1. 3. 3. La sorcellerie

Nous ne pouvons pas parler de la maladie et de la mort sans faire allusion à la sorcellerie qui est leur corollaire.

Comme nous l'avons déjà indiqué, la croyance à la sorcellerie est un des piliers de la vie religieuse des populations de l'Afrique subsaharienne. Elle a posé problème aux missionnaires européens depuis la première évangélisation. Les capucins et les autres protagonistes de l'évangélisation de l'ancien royaume du Kongo évoque cette croyance comme une difficulté majeure à la conversion 1 .

La question de la sorcellerie préoccupait grandement l'État colonial ainsi que les missionnaires de la deuxième évangélisation. Parmi les raisons qui amenaient l'autorité coloniale à reléguer certains individus, nous avons noté la sorcellerie (ou fétichisme). Citons à titre d'exemple un cas glané, au hasard, dans les archives : « Alodja alias Balodja, féticheur du village Lokede, chefferie Dipinga, race Ikela, territoire Loto, relégué à Lubefu par arrêté du commissaire de district du Sankuru du 12 août 1916. Ce féticheur par l'exercice de sa puissance occulte provoquait du désordre dans la communauté indigène où il vivait »1. Dans plusieurs procès-verbaux des tribunaux indigènes, les affaires de sorcellerie sont reprises et les condamnations prononcées. Du côté missionnaire, la question est présente dans toute la littérature depuis l'installation des Scheutistes au Congo jusqu'à la fin de la période missionnaire. Le problème était tellement sérieux qu'il a été inscrit à l'ordre du jour de la 14e semaine de Missiologie de Louvain, en 1936. Le thème exact de cette semaine était « La sorcellerie dans les pays de Mission ».

Deux missionnaires du Congo avaient pris la parole : le Père Dufonteny et Mgr Cuvelier, Vicaire Apostolique de Matadi.

Mgr. Cuvelier avait dans son exposé défini la sorcellerie de la manière suivante:

‘La sorcellerie dont il est ici question est le kindoki, forme de la sorcellerie exercée par le ndoki, l'ensorceleur, le sorcier, le maléficier, le jeteur de mauvais sort, l'auteur de sortilèges. [...] Le ndoki pratique la magie noire en captant pour le mal les influences du monde invisible. Il est distinct du nganga. Celui-ci est le docteur indigène, le médecin, l'homme aux remèdes, le devin, l'exorciste, le détecteur des ensorceleurs selon la spécialité dans laquelle il s'est engagé 2 . ’

Au cours de cette même semaine de missiologie, la Société d'études juridiques du Katanga avait fait l'honneur de consulter les congressistes sur un projet de législation pénale en matière de sorcellerie et de superstitions. Ce projet avait été réprouvé par l'assemblée qui jugeait inopportune l'ingérence de l'État dans un domaine si contesté 3 . Il est impressionnant de lire dans le compte-rendu final de la Semaine, l'article consacré à la recension des écrits traitant de cette question de sorcellerie. Dieu seul sait combien ils étaient nombreux ! La sorcellerie était donc un problème important pour les missionnaires et leurs missionnés.

Il était difficile aux missionnaires de convaincre leurs convertis de l'inanité de la sorcellerie d'autant plus que les Évangiles étaient remplis des récits de guérisons des possédés, des démons expulsés et des plusieurs autres miracles. Ces épisodes se situaient dans la même logique que la magie et la sorcellerie. Les missionnaires eux-mêmes pratiquaient l'exorcisme, distribuaient des médailles, des croix, de l'eau bénite contre les sorciers ; ils bénissaient les maisons et les tombes. Parfois, le soir, les chrétiens les voyaient se promener, avec leurs bréviaires, au cimetière sans avoir peur des morts. À l'hôpital ou dans tel village, ils avaient, par le baptême ou le sacrement des malades, guéri et arraché de la mort tel malade que tous croyaient perdu. Dans tel autre village, ils avaient détruit les fétiches et, avec leurs catéchistes, ils avaient frappé un sorcier sans en mourir. Tous les témoins interrogés, s'accordent à dire que les missionnaires, qu'ils soient de Pangu ou d'Ipamu, avaient un pouvoir surnaturel. Leur personnage indiquait qu'ils avaient des accointances avec le monde de nuit : la couleur de leur peau, leur barbe, leur costume, leur soutane, leur casque, leur ceinture ou leur cordon, tous les objets de leur liturgie, le fait qu'il ne se mariait pas, etc. Comme l'indique Lucien Laverdière, « le missionnaire est assimilé au féticheur, à un super-sorcier, à un démiurge, à une sorte de génie terrible et mystérieux qui se transforme en fantôme la nuit pour converser avec les morts et les esprits » 1 .

