1. 3. 1. La maladie

Pour l'autochtone, la maladie, qui parfois conduit à la mort, est un épiphénomène, manifestation d'un désordre plus profond. Elle apparaît tantôt comme une sanction résultant d'une faute ou de la transgression d'un code social, tantôt comme l'annonce d'un message d'outre-tombe, tantôt comme une malédiction, tantôt comme un mauvais sort jeté par un sorcier malveillant, tantôt comme une conjugaison négative des forces de la nature. Aussi, avant de soigner les signes extérieurs du mal, c'est-à-dire la maladie, il faut d'abord s'attaquer à la racine; et c'est le devin qui sait dire où se trouve la racine, la cause profonde. D'où la nécessité de le consulter en premier avant d'aller voir la Sœur infirmière.

Les Sœurs et les Pères d'Ipamu se plaignent constamment que « leurs Noirs » n'apportent les malades au dispensaire de la mission « qu’à la toute dernière extrémité, après avoir épuisé tous les remèdes du village » 1 .

Emmener un malade au dispensaire, n’est que l’aboutissement d’un long processus engagé depuis le jour où la maladie s’est déclarée. Le dispensaire est la dernière étape que les proches du malade abordent après avoir épuisé toutes les solutions proposées par la tradition ancestrale. L'histoire suivante illustre le peu d'enthousiasme des Ding orientaux pour la médecine des Blancs :

‘Au retour d’un voyage en brousse, un des Pères nous avait parlé d’un homme malade au village : il aurait voulu le faire transporter à la Mission, mais les gens du village s’y refusaient, sous divers prétextes. Aussi nous disions-nous que Thomas Mupe n’arriverait jamais, sauf à la toute dernière extrémité, après avoir épuisé tous les remèdes du village.’ ‘Un jour, cependant, nous voyons s’approcher deux hommes, porteurs d’un hamac dans lequel gît une forme humaine. Une femme les suit, portant un bambin à califourchon sur la hanche. Ils viennent droit au dispensaire et, sans rien dire, - ce qui fait présager un cas grave, - ils déposent doucement leur charge sur le sol. ’ ‘De la couverture formant le hamac de dégage un long corps squelettique. Les yeux fermés, enfoncés dans leurs orbites, s’ouvrent lentement : agrandis par la souffrance, ils regardent d’un air las, mais suppliant. La bouche tuméfiée est entrouverte : serait-ce le siège du mal ? […] Cet homme c’est Thomas Mupe, l’homme dont nous a parlé le Père. ’ ‘Je pose alors la question : « Mais pourquoi n’avez-vous pas obéi et n’êtes-vous pas venu tout de suite ? Ne voyez-vous pas qu’il est très, très malade ?… » Les pauvres gens baissent la tête en silence 1 .’

Les autochtones n’ont recours à la médecine des Pères et des Sœurs que si la procédure indiquée par la tradition arrive à son terme et que si l’impuissance de leurs propres thérapeutiques est avérée. Même lorsqu'il a été décidé de conduire le malade à l'hôpital, la confiance à la « médecine des ancêtres » ne s'émousse pas. Quelques fois, le guérisseur du village accompagne son patient jusqu'à l'hôpital et il lui prodigue ses soins en alternance avec ceux proposés par les Blancs. Évoquons encore un cas relaté par Sœur Josèphe-Marie:

‘La petite Véronique est moins bien qu’hier, le possible et le risqué ont été faits. J’ai été bien mortifiée de voir accroupi près de l’enfant un vieux sorcier horrible qui m’a regardé de travers et je le lui ai bien rendu. Sans rien dire, j’ai repoussé du pied son potiquet où trempaient des paquets d’herbes et j’ai délié les pouces et les orteils de l’enfant attachés avec des brins d’herbe sèche ; un même lien au cou ; de la terre rouge et de la poussière dans les cheveux. Beau fétiche ! Belles amulettes ! Le sorcier déménage et je n’en suis pas fâchée ! Pauvre petite ! Dieu sait comment on la traite quand je m’en vais ! Si nous l’avions chez nous, librement, peut-être la sauverions-nous ; car nous gagnons déjà du temps. Mais les parents veulent l’emporter à leur village, pour la sorcellerie probablement. On ne peut s’y opposer, elle est baptisée ; si elle part, Dieu aura son âme 2 .’

Pour le missionnaire européen toute cette longue procédure, ce recours au devin et ces médicaments du « vieux sorcier » sont assimilés à l'idolâtrie et aux superstitions dangereuses ; les convertis ne doivent pas les pratiquer.

Cette prohibition pouvait-elle être respectée dans la réalité ? Que faisait le chrétien lorsqu'il était lui-même malade ou lorsqu'un membre de sa famille (ou son clan) souffrait ? Ici encore, le converti devait négocier avec « la croix et la chèvre ».

Généralement, quand le chrétien lui-même était malade, il laissait faire toutes les démarches par son entourage. Celui-ci s'arrangeait pour aller consulter le devin et faire venir un guérisseur . Si par ces moyens le chrétien obtenait la guérison, il n'avait plus besoin d'aller chez les missionnaires. Dans le cas contraire, il était acheminé à la mission. L'entourage espérait, qu'à cause de la foi (religion) qu'il partageait avec eux, les Pères ou les Sœurs feraient quelque chose pour lui. Si, à l'hôpital, la situation ne s'arrangeait pas, le malade revenait au village et les procédures traditionnelles continuaient.

La situation du converti devenait intenable, si l’un de ses proches était malade. Dans cette perspective, deux scénarios pouvaient être envisagés :

- Si l'affection concernait son propre enfant, il pouvait s'en sortir en laissant la responsabilité d'aller consulter le devin et d'inviter le guérisseur aux « frères de sa femme » (les oncles) qui, d'après la tradition, étaient les vrais pères sociaux du rejeton. Dans ce cas, son image de chrétien restait sauve.

- Si, à cause de sa foi, le géniteur ne désirait pas que le devin et le guérisseur s'occupent du sort de son enfant et s’il s’entêtait, par exemple, à conduire son rejeton à l’hôpital, malgré la pression de son entourage; il n'avait la tranquillité que si l'issue de la maladie était heureuse. Au cas où l’enfant venait à mourir, le converti subissait le courroux des oncles qui pouvaient l'accuser de sorcellerie.

La situation du chrétien était encore plus compliquée, lorsque la maladie touchait son neveu ou sa nièce. Ici, c'est lui, l'oncle, qui devait prendre ses responsabilités. Souvent, sous la pression de ses sœurs, il entreprenait d'aller voir le devin. S'il déclinait cette proposition et, en raison de sa foi, décidait de conduire le malade à l'hôpital des Blancs, son audace pouvait mal tourner si l'enfant n'obtenait pas la guérison. Dans cette pire hypothèse, les membres de son clan l'accusaient de sorcellerie.

Comme nous pouvons le constater, devant la maladie et les moyens d'obtenir la guérison, le chrétien était, à tout moment, sommé de prendre position pour ou contre la tradition ancestrale. Quand il était au village, au milieu de nombreux païens et loin du regard du missionnaire, il avait tendance à faire comme tout le monde. Il ne voyait pas en quoi cela gênerait Dieu, si le sorcier qui avait fait du mal à son enfant ou à son neveu était dénoncé et obligé de retirer son sort pour le grand bien du malade. Le Dieu dont parlait les missionnaires, ne voulait-il pas du bien à tout le monde ? N'était-il pas contre les sorciers qui ne vivent qu'à faire du mal ? Le chrétien naviguait entre les eaux et négociait avec la tradition et le christianisme selon les opportunités.

Notes
1.

Une Sœur de Sainte Marie, « Merci, Ma Sœur » in Messager de Marie Immaculée, mai 1936, p. 111.

1.

Une Sœur de Sainte Marie, « Merci, Ma Sœur »…, p. 111-112.

2.

DSSFS, septembre 1929, Mwilambongo.