs familles. C’est dans cette optique qu’il faudrait placer, nous le développerons plus loin, les accusations portées contre les séminaristes qui tuent leurs parents ou leurs proches pour être ordonnés prêtres.

1.

VANSINA, Sur les sentiers…, op.cit., p. 123.

2.

Un missionnaire décrit une séance de l'oracle du poison: « Les anciens le (l’accusé) conduisent dans une clairière solitaire, où tant d’autres ont trouvé une mort ignominieuse. Tous en cercle autour du patient, ils lui font avaler une dose de poison déterminée. Bientôt l’effet se produit, concluant pour la vie ou la mort. S’il vomit de telle façon, il est sauvé ; son innocence éclate aux yeux de tous, à la honte du devin. C’est qu’alors l’accusé avait le Conseil pour lui et que les anciens n’avaient donné qu’une dose légère. Si au contraire la victime meurt, ou vomit d’une autre façon, c’est qu’elle est coupable. Pratiquement, ce sont les hommes du Conseil qui dosent le poison, qui sauvent l’accusé ou l’exécutent ». (M.M.I., février 1940, p. 34-35.)

1.

« L’Ikok est, écrit Nizet, une boule creuse, fruit évidé cueilli dans la forêt. Cette boule contient une terre blanche, la kindale, par laquelle l’esprit donne la réponse à toutes les questions du sorcier. Quelqu’un souffre-t-il et veut-il savoir son mal ? Il s’assied devant le sorcier sans rien dire, c’est à lui de trouver. Le devin, évoquant l’esprit, enfile l’ikok sur une cordelette enduite de terre blanche. Une extrémité de ce cordon est fixée à un arbre, l’autre dans la main gauche. De la main droite le sorcier lance l’ikok le long du cordon et lui dit :

-Si c’est le mal de tête, reste en haut, si c’est… si c’est…

-Si c’est grave, viens en bas.

-Si le malade doit mourir, reste en haut…

Le mal une fois connu et la gravité bien déterminée, le devin cherche à savoir si le mal est dû à un sortilège et quel est le nom du coupable. Il suit le même procédé ». (M.M.I., février, 1940, p. 33)

1.

« Emmenant son client dans la solitude austère d’une secrète clairière, le sorcier s’arrête devant une terrine, il siffle dans une corne d’antilope pour évoquer son génie dont il attend assistance et lumière. Bientôt il se penche sur la terrine, y plonge un regard perçant. Son visage s’illumine de joie, s’assombrit d’indignation et s’allume de colère selon l’oracle saisi dans ce liquide magique. Puis il rend ses oracles heureux ou malheureux ; il fulmine de terribles sentences s’il est question de maléfice. Dans ce cas, le client demande parfois au devin de frapper le jeteur de sort. Le devin prend une flèche, en frappe l’eau avec de sinistres imprécations, d’implacables malédictions. L’eau devient couleur de sang. C’est certain que le coupable est frappé à mort, au même instant, en quelque lieu qu’il soit… »(M.M.I., février 1940, p. 33. )

1.

Idem, p. 34. Telle qu’elle est décrite ici, cette cérémonie n’est pas celle d’une accusation publique. Nizet la confond avec la cérémonie de la purification du village que les Ding orientaux appellent « munkyar ». Elle met en scène un devin réputé qui vient en quelque sorte « exorciser » le village et les débarrasser, pour un temps, de ses « sorciers ». D’autres clients demandent au devin de venir lui-même dans le village du coupable, de le démasquer devant l’assemblée. Si le devin y consent, il se revêt de peaux de bêtes, de léopard surtout ; il se coiffe d’une peau de singe à longs poils blancs et noirs, se trace autour des yeux deux gros traits circulaires, le corps bigarré de lignes blanches, aux genoux et aux chevilles des grappes de fruits secs et vides qui grelottent bruyamment. Il est horrible à faire frémir, terrible à faire reculer le plus brave des profanes. C’est dans cet apparat qu’il s’en va au village, fredonnant des mots bizarres, ne saluant personne. Sur place, il se livre à une danse impressionnante, silencieuse, affolante pour tous, car on sait qu’une sentence de mort va suivre cette ronde diabolique. Instantanément tous les vivants du village sont venus tremblants, apeurés, les regards tendus, tous silencieux, tous émus… Qui sera perdu ? Qui ? La danse se ralentit, les yeux perçants cherchent quelqu’un, ces yeux enflammés se posent, durs comme une lame, sur le coupable, il est perdu. Tout le clan sait maintenant… et dire qu’on ne savait pas !