1. 1. 1. Le chapelet et la dévotion mariale

Tous ceux qui ont côtoyé les chrétiens de Pangu reconnaissent leur grande dévotion à la Vierge Marie. La manifestation externe de cette dévotion est la récitation quotidienne et presque ritualisée du chapelet en ciluba. Ndaywel se souvient de son grand-père égrainant son chapelet au coin de sa case, à des moments précis de la journée, le regard toujours fixé vers la même direction et avec des gestes plus ou moins mécaniques 1 .

À Pangu, les témoins m’ont affirmé que ces prières quotidiennes se disaient le regard tourné vers l’est ( vers où le soleil se lève) 2 . Ce culte de Marie s’appuie sur un objet matériel, le chapelet, qui, en lui-même, a une valeur intrinsèque. Il n’est pas seulement objet de piété, mais il est porté comme pendentif et il est aussi brandi pour se protéger contre les mauvais esprits et les sortilèges. La récitation du chapelet aide à la conversion des païens, à avoir des enfants et à se protéger contre « les ennemis du salut ».

La dévotion mariale et cet usage quasi « magique » du chapelet sont connus et sont entretenus par des missionnaires de Scheut eux-mêmes.

Le Père Van Houtte décrit les vertus bienfaisantes du chapelet et du culte de Marie. Il indique d’abord comment l’invocation de Marie l’a aidé à obtenir de baptiser un mourant qui, au départ, n’était pas prêt à se convertir. Il écrit :

‘L’année dernière, étant en route pour Ekongo, à trois journées d’ici, j’appris d’un catéchiste qu’il avait entrepris depuis plusieurs jours un malade, mais qu’il avait été écarté coup sur coup. L’obstacle était là, près de la couche funèbre, en chair et en os, sous la forme d’une femme qui n’était pas une épouse. Je fis moi-même une démarche, qui fut aussi sans succès. Je rentrai chez moi pour invoquer Marie. Le soir, nouvelle démarche. Je montrai le crucifix au malade, qui se montre bien disposé à entendre mes instructions. Il consentit à mettre l’intruse poliment dehors et accepta les mesures que je lui prescrivis pour éviter le retour vers son passé. Il fut baptisé et, dès le lendemain matin, on vint m’annoncer son décès 1 .’

Ensuite, la Vierge Marie donne aussi des enfants aux femmes qui la supplient. Le même Père Van Houtte confirme cette déclaration : « Bien des femmes mariées depuis des années, sont venues me demander ce qu’elles pourraient bien faire pour avoir des enfants. Ma réponse est stéréotypée : « Chaque soir, avec votre mari, priez ensemble la Ste Vierge. Une dizaine de votre chapelet suffit comme prière quotidienne ; mais surtout persévérez et ne perdez pas confiance. Si c’est pour votre bien, la bonne Mère vous exaucera ».

J’en connais qui, après quinze et vingt ans de mariage, n’avaient pas d’enfants et se regardaient comme stériles, et furent finalement récompensées de leur persévérance à réciter journellement leur dizaine de chapelet » 2 .

Van Houtte indique, enfin, que chez les chrétiens, la récitation du chapelet fait partie de l’ordre du jour : « Dans les villages chrétiens aussi bien qu’aux postes de mission, la plupart de nos gens récitent journellement le chapelet, partie à la messe à la suite des prières du matin, partie l'après-midi à l’appel du tam-tam pour la reprise du travail. Ceux qui habitent trop loin et ne peuvent venir à la chapelle récitent généralement le chapelet chez eux, et suivent d’un jour à l’autre les mystères du rosaire » 3 .

Van Houtte conclut : « Un chapelet, une médaille de la Ste Vierge et un scapulaire, voilà les trois armes de tout chrétien noir contre les ennemis du salut. Ce lui sont des objets de réelle dévotion ; à son lever et avant de se coucher, il ne manquera pas de réciter trois Ave Maria. Sa confiance en la protection de Marie est à cent coudées au-dessus de la confiance des fétichistes dans la force aveugle de leurs amulettes » 1 .

Nous nous demandons si cette confiance à la protection de Marie n’est pas simplement la substitution de la foi en la protection des amulettes ? En d’autres termes, le chapelet, la médaille de la Ste Vierge et le scapulaire ne sont-ils pas des « amulettes des Blancs » ?

En tout cas, un autre Scheutiste du Kasaï, le Père De Brandt indique que les débris du chapelet sont recherchés par les « sorciers » pour la fabrication des pilules pour soigner diverses maladies : « Nos chrétiens de toute tribu tiennent tant à leur chapelet, que les sorciers tâchent maintenant d’en acheter quelques débris à n’importe quel prix, pour les réduire en poudre et en faire des pilules contre diverses maladies » 2 .

De Brandt montre aussi que la récitation de l’Ave Maria répond au besoin de se protéger. Il écrit : « En cas de danger, par exemple quand le tonnerre menace, le nègre récite l’Ave Maria à haute voix. S’ils sont en nombre, ils chantent parfois un cantique à Marie […]. En beaucoup d’endroit, vers huit ou neuf heures du soir, les catéchistes donnent le coup de clairon, qui met les chrétiens à genoux dans toutes les cases, pour la récitation en commun des trois Ave Maria » 3 .

Les Scheutistes du Kasaï ont transmis une grande dévotion mariale à leurs chrétiens. Ceux-ci l’ont intégrée dans leur registre symbolique et cultuel. Ainsi, se comprend l’attachement des chrétiens de Pangu à la récitation de l’Ave Maria en ciluba et l’importance qu’ils accordent au chapelet comme objet de dévotion.

Les Jésuites ont continué à promouvoir la dévotion mariale ; la récitation du chapelet est restée la forme de prière la plus communément partagée. À Ipamu, à l’heure de l’angélus toutes les activités s’arrêtaient pour ce court instant de prière. Dans la concurrence avec les protestants, les missionnaires catholiques présentent le chapelet comme le signe qui marque la différence.

Pour les gens de cette époque, le chapelet est considéré comme un « charme » pour les chrétiens. Il est censé leur procurer la force, s’ils se battent contre un païen ; il les défend contre les sorciers et il les protège contre les ennemis. Dans certains cantiques destinés à la Vierge Marie, le chapelet est encore aujourd’hui présenté comme l’arme du chrétien, l’instrument qui défend contre les attaques ennemies, le tam-tam qui raisonne partout, dans les moments de joie et de peine 1 , etc.

Selon un petit fascicule intitulé « Construire une Église zaïroise authentique » 2 et d’après les témoins que nous avons interrogés, le chapelet a aussi servi d’ordalie : il était placé par terre et le présumé coupable devait l’enjamber. Si l’accusé était réellement fautif, il attrapait une diarrhée sanglante pouvant le conduire à la mort. Il y a ici des similitudes qui font penser à l’oracle du poison.

Notes
1.

Entretien à bâton rompu, Stains près de Paris, lundi 20 juin 2005.

2.

Enquêtes réalisées à Pangu en septembre 2003. Ces affirmations corroborent celles faites par André Kapinga à Mbeo en 1996.Ces témoins disent aussi que les chrétiens de Pangu avaient l’habitude de ranger leurs morts dans le sens est-ouest. La tête du défunt était placée à l’ouest de telle sorte que son regard soit fixé vers l’est. À la question de savoir pourquoi une telle pratique, nous n’avons obtenu aucune réponse précise. Une seule personne parmi nos interlocuteurs nous a dit que l’est était la provenance des missionnaires.

1.

VAN HOUTTE, J., « La dévotion mariale au Kasaï » in MCCP., 1921, p. 204.

2.

VAN HOUTTE, « Dévotion mariale… », p. 204.

3.

Idem, p. 204.

1.

Idem, p. 205.

2.

De BRANDT, P., « Le culte de Marie au Kasaï » in MCCP., 1921, p. 205.

3.

De BRANDT, P., « Le culte de Marie au Kasaï » …, p. 206.

1.

Un cantique lingala dont le titre est « Mama Mari, merci mama » et très populaire au Congo, attribue au chapelet les qualificatifs que nous venons d'énumérer.

2.

Centre pastoral d'Idiofa, Construire une Église zaïroise authentique, 1975, p. 34.