Vu sous ce regard, la présence et l'action du missionnaire constituaient une preuve de l'existence de la sorcellerie ; pour les autochtones, l'importance de la religion du missionnaire résidait dans le fait qu'elle offrait, grâce à la prière, aux sacrements et aux sacramentaux, de nouveaux moyens, de nouveaux charmes, pour se défendre contre les sorciers et les esprits malfaisants.

Chaque fois que les missionnaires ne répondaient pas à ce besoin urgent de lutte contre la sorcellerie, l'enthousiasme pour leur « Dieu » diminuait et les gens remettaient en selle les recettes traditionnelles de cette lutte. Dans la tête de tous les autochtones, la sorcellerie n'est jamais complètement vaincue. Elle resurgit à tout moment et exige une vigilance permanente. D'où la nécessité de renouveler les charmes et d'avoir des nouveaux cultes anti-sorciers. Certains ont compris la religion du missionnaire sous cet angle.

Notes
1.

Les lettres et les rapports envoyés à la Propagande par les capucins entre 1645 et 1656 révèlent curieusement que les missionnaires de la première et de la deuxième évangélisation ont affrontés les mêmes résistances culturelles :

1°Ignorance de ce peuple inapte à recevoir l'instruction, et, par conséquent, le recrutement des prêtres indigènes devient fort difficile. C'est cependant une condition primordiale de succès, vu l'impossibilité d'alimenter, sans cesse, la mission par des missionnaires européens;

2° Danses obscènes dont ce peuple est très friand. Les missionnaires avaient fini par obtenir leur suppression, mais les chanoines ont insisté pour qu'elles fussent exécutées en certaines circonstances;

3°L'immoralité fréquente à cause de la multiplicité des esclaves qui sont à la merci de leurs maîtres;

4° La polygamie et toutes les misères qui l'accompagnent;

5° L'influence des féticheurs, combattue vigoureusement par les missionnaires;

6° Défiance manifestée par quelques chefs indigènes à l'égard de la foi, parce qu'ils craignent que l'introduction de la religion ne serve de prélude à la domination des Blancs. [...]

9° Il (le roi) ne poursuit pas assez sévèrement les sorciers ou les féticheurs; [...]

11° Les chrétiens blancs ne se conduisent pas, loin de là, suivant les règles de la morale chrétienne. [...], etc.

Lire De JONGHE et SIMAR, « Lettres et rapports envoyés à la Propagande par les capucins entre 1645 et 1656 » in Revue Congolaise, 1948, p.

1.

Relégations dans le district de Sankuru, AIMO, II. p. 2. f.1., AMBAE-AAF, Bruxelles.

2.

Cuvelier, « La sorcellerie appelée Kindoki » dans La sorcellerie dans les pays de Mission..., op.cit., p. 89.

3.

« Un projet de répression légale de la sorcellerie » dans La sorcellerie dans les pays de Mission..., op.cit., pp. 207-232.

1.

LAVERDRIÈRE, L., L'Africain et le missionnaire. (L'image du missionnaire dans la littérature africaine d'expression française) Essaie de sociologie littéraire, Bellarmin , Saint-Laurent, Montréal, 1987, p. 536.