3. 1. 3. L’errance et les métamorphoses du Lukoshi

Carte 15, L'expansion du Lukoshi/Lupambula
Carte 15, L'expansion du Lukoshi/Lupambula

(source : J. Vansina, Lukoshi/Lupambula … p. )

La variante du Lukoshi introduite par les Lele chez les Ding orientaux en 1931 comportait la construction d’une case adossée à une grande maison du village et entourée d’un enclos où l’on plantait du maïs, du manioc, des arachides. Struyf écrit :

‘En soi-même, le Lukoshi est une petite construction carrée, adossée à une hutte indigène. Pour symboliser la force du « nkisi » qui y réside, on le bâtit avec des essences forestières très solides, inattaquables aux coléoptères. Les poutres sont reliées par de solides lianes entrelacées. Le toit est construit avec une sorte d’herbe des marais, très dure et résistante à la pluie. Une petite ouverture, au ras du sol, permet d’introduire à l’intérieur les diverses offrandes : calebasses, flèches, plumes d’oiseaux, ossements des bêtes tuées à la chasse, petits sachets contenant du « nkula » (poudre de bois rouge), du « mpemba » (terre blanche), etc. ’ ‘Cette hutte est elle-même entourée d’un mur bâti avec les mêmes essences forestières et, le Lukoshi étant aussi protecteur des cultures, on plante dans l’enclos ainsi formé, du maïs, du manioc et des arachides 1 .’

Vansina explique que la culture du maïs, du manioc et des arachides dans l’enclos du Lukoshi serait un élément imaginé par les Lele ou par les Kuba, chez qui ces jardinets appelés « jardins de Dieu » existaient depuis toujours, il a été incorporé dans le culte pour symboliser le pouvoir du Lukoshi sur les cultures 2 .

La pratique d’introduire des offrandes de calebasses, de flèches, de plumes d’oiseaux, d’ossements de gibier, de sachets de tukula ou de kaolin serait peut-être en rapport avec l’offrande du gibier et donc avec la chasse. Dans sa description, Struyf parle aussi d’une amende à payer et d’une pièce de monnaie à jeter sur le toit de la case en cas de transgression d’un interdit lié au Lukoshi. Cette pratique qui est courante dans tous les cultes anciens, nous révèle que le Lukoshi s’est adapté à la modernité ambiante en incorporant la monnaie de type occidental dans son rituel et illustre le dynamisme interne du culte.

Carte 16 Extension du Lukoshi
Carte 16 Extension du Lukoshi

( source J.VansinaLukoshi / Lupambula…p. )

Lorsque le Lukoshi atteint les Ding de l’ouest, notamment ceux de la chefferie du chef Kandolo (Badinga de Kandolo), au début de l’année 1932, un nouvel élément apparaît : le serpent. Cet animal jouait le rôle de tuteur-protecteur et on le nourrissait de viande et de poisson. Vansina estime que les Ding de Kandolo auraient emprunté la vénération du serpent de leurs voisins Ngwi 1 . Ceux-ci, en effet, croyaient que leurs chefs pouvaient envoyer des serpents pour châtier les sorciers ou les villages ennemis. La croyance au serpent magique n’était pas propre aux Ngwi. Nous avons déjà montré l’existence du charme du serpent, ntwa, chez les Ding orientaux. Il n’est pas impossible que l’introduction du serpent dans le Lukoshi se soit opérée chez les Ding orientaux de la région de Kintshwa. Le rapport de L'administrateur Weekx semble confirmer cette hypothèse :

‘.J’avais chargé Monsieur l'agent territorial Van der Maesen d’entreprendre une enquête sur la secte du serpent chez les Badinga de la chefferie de Kandolo. Il est à remarquer que depuis l’introduction du lukusu en cette dernière chefferie le serpent figure parmi les attributs de la secte. Précisément les indigènes du village d’Ebiale sont allés chercher le buanga au village de Kintshua précité et en ont apporté le « serpent ». Cette constatation ne peut être sujette à doute. Voici d’ailleurs extrait d’un rapport que m’a fourni Monsieur l’Agent territorial Van der Maesen à ce sujet : « Par une coïncidence bizarre, en enlevant la case du chef Monkene (village Kintshua) nous avons trouvé dans un coin de cette case, sous un pot et endormie, une vipère trigonocéphale que j’ai fait tuer par les indigènes qui n’ont marqué aucune hésitation à faire ce que je leur demandais ». Il est à remarquer que le nommé Monkene, récemment décédé en relégation à Feshy, était un féticheur très réputé dans la région qui n’en était pas à ses premiers exploits 1 .’

À partir de 1932, dans les rapports des agents de l’État, la nouvelle version du Lukoshi, avec incorporation du serpent, prenait le nom de la secte du serpent (parlant). La majorité des Mbuun adhérèrent à ce culte rénové. Le jour de la libération venu, pensaient-ils, les ancêtres parleraient par la bouche des serpents. Ils gardaient des paniers contenant des vipères vivantes 2 .

Cette introduction du serpent allait modifier l’idéologie du culte. Le serpent du Lukoshi devait enfanter des messagers qui chasseraient les Blancs. En 1932-1933, cette idéologie devenait plus radicale : les balles des soldats se retourneraient contre eux, tandis que les messagers du serpent, les Djamaing, détruiraient tout vestige de l’État. Pourquoi le culte s’était-il ainsi radicalisé ?

Les adeptes du Lukoshi considéraient que l’ordre imposé par les Blancs constituait une disharmonie dans la société. Il devenait donc impérieux de se débarrasser de ces méchants Blancs (sorciers et magiciens) et de restaurer un monde nouveau où les ancêtres Noirs (devenus Blancs) reviendraient apporter tous les secrets des Blancs. D’où les déclarations suivantes : « Quand le Lukoshi aura été pris dans tout le Congo, quand les bêtes de forêt viendront dans les villages alors les Blancs devront partir » 3 ou «  tous les Européens, sauf le Pères, partiront. C’est Dieu, alias Satan, alias Lukusu, alias Nioka (serpent) qui les chassera. Si les Blancs résistent, il y aura la guerre. Et d’ailleurs si les « Blancs » ne partent pas, notre grand chef viendra nous chercher tous en auto – il circule d’ailleurs dans le pays dès maintenant dans sa voiture, mais il reste invisible – et il nous conduira à « Mukolungu », où nous retrouverons nos ancêtres devenus « blancs », riches, et qui partageront avec nous leurs richesses » 1 .

Qu’ils soient Ding ou Mbuun, les partisans de Lukoshi étaient convaincus de la vulnérabilité des Blancs . Deux événements majeurs nourrissaient cette conviction :

- Le crash, en 1930, près du village Bangende sur la route Dibaya-Idiofa, d’un avion avec à son bord trois aviateurs français. L’autorité avait fait arrêter plusieurs personnes au village Bangende. La rumeur circulait affirmant tantôt que ce sont les gens de Bangende qui auraient abattu l’avion avec leurs flèches, tantôt que l’avion se serait écrasé et que les « Blancs » n’étaient pas mort sur le coup, mais qu’ils auraient été achevés par les gens de Bangende qui auraient non seulement pillé l’engin, mais aussi, aurait prélevé quelques morceaux de chair qu’ils auraient consommés pour s ‘approprier leur force 2 .

- La révolte des Pende, le meurtre de Max Balot (1931) démontrait aussi qu’un « Blanc » pouvait être tué. La nouvelle de l’écrasement brutal de cette révolte, contrairement à ce croyaient les Européens, circulait partout chez les Ding et les Mbuun et alimentait le ressentiment de la population noire.

Tous ces événements se déroulaient dans un contexte économique morose 3 où la répression et les travaux forcés compliquaient encore l’existence et confortaient les adeptes de Lukoshi dans leur dessein d’instaurer un monde débarrassé des « sorciers » de tout genre.

Cette nouvelle version du Lukoshi, tout en se répandant chez des Ding, les Mbuun et les Pende, allait aussi faire le chemin de retour vers le pays des Lele puis des Kuba. Dans son errance, le Lukoshi s’enrichissait de plus belle.

Aux objets de culte, les Mbuun ajoutaient un certain nombre d’emblèmes guerriers, provenant probablement de Ngwata 1 et des outils de guerre traditionnels. Les autres objets traditionnels étaient la cloche de guerre, sans battant, peinte de rouge et de blanc, des couteaux, des lances, des plumes d’aigle. L'apport de Ngwata serait le drapeau et, sans doute, les bruiteurs (dinianga) pour les danseurs qui suivaient le drapeau.

Chez les Ding, pendant le rituel de l’absorption de la potion, le maître de cérémonie mettait le couteau « de guerre » à terre ; le candidat l’enjambait quatre fois, s’agenouillait devant l’arme et un dirigeant (mukumu) menaçait de lui trancher la tête ; puis on lui administrait la potion. Si le candidat ne suivait pas les prescriptions du culte, le couteau le tuerait 2 .

Chez les Mbuun, le mukumu menaçait le candidat avec le couteau, au moment où il se faufilait entre les lances dans la case du serpent pour y recevoir la potion : il feignait de le tuer en criant deux fois « je te tue ». Pendant le rituel, les lances étaient plantées en deux rangées devant la case du culte. Si l’impétrant en touchait une en se faufilant entre elles, il payait une amende. Les lances appartenaient aux « sentinelles » qui cherchaient ceux qui enfreignaient les interdits associés au culte : les sentinelles leur infligeaient alors des amendes 3 .

Sans doute le rôle principal des sentinelles était-il toujours de trouver et de chasser les sorciers, mais l’élément de lance était neuf pour les Mbuun, tout comme le couteau était une innovation chez les Ding : il s’agissait probablement d’un modèle réservé aux guérisseurs et qui devait revenir chez les Lele et les Kuba.

En 1933, une série de nouvelles prophéties allait transformer le Lukoshi en mouvement chiliastique. Le retour des ancêtres et le départ des Blancs coïncideraient avec une éclipse solaire. Celle-ci serait précédée de l’avènement du serpent langanda dont la venue serait annoncée par un chien tout noir qui circulerait dans les villages. On ne pourrait lui faire de mal et il parlerait aux hommes. Après le chien, mais sans doute avant le serpent, on verrait le ngwar, un homme fétiche, de petite taille, dont la tête, les avant-bras et les pieds seraient blancs et le corps, noir. En même temps apparaîtraient des poteries contenant le secret de la lutte pour la conquête de la « force » 1 . Toutes les nuits, les réunions avaient lieu près des cimetières chez les Mbuun et dans les villages des Ding orientaux limitrophes des Mbuun. En 1933, les gens avaient cessé de planter en attendant les ancêtres 2 . L’éclipse avait effectivement lieu le 10 août 1934, mais sans la réalisation des prophéties 3 .

Après l’arrestation et la relégation de plusieurs « meneurs » du Lukoshi dans le territoire de la Kamtsha-Lubwe, en 1934, les Mbuun et les Ding semblaient avoir abandonné le culte. Mais en réalité le Lukoshi restait bien implanté à l’ouest de la Loange et chez les Ding orientaux, son influence n’avait en fait reculé que légèrement. Il allait, pendant la deuxième guerre mondiale et les années qui suivront, à nouveau se métamorphoser pour prendre la forme de nouveaux cultes comme Kabengabenga, Lutaninu, Imanya, etc.

Notes
1.

STRUYF, « le Lukoshi »…, op. cit., p. 296.

2.

VANSINA, « Lukoshi/Lupambula… », op. cit., p. 64.

1.

VANSINA, « Lukoshi/Lupambula… », op. cit., p. 64.

1.

WEEKX, Lettre au commissaire de District, le 17 octobre 1933, AMBAE, AIMO/II.Q.5.a

2.

Le docteur BURETTE de Mikungu note : « Le samedi 19 ; le dimanche 20, les indigènes des villages de Nkwomo, Mikunguet Mossango les Mikungu m’ont apporté spontanément, suite à ma demande, 5 serpents vivants. Les indigènes des villages Punkulu-Ngongo, Motshunu et Banga-Banga m’ont aussi promis de m’apporter les serpents en leur possession. […] ; Je sais maintenant que presque tous les villages ont leur ou leurs serpents outre ceux déjà cités. Chez les Babunda : Ilomo, Ingungu, Impashi, Banga-Banga, Kalanganda, Pungu ; les villages Badinga en seraient pourvus dans presque leur totalité ; les chefs médaillés Kandolo et Katalay y auraient présidé […]. À citer également la participation des Balori et des Banguli. Il me revient que les chefs Yambenge et Monkene auraient également le lukusu » (Renseignement recueillis par le Dr Burette concernant les agitations indigènes et le fétichisme dans la région Bambunda Nord, octobre 1932, AMBAE, AIMO/II.Q.5.a)

3.

Déclaration des adeptes du Lukoshi chez les Lele, rapporté par le Lieutenant DANDOY dans WEECKX, Rapport sur la situation politique du territoire de la Kamtsha-Lubue ; Voyage du 29 novembre 1932 au 21 janvier 1933, AMBAE, AIMO/II.Q.5.a

1.

FICHER, Lettre informant l’administrateur WEEKX sur la secte du Serpent, Balaka, le 21 octobre 1932, AMBAE, AIMO/II.Q.5.a

2.

Cf. supra.

3.

Le contexte économique était celui de la Grande crise de 1929. L'économie fondée sur l'huile de palme subissait les effets de la dépression mondiale.

1.

La révolte des Pende en 1931 avait été aidée par la présence d'un culte appelé « tupelepele ». Celui-ci-ci promettait non seulement que les Européens allaient partir, et que les ancêtres allaient revenir avec des richesses, mais il donnait aussi le sentiment d'immunité en ajoutant un charme de guerre au culte, charme qui changerait les balles en eau. Dans la diffusion de ce charme de guerre, un certain Ngwata, d'origine lunda, qui se disait revenu d'Europe, aurait joué un rôle principal. Lorsque les Mbuun, voisins septentrionaux de Pende adoptèrent le lukoshi, ils y ajoutèrent des emblèmes guerriers utilisés autrefois dans le charme de Ngwata.

2.

WAUTERS, Note sur le Nkisi « Lukoï » ou le serpent qui parle, AMBAE-AAF, AIMO/II.Q.5.a, p. 2

3.

WAUTERS, Note sur le Nkisi « Lukoï » ou le serpent qui parle, AMBAE-AAF, AIMO/II.Q.5.a, p. 2

1.

VANSINA, « Lukoshi/lupambula... », op.cit., p. 65.

2.

Ces mêmes prophéties avaient à nouveau circulé en 1959 et 1960 à la veille de l'Indépendance du Congo (le 30 juin 1960).Lire RIBAUCOURT, Évêque d'une transition..., op.cit., p. 191.

3.

On se demande comment ils pouvaient prévoir cette éclipse. Cf. DE JONGHE, E., « Formations récentes de sociétés secrètes au Congo Belge », Africa, 1936, n° 1., p. 59-60